Google This is a digital copy of a book thaï was prcscrvod for générations on library shelves before it was carefully scanned by Google as part of a project to make the world's bocks discoverablc online. It has survived long enough for the copyright to expire and the book to enter the public domain. A public domain book is one that was never subject to copyright or whose légal copyright term has expired. Whether a book is in the public domain may vary country to country. Public domain books are our gateways to the past, representing a wealth of history, culture and knowledge that's often difficult to discover. Marks, notations and other maiginalia présent in the original volume will appear in this file - a reminder of this book's long journcy from the publisher to a library and finally to you. Usage guidelines Google is proud to partner with libraries to digitize public domain materials and make them widely accessible. Public domain books belong to the public and we are merely their custodians. Nevertheless, this work is expensive, so in order to keep providing this resource, we hâve taken steps to prcvcnt abuse by commercial parties, including placing lechnical restrictions on automated querying. We also ask that you: + Make non-commercial use of the files We designed Google Book Search for use by individuals, and we request that you use thèse files for Personal, non-commercial purposes. + Refrain fivm automated querying Do nol send automated queries of any sort to Google's System: If you are conducting research on machine translation, optical character récognition or other areas where access to a laige amount of text is helpful, please contact us. We encourage the use of public domain materials for thèse purposes and may be able to help. + Maintain attributionTht GoogX'S "watermark" you see on each file is essential for informingpcoplcabout this project and helping them find additional materials through Google Book Search. Please do not remove it. + Keep it légal Whatever your use, remember that you are lesponsible for ensuring that what you are doing is légal. Do not assume that just because we believe a book is in the public domain for users in the United States, that the work is also in the public domain for users in other countiies. Whether a book is still in copyright varies from country to country, and we can'l offer guidance on whether any spécifie use of any spécifie book is allowed. Please do not assume that a book's appearance in Google Book Search means it can be used in any manner anywhere in the world. Copyright infringement liabili^ can be quite severe. About Google Book Search Google's mission is to organize the world's information and to make it universally accessible and useful. Google Book Search helps rcaders discover the world's books while helping authors and publishers reach new audiences. You can search through the full icxi of ihis book on the web at|http: //books. google .com/l Google A propos de ce livre Ceci est une copie numérique d'un ouvrage conservé depuis des générations dans les rayonnages d'une bibliothèque avant d'être numérisé avec précaution par Google dans le cadre d'un projet visant à permettre aux internautes de découvrir l'ensemble du patrimoine littéraire mondial en ligne. Ce livre étant relativement ancien, il n'est plus protégé par la loi sur les droits d'auteur et appartient à présent au domaine public. L'expression "appartenir au domaine public" signifie que le livre en question n'a jamais été soumis aux droits d'auteur ou que ses droits légaux sont arrivés à expiration. Les conditions requises pour qu'un livre tombe dans le domaine public peuvent varier d'un pays à l'autre. Les livres libres de droit sont autant de liens avec le passé. Ils sont les témoins de la richesse de notre histoire, de notre patrimoine culturel et de la connaissance humaine et sont trop souvent difficilement accessibles au public. Les notes de bas de page et autres annotations en maige du texte présentes dans le volume original sont reprises dans ce fichier, comme un souvenir du long chemin parcouru par l'ouvrage depuis la maison d'édition en passant par la bibliothèque pour finalement se retrouver entre vos mains. Consignes d'utilisation Google est fier de travailler en partenariat avec des bibliothèques à la numérisation des ouvrages apparienani au domaine public et de les rendre ainsi accessibles à tous. Ces livres sont en effet la propriété de tous et de toutes et nous sommes tout simplement les gardiens de ce patrimoine. Il s'agit toutefois d'un projet coûteux. Par conséquent et en vue de poursuivre la diffusion de ces ressources inépuisables, nous avons pris les dispositions nécessaires afin de prévenir les éventuels abus auxquels pourraient se livrer des sites marchands tiers, notamment en instaurant des contraintes techniques relatives aux requêtes automatisées. Nous vous demandons également de: + Ne pas utiliser les fichiers à des fins commerciales Nous avons conçu le programme Google Recherche de Livres à l'usage des particuliers. Nous vous demandons donc d'utiliser uniquement ces fichiers à des fins personnelles. Ils ne sauraient en effet être employés dans un quelconque but commercial. + Ne pas procéder à des requêtes automatisées N'envoyez aucune requête automatisée quelle qu'elle soit au système Google. Si vous effectuez des recherches concernant les logiciels de traduction, la reconnaissance optique de caractères ou tout autre domaine nécessitant de disposer d'importantes quantités de texte, n'hésitez pas à nous contacter Nous encourageons pour la réalisation de ce type de travaux l'utilisation des ouvrages et documents appartenant au domaine public et serions heureux de vous être utile. + Ne pas supprimer l'attribution Le filigrane Google contenu dans chaque fichier est indispensable pour informer les internautes de notre projet et leur permettre d'accéder à davantage de documents par l'intermédiaire du Programme Google Recherche de Livres. Ne le supprimez en aucun cas. + Rester dans la légalité Quelle que soit l'utilisation que vous comptez faire des fichiers, n'oubliez pas qu'il est de votre responsabilité de veiller à respecter la loi. Si un ouvrage appartient au domaine public américain, n'en déduisez pas pour autant qu'il en va de même dans les autres pays. La durée légale des droits d'auteur d'un livre varie d'un pays à l'autre. Nous ne sommes donc pas en mesure de répertorier les ouvrages dont l'utilisation est autorisée et ceux dont elle ne l'est pas. Ne croyez pas que le simple fait d'afficher un livre sur Google Recherche de Livres signifie que celui-ci peut être utilisé de quelque façon que ce soit dans le monde entier. La condamnation à laquelle vous vous exposeriez en cas de violation des droits d'auteur peut être sévère. A propos du service Google Recherche de Livres En favorisant la recherche et l'accès à un nombre croissant de livres disponibles dans de nombreuses langues, dont le français, Google souhaite contribuer à promouvoir la diversité culturelle grâce à Google Recherche de Livres. En effet, le Programme Google Recherche de Livres permet aux internautes de découvrir le patrimoine littéraire mondial, tout en aidant les auteurs et les éditeurs à élargir leur public. Vous pouvez effectuer des recherches en ligne dans le texte intégral de cet ouvrage à l'adressefhttp: //book s .google . coïrïl PHYSIOLOGIE DU GOUT f I PARIS. — TYPOGHAPlilË DE HENHi PLON 8. RUE GARANCIÈRE -r: JHÏ'l"U-EnC:E3 i;!:ii ' M ^SH 1 \i]' « 4 l.t I I) l Ni " V\i\ \î.l • 1^1» ■ ! •*« V \ W ï S I l!. ■ <■ Kl «. '. I litlt \il!!:s-hi'.| I II :;< >« !■ ' • . \ 1 V BRILLAT SAVARIN PHYSIOLOGIE DU GOUT D UNE NOTICE PAli AL1>. KARIl DESSINS DK BEHTALL PARIS FLRNE ET C", LIBRA[RES-Ë1)1TEI'RS l PHYSIOLOGIE DU GOUT ou MEDITATIONS DE GASTRONOMIE TRANSCENDANTE OUVRAGE THÉORIQUE, HISTORIQrE ET A l'oRDRE DU JOUR DÉDIÉ AUX GASTRONOMES PARISIENS PAR UN PROFESSEUR MEMBRE DE PLUSIEURS SOCIETES SAVANTES Dis- moi ce que tu manges, je te dirni qui tu C8. Aphorisme du professeur. MDCCCXXVI INTRODUCTION PAR ALPHONSE KARR. Il est une chose dont ou ue se défie pas asser, — c'est la grosse morale, la morale des livres et des prédicatem's ; cette morale qui met la vertu si haut qu'on se console facilement de n'y point atteindi'c, et en disant d'elle ce qu'un philosophe ancien disait du vice : Non licet omnibus adiré Corintimm. Aussi la plupart se contentent d'une imi- tation de cette vertu trop ardue, — et cette morale rébar- bative ne produit le plus souvent que des hypocrites. Un homme qui vendi'ait des casques, des cuirasses et des épces à la taille des héros d'Homère, casques à peine remplis par une citi'ouille ; cuirasses dont on ne toucherait pas les bords et qui seraient comme de petites chambres ; épées qu'on ne pourrait soulever , — vendrait sans aucun doute fort peu de ces armes, fussent-elles fournies par Vulcain et ciselées sur les propres dessins de Minerve. Le boulanger vous donnera pour quelques pièces de cuivre, ayant cours, le pain qu'il vous refusera pour des 1 2 INTKODLCTiON. médailles d'or à l'effigie de Titus. — Il ne faut commander aux hommes cpi'un labeur humain; il faut que la vraie morale admette les passions et les faiblesses ; — elle doit les émonder, les diriger, — mais elle ne les arrachera qu'en détruisant l'arbre. Puisque les iiiisseaux existent, il ne faut pas fermer les égouts. Certes, je n'ignore pas qu'on réserve toute son indulgence pour les passions qu'on a et qu'on n'en réserve pas pour les passions d' autrui; — je n'avais jamais parlé sans mépris de la gourmandise , jusqu'au moment où j'ai lu la Physiologie du Goût de Brillât-Savarin; j'avais vu dans la gourmandise la plus brutale , la plus égoïste , la plus bête des passions ; la lecture de Brillât-Savarin m'a rendu honteux de ne pas être gom*mand. En effet, quand on a vu tant d'esprit, de finesse, de gaieté, de philosophie chez un gourmand de profession, on regrette de ne pas avoir reçu de la nature les facultés nécessaires pour sentir et apprécier les plaisirs de la table ; — on s'estime afQigé d'une infirmité et de la privation d'un sens; — on se met au rang, — sinon des sourds et des aveugles, au moins de ceux qui ont l'oreille dure et la vue basse, et on envisage l'orgueil qu'on a manifesté de ne pas être gourmand, comme on envisage la sotte vanité des gens qui sont fiers d'avoir des lunettes d'or, et qui toisent avec dédain ceux qui n'ont pas de lunettes. N'avons-nous pas tous nos gourmandises? — Est-ce que je n'ai pas la gourmandise des couleurs et celle des parfums; — est-ce que je ne m'enivre pas de chèvrefeuille; — est-ce que je ne m'exalte pas à la vue des splendeurs du INTRODUCTION. 3 soleil couchant ; — est-ce que la musique me laisse toute la froideur de la raison ; — est-ce que sous ces impressions enivrantes , — semblable aux ivrognes qui trouvent les rues trop étroites, — il ne m'arrive pas de trouver trop étroites les voies humaines , les routes du possible , les chemins de la réalité? Je sais bien que la passion de la gourmandise a été parfois poussée un peu loin ; — mais quelle passion n'a pas ses excès? — Certes , l'empereur qui engraissait ses poissons avec de la chair d'esclaves qu'on jetait coupés en morceaux dans ses viviers, semblera toujours avoir dépassé les bornes peimises des plaisirs de la table; mais les gourmets romains qui reconnaissaient au goût les poissons pris à l'embouchure du Tibre de ceux pris entre deux ponts, et ne mangeaient pas les premiers; ceux qui rejetaient le foie d'une oie nourrie de figues sèches et n'admettaient que le foie de l'oie nourrie de figues fraîches, n'avaient rien de dangereux ni de rebutant; leur goût exercé ressemblait à l'oreille d'Habeneck, qui, dans un concert de deux cents instruments, rappelle à l'ordi'e une contre-basse qui appuie sur la corde avec l'index au lieu de se servir du pouce. Et sans aller chercher dans les plaisirs des autres sens des analogies plus ou moins justes, — n'avons-nous pas tous nos jouissances gastronomiques à nous rappeler? — . Puis-je, moi, me rappeler de sang-froid tous ces gigots à l'ail sur des haricots baignés dans le jus, que, pendant tant d'années , j'ai mangés une fois par semaine avec un ami que j'avais inventé et que je croyais avoir? — Est-ce que je puis , sans émotion , me souvenir de ces excellents ^ IMRODrCTlOX. dîners de navets crus pris dans les champs, avant d'aller le soir consacrer le prix d'un dîner plus luxueux au billet qui me permettait d'entrer dans un théâtre où je rencontrais de loin un refjard qui a si longtemps fait ma force et ma vie? Et qui donnera aux ananas, mangés dans des assiettes de Chine, la saveur qu'avaient les mûres des haies, quand j'avais dix-huit ans? Est-ce que nos pauvres pêcheurs des côtes de Normandie ne se réjouissent pas à l'avance de manger un homard ou des crevettes cuits dans l'eau de la mer, quand ils peuvent éviter les regards de la douane? — car le fisc défend de puiser de l'eau à la mer, et l'Océan est gardé par toute une armée d'hommes vêtus de vert qui vous ferait rejeter à la mer une cruche d'eau que vous auriez subrepticement puisée ; — cela épargnerait aux pauvres gens d'acheter du sel, et le sel est un impôt. Le naturel dans les livres a un charme qui consiste en ceci, qu'on croyait lire un livre et qu'on cause avec un homme. — Le livre de Brillât-Savarin joint au naturel le plus exquis la verve la plus soutenue, l'esprit le plus franc, l'atticisme le plus pur. — C'est un modèle de style simple sans vulgarité. La gourmandise n'est pas la goinfrerie. Brillât-Savarin fait entrer l'esprit, la bonne humeur et le bon goût dans les assaisonnements d'un bon diner. L'esprit qui n'est ou doit n'être que « la raison ornée et armée » est peu considéré en France, — parce qu'où prend pour de l'esprit certains exercices de mots pareils à ceux que font les jongleurs avec des boules. INTRODUCTION. 5 De même les goinfres et les ivrogues se sont réclamés indûment d'Anacréon, d'Ëpicm^e, et se sont placés sous lem* invocation sans les consulter. Anacréon, dans ses vers, recommande très-souvent de mettre de l'eau dans le vin , — et Epicure voulait de la noblesse dans le plaisir, et mettait le plaisir dans la veitu. Le ^Tai disciple d'Épicure compte pour le meilleur plat de son dîner — le pain cpi'il a envoyé à son voisin pauvre. — Tel autre vous dira avec les Allemands, en vous invitant à diner : u Un seul plat et un visage ami. » Brillât-Savarin dit : « Ceux qui s'indigèrent ou qui s'eni- vrent ne savent ni boire ni manger. » Je ne sais ce qu'il aurait dit des banquets politiques, qui ne faisaient que poindre de son temps , — festins où chacun sert un plat de sa façon, au moyen de phrases sonores parce qu elles sont creuses, — et où on s'occupe du gouvernement du pays à la fin du dîner, — c'est-à-dire dans une situation de corps et d'esprit où aucun de ces législateurs en goguette ne se permettrait de traiter la moins importante de ses petites affaires particulières. Certes, ce n'est pas mourir que de laisser après soi sa pensée vivante au milieu des hommes, pensée qui a plus de force, et dont la puissance n'est plus contestée depuis qu'elle n'excite plus l'envie contre l'homme qui en était le dépositaire. Tandis que les riches et les puissants se disputent quel- ques honneurs matériels et quelques avantages grossiers, ne sont-ce pas les vrais maîtres du monde que ceux qui gouvernent encore par leurs Uvres les idées des peuples et la pensée humaine? 6 INTRODUCTION. Entre ces illustres morts, — devenus des rois immortels, — le souvenir fait de singulières difFérences, — c'est la puissance de leur pensée qui assigne leur rang dans votre vénération; mais il en est quelques-uns dont on veut savoir la vie, sur lesquels on recherche précieusement et on recueille avec avidité les moindres détails, — pour les autres nous nous contentons de lire leurs écrits et de les admirer, tandis que les premiers sont nos amis. — On peut prendre pour type de ces deux impressions Voltaire et J. J. Rousseau. On aime les fleurs qu'aimait Rousseau, et son souvenir donne une teinte toute particulière au paysage des lieux qu'il a habités. — Voltaire est tout dans ses livres, et on ne le cherche pas ailleurs. M. Brillat-Savarin était un esprit charmant, — mais je ne pense pas qu'on tienne à savoir quelle était au juste la couleur de ses cheveux. — On ne se demande pas s'il a été amoureux. — Nous serons donc sobres de détails biographiques. — Anthelme Brillat-Savarin — naquit à Belley, au pied des Alpes, le 1" avril 1755. — Il était avocat, lorsqu'en 1789 il fut député à T Assemblée constituante. Maire de Belley en 1793, il fut obligé de se réfugier en Suisse pom' échapper à la tourmente révolutionnaire. Proscrit pendant quatre ans, tant en Suisse qu'aux Etats- Unis, — professeur de langue française, — musicien à l'orchestre du théâtre de New-York, — s'il dut son existence matérielle à ses talents , — il dut la sérénité et le bonheur à sa douce philosophie. Rentré en France en septembre 1796, il occupa diverses fonctions , — jusqu'à ce que le choix du sénat l'appelât à la cour de cassation , où il a passé les vingt-cinq dernières INTRODUCTlOiN. 7 années de sa vie, qui fut jusqu'à la fin douce et calme, entourée d'estime et d'amitiés. Il était enrhumé lorsqu'il fut nommé membre de la députation chargée de représenter la cour de cassation à la cérémonie fiinèbre du 21 janvier dans l'église de Saint- Denis ; — il y fut atteint d'une péripneumonie qui emporta en même temps que lui M. Robert de Saint-Vincent et l'avocat général Marchangy. — Il mounit le 2 février 1826 — à Tâge de soixante et onze ans. Alphonse KARR. APHORISMES DU PRrtîRSSEUR POUR SERVIR DE PROLÉGOMÈNES A SON OUVRAGE ET DE BASE ÉTERNELLE A LA SCIENCE. I. L'univers n'est rien que par la vie, et tout ce qui vit se nourrit. « II. Les animaux se repaissent; l'homme mange; Thomme d'esprit seul sait manger. III. La destinée des nations dépend de la manière dont elles se nourrissent. IV. Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es. V. Le Créateur, en obligeant l'homme à manger pour vivre, l'y invite par l'appétit, et l'en récompense par le plaisir. VI. La gouimandise est un acte de notre jugement, par lequel nous accordons la préférence aux choses qui sont agréables au goût sur celles qui n'ont pas cette qualité. VII. Le plaisir de la table est de tous les à.Qes^ de toutes les conditions, de tous les pays et de tous les jours; il peut s^associer à tous les autres plaisirs, et reste le dernier pour nous consoler de leur perte. VIIL La table est le seul endroit où l'on ne s'ennuie jamais pendant la première heure. 2 10 APHORISMES. IX. La découverte d'un mets nouveau ^it plus pour le bonheur du g^enre humain que la découverte d*une étoile. X. Ceux qui s'indi(;èrent ou qui s'enivrent ne savent ni boire ni manger. XI. L'ordre des comestibles est des plus substantiels aux plus légers. XII. - L'ordre des boissons est des plus tempérées aux plus fîimeuses et aux plus parfumées. XIIL Prétendre qu'il ne faut pas changer de vins est une hérésie; la langue se sature; et après le troisième verre, le meilleur vin n'éveille plus qu'une sensation obtuse. XIV. Un dessert sans fromage est une belle à qui il manque un œil. XV. On devient cuisinier, mais on naît rôtisseur. XVI. La qualité la plus indispensable du cuisinier est l'exactitude : elle doit être aussi celle du convié. XVII. Attendre trop longtemps un convive retardataire est un manque d'égards pour tous ceux qui sont présents. XVIII. Celui qui reçoit ses amis et ne donne aucun soin personnel au repas qui leur est préparé, n'est pas digne d'avoir des amis. XIX. La maîtresse de la maison doit toujours s'assurer que le café est excellent; et le maître, que les liqueurs sont de premier choix. XX. Convier quelqu'un, c'est se charger de son bonheur pendant tout le temps qu'il est sous notre toit. "T ~ DIALOGUE ENTRE L'AUTEUR ET SON AMI. (après les premiers compliments.) l'ami. — Ce matin nous avons, en déjeunant, ma femme et moi, arrêté dans notre sagesse que vous feriez imprimer au plus tôt vos Méditations gastronomiques. l'auteur. — Ce que femme veut. Dieu le veut. Voilà, en sept mots, toute la charte parisienne. Mais je ne suis pas de la paroisse; et un célibataire... l'ami. — Mon Dieu! les célibataires sont tout aussi soumis que les autres, et quelquefois à notre grand préjudice. Mais ici le célibat ne peut pas vous sauver; car ma femme prétend qu'elle a le droit d'ordonner, parce que c'est chez elle, à la campagne, que vous avez écrit vos premières pages. l'auteur. — Tu connais, cher docteur, ma déférence pour les dames ; tu as loué plus d'une fois ma soumission à leurs ordres ; tu étais aussi de ceux qui disaient que je ferais un excellent mari... Et cependant je ne ferai pas imprimer. l'ami. — Et pourquoi? l'auteur. — Parce que, voué par état à des études sérieusesi je crains que ceux qui ne connaîtront mon livre que par le titre ne croient que je ne m'occupe que de fariboles. l'ami. — Terreur panique ! Trente-six ans de travaux publics et continus ne sont-ils pas là pour vous établir une réputation 12 DIALOGUE. contraire? D'ailleurs, ma femme et moi nous croyonyque tout le monde voudra vous lire. l'auteur. — Vraiment? l'ami. — Les savants vous liront pour deviner et apprendre ce que vous n'avez fait qu'indiquer. l'auteur. — Cela pourrait bien être. l'ami. — Les femmes vous liront, parce qu'elles verront bien que... l'auteur. — Cher ami, je suis vieux, je suis tombé dans la sagesse : Miserere met, l'ami. — Les gourmands vous liront, parce que vous leur rendez justice et que vous leur assignez enfin le rang qui leur convient dans la société. l'auteur. — Pour cette fois, tu dis vrai : il est inconcevable qu'ils aient été si longtemps méconnus, ces chers gourmands! j'ai pour eux des entrailles de père; ils sont si gentils! ils ont les yeux si brillants ! l'ami. — D'ailleurs, ne nous avez-vous pas dit souvent que votre ouvrage manquait à nos bibliothèques? l'auteur. — Je l'ai dit, le fait est vrai, et je me ferais étrangler plutôt que d'en démordre. l'ami. — Mais vous parlez en homme tout à fait persutulc, et vous allez venir avec moi chez... l'auteur." — Oh! que non ! si le métier d'auteur a ses dou- ceurs , il a aussi bien ses épines , et je lègue tout cela à mes héritiers. l'ami. — Mais vous déshéritez vos amis, vos connais- sances, vos coHcomporains. En aurez-vous bien le courage? l'auteur. — Mes héritiers! mes héritiers! j'ai ouï dire que les ombres sont régulièrement flattées des louanges des vivants ; et c'est une espèce de béatitude que je veux me réserver pour l'autre monde. l'am. — Mais étes-vous bien sur que ces louanges iront à leur adresse? Étes-vous également assuré de l'exactitude de vos héritiers? f » DiALOGLE. lîi l'auteur. — Mais je n'ai aucune raison de croire qu'ils pourraient négliger un devoir en faveur duquel je les dispen- serais de bien d'autres. l'ami. — Auront-ils, pourront-ils avoir pour votre produc- tion cet amour de père, cette attention d'auteur, sans lesquels un ouvrage se présente toujours au public avec un certain air gauche? l'auteur. — Mon manuscrit sera corrigé, mis au net, armé de toutes pièces; il n'y aura plus qu'à imprimer. l'ami. — Et le chapitre des événements? Hélas! de pareilles circonstances ont occasionné la perte de bien des ouvrages précieux, et entre autres de celui du fameux Lecat, sur l'état de l'àme pendant le sommeil, travail de toute sa vie. l'auteur. — Ce fut sans doute une grande perte , et je suis bien loin d'aspirer à de pareils regrets. l'ami. — Croyez que des héritiers ont bien assez d'affaires pour compter avec l'Église, avec la justice, avec la faculté, avec eux-mêmes, et qu'il leur manquera sinon la volonté, du moins le temps de se livrer aux divers soins qui précèdent, accompagnent et suivent la publication d'un livre, quelque peu volumineux qu'il soit. l'auteur. — Mais le titre! mais le sujet! mais les mauvais plaisants ! * l'ami. — Le seul mot gastronomie fait dresser toutes les oreilles; le sujet est à la mode, et les mauvais plaisants sont aussi gourmands que les antres. Ainsi voilà de quoi vous tranquilliser : d'ailleurs, pouvez-vous ignorer que les plus graves personnages ont quelquefois faitiles ouvrages légers? Le président de Montesquieu, par exemple ^ l'auteur, vivement. — C'est ma foi vrai ! il a fait le Temple 1 M. de Moiitucla, connu par une très-Loinie Histoire des Mathématiques , avait fait un Dictionnaire île géographie gourmande; il m*en a montré de.-« fragments pendant mon séjour à Versailles. On assure que M. BciTyat-Saint- Prix, qui professe «ivcc distinction la science de la procédure, a fait un roman rn plusieurs volumes. 14 DIALOGUE. de Gnide, et on pourrait soutenir qu'il y a plus de véritable utilité à méditer sur ce qui est à la fois le besoin , le plaisir et Toccupation de tous les jours, qu'à nous apprendre ce que faisaient ou disaient , il y a plus de deux mille ans , une paire de morveux dont l'un poursuivait, dans les bosquets de la Grèce, l'autre qui n'avait guère envie de s'enfuir. l'ami. — Vous vous rendez donc enfin? l'auteur. — Moi ! pas du tout; c'est seulement le petit bout d'oreille d'auteur qui a paru , et ceci rappelle à ma mémoire une scène de la haute comédie anglaise, qui m'a fort amusé; elle se trouve, je crois, dans la pièce intitulée The natural Daughter (la Fille naturelle). Tu vas en juger '. Il s'agit de quakers, et tu sais que ceux qui sont attachés à cette secte tutoient tout le monde, sont vêtus simplement, ne vont point à la guerre , ne font jamais de serment , agissent avec flegme, et surtout ne doivent jamais se mettre en colère. Or, le héros de la pièce est un jeune et beau quaker, qui paraît sur la scène avec un habit brun, un grand chapeau rabattu et des cheveux plats; ce qui ne l'empêche pas d'être amoureux. Un fat, qui se trouve son rival, enhardi par cet extérieur et par les dispositions qu'il lui suppose , le raille , le persifle et l'outrage, de manière que le jeune homme, s'échaufFant peu à peu, devient furieux, et rosse de main de maître l'im- pertinent qui le provoque. L'exécution faite , il reprend subitement son premier main- tien, se recueille, et dit d'un ton affligé : « Hélas! je crois que la chair l'a emporté sur l'esprit. » J'agis de même, et après un mouvement bien pardonnable, je reviens à mon premier avis. ^ Le lecteur a dû s'apercevoir que mon ami se laisse tutoyer sans réciprocité. C*est que mon âge est au sien comme d'un père à son fils, et que, quoique devenu un homme considérable à tous égards, il serait désole si je le changeais de nombre. DIALOGUE. 15 l'ami. — Cela n'est plus possible : vous avez, de votre aveu, montré le bout de l'oreille; il y a de la prise, et je vous mène chez le libraire. Je vous dirai même qu'il en est plus d'un qui ont évente votre secret. l'auteur, — Ne t'y hasarde pas, car je parlerai de toi; et qui sait ce que j'en dirai? l'ahi. — Que pourrez-vous en dire? Ne croyez pas m'in- timider. l'auteur. — Je ne dirai pas que notre commune patrie ' se glorifie de t'avoir donné la naissance; qu'à ving^t-quatre ans tu avais déjà fait paraître un ouvrage élémentaire, qui depuis lors est demeuré classique; qu'une réputation méritée t'attire la confiance; que ton extérieur rassure les malades; que ta dextérité les étonne; que ta sensibilité les console : tout le monde sait cela. Mais je révélerai à tout Paris {me redj^essant) ^ à toute la France {me rengorgeant) y à l'univers entier, le seul défaut que je te connaisse. l'ami, d'un ton sérieux. — Et lequel, s'il vous plaît? l'auteur. — Un défaut habituel dont toutes mes exhorta- lions n'ont pu te corriger. l'ami, effraye. — Dites donc enfin; c'est trop me tenir à la torMip^ lAi FEDR. — Tu manges trop vite *. (Ici raiiii prend son chapeau et sort en souriant, se doutant liien qu*il a prêché un converti). ^ Belley, capitale du Bugey, pays charmant où l'on trouve de hautes mon- ta(;nes, des collines, des fleuves, des ruisseaux limpides, des cascades, des abîmes, vrai jardin anglais de cent lieues carrées, et où, avant la Révolution, le tiers état avait, par la constitution du pays, le veto sur les deux autres ordres. 2 Historique. BIOGRAPHIE Le docteur que j*ai introduit dans le dialogue_qm précède nest point un être fantastique comme les Cbloris d'autrefois, mais un docteur bel et bien vivant; et tous ceux qui me connaissent auront bientôt deviné le docteur Richerand. En m*occupant de lui, j'ai remonté jusqu'à ceux qui l'ont précédé, et je me suis aperçu avec orgueil que l'arrondisse- ment de Belley, au département de l'Ain, ma patrie, était depuis longtemps en possession de donner à la capitale du monde des médecins de haute distinction ; et je n'ai pas résisté a la tentation de leur élever un modeste monument dans une courte notice. Dans les jours de la Régence , les docteurs Genin et Civoct furent des praticiens de première classe, et firent refluer dans leur patrie une fortune honorablement acquise. Le premier était tout h fait hippocratique, et procédait en forme : le second, qui soignait beaucoup de belles dames, était plus doux, plus accommodant : Res novas molientem, eût dit Tacite. Vers 1750, le docteur la Chapelle se distingua dans la carrière périlleuse de la médecine militaire. On a de lui quel- ques bons ouvrages, et on lui doit l'importation du traitement des fluxions de poitrine par le beurre frais, méthode qui guérit comme par enchantement, quand on s'en sert dans les pre- mières trente-six heures de l'invasion. Vers. 1760, le docteur Dubois obtenait les plus grands succès dans le traitement des vapeurs, maladie pour lors à la mode, et tout aussi fréquente que les maux de nerfs qui l'ont rem- BIOGRAPHIE. 17 placée. La vogpe qu'il obtint était d'autant plus remarquable qu'il était loin d'être beau garçon. Malheureusement il arriva trop tôt à une fortune indépen- dante, se laissa couler dans les bras de la paresse, et se contenta d'être convive aimable et conteur tout à fait amusant. Il était d'une constitution robuste, et a vécu plus de quatre-vingt-huit ans , malgré les dîners ou plutôt grâce aux dîners de l'ancien et du nouveau régime ' . Sur la fin du règne de Louis XV, le docteur Goste, natif de Ghàtillon, vint à Paris; il était porteur d'une lettre de Voltaire pour M. le duc de Ghoiseul, dont il eut le bonheur de gagner la bienveillance dès la première visite. Protégé par ce seigneur et par la duchesse de Grammont sa sœur, le jeune Goste perça vite , et , après peu d'années , Paris commençait à le compter parmi les médecins de grande espérance. La même protection qui l'avait produit l'arracha à cette carrière tranquille et fructueuse , pour le mettre à la tête du service de santé de l'armée que la France envoyait en Amé- rique au secours des États-Unis , qui combattaient pour leur indépendance. Après avoir rempli sa mission , le docteur Goste revint en France, passa à peu près inaperçu les mauvais temps de 1793, et fut élu maire a Versailles, où on se souvient encore de son administration à la fois active, douce et paternelle. Bientôt le Directoire le rappela h l'administration de la médecine militaire. Bonaparte le nomma l'un des trois inspec- teurs généraux du service de la médecine des armées; et le docteur y fut constamment l'ami, le protecteur et le père des jeunes gens qui se destinaient à cette carrière. Enfin ri fut ^ Je souriais en écrivant cet article : il rappelait à mon souvenir un grand seigneur académicien , dont Fontenelle était chargé de faire Téloge. Le défunt ne savait autre chose que bien jouer à tous les jeux; et là-dessus, le sécrétait^ pcrjYéluel eut le talent d'asseoir un panégyrique très-bien tourné et de longueur convenable. (Voyez au surplus la Méditation sur le plaisir de la table y où le docteur est en action.) 3 18 BIOGRAPHIE. nommé médecin de l'hôtel royal des Invalides, et en a rempli les fonctions jusqu'à sa mort. D'aussi lon{j[s sen'ices ne pouvaient rester sans récompense sous le gouvernement des Bourbons, et Louis XYIII fit un acte de toute justice en accordant à M. Goste le cordon de Saint-Michel. Le docteur Goste est mort il y a quelques années, en laissant une mémoire vénérée, une fortune tout à fait philosophique, et une fille unique, épouse de M. de Lalot, qui s'est distin^^ué à la Ghambre des députés par une éloquence vive et profonde , et qui ne l'a pas empêché de sombrer sous voiles. Un jour que nous avions dîné chez M. Favre, curé de Saint- Laurent, notre compatriote, le docteur Goste me raconta la vive querelle qu'il avait eue , ce jour même , avec le comte de Gessac, alors le ministre directeur de l'administration de la guerre , au sujet d'une économie que celui-ci voulait proposer pour faire sa cour à Napoléon. Gette économie consistait à retrancher aux soldats malades la moitié de leur portion d'eau panée, et à faire laver la charpie qu'on ôtait de dessus les plaies, pour la faire servir une seconde ou une troisième fois. Le docteur s'était élevé avec violence contre des mesures qu'il qualifiait d'abominables, et il était encore si plein de son sujet, qu'il se remit en colère, comme si l'objet de son cour- roux eût encore été présent. Je n'ai pas pu savoir si le comte avait été réellement con- verti et avait laissé son économie en portefeuille ; mais ce qu'il y a de certain , c'est que les soldats malades purent toujours boire à volonté, et qu'on continua à jeter toute charpie qui avait servi. Vers 1780, le docteur Bordier, né dans les environs d'Am- bérieux, vint exercer la médecine à Paris. Sa pratique était douce, son système expectant, et son diagnostic sûr. Il fiit nommé professeur en la Faculté de médecine; son fityle était simple , mais ses leçons étaient paternelles et fruc- BIOGRAPHIE. 19 tueuses. Les honneurs vinrent ]e chercher quand il n'y pensait pas, et il fut nomme médecin de l'impératrice Marie-Louise. Mais il ne jouit pas longtemps de cette place : VEmpire s'é- croula, et le docteur lui-même fut emporté par suite d'un val de jambe contre lequel il avait lutté toute sa vie. Le docteur Bordier était d'une humeur tranquille, d'un caractère bienfaisant et d'un -commerce sur. Vers la fin du dix-huitième siècle parut le docteur Bichat... Bichat, dont tous les écrits portent Tempreinte du génie, qui usa sa vie dans des travaux faits pour avancer la science, qui réunissait l'élan de l'enthousiasme à la patience des esprits bornés, et qui, mort à trente ans, a mérité que des honneurs publics fussent décernés à sa mémoire. Plus tard, le docteur Montègre porta dans la clinique un esprit philosophique. Il rédigea avec savoir la Gazette de santé, et mourut à quarante ans, dans nos îles, où il était allé afin de compléter les traités qu'il projetait sur la fièvre jaune et le vomito negro. Dans le moment actuel , le docteur Richerand est placé sur les plus hauts degrés de la médecine opératoire , et ses Élé" ments de physiologie ont été traduits dans toutes les langues.' Nommé de bonne heure professeur en la Faculté de Paris, il est investi de la plus auguste confiance. On n'a pas la parole plus consolante, la main plus douce, ni l'acier plus rapide. Le docteur Récahier ', professeur en la même Faculté, siège à côté de son compatriote.... Le présent ainsi assuré, l'avenir se prépare; et sous les ailes de ces puissants professeurs s'élèvent des jeunes gens du même pays, qui promettent de suivre d'aussi honorables exemples. Déjà les docteurs Janin et Manjot brûlent le pavé de Paris. Le docteur Manjot (rue du Bac, n" 39) s'adonne principale- ment aux maladies des enfants; ses inspirations sont heu- reuses; et il doit bientôt en faire part au public. ' Filleul de Tauteur; c'est lui qui Ta soigné pendant sa dernière et courte maladie. 20 BIOGRAPHIE. J'espère que tout lecteur bien ne pardonnera cette di{pres- sion à un vieillard à qui trente-cinq ans de séjour à Paris n'ont iait oublier ni son pays ni ses compatriotes. Il m'en coûte déjà assez de passer sous silence tant de médecins dont la mémoire subsiste vénérée dans le pays qui les vit naître , et qui 9 pour n'avoir pas eu l'avantagée de briller sur le g^rand théâtre, n'ont eu ni moins de science ni moins de mérite. PREFACE. Pour offrir au public l'ouvrage que je livre à sa bienveil- lance , je ne me suis pas imposé un grand travail , je n'ai fait que mettre en ordre des matériaux rassemblés depuis long- temps; c'est une occupation amusante, que j'avais réservée pour ma vieiUesse. En considérant le plaisir de la table sous tous ses rapports, j'ai vu de bonne heure qu'il y avait là-dessus quelque chose de mieux à faire que des livres de cuisine, et qu'il y avait beaucoup à dire sur des fonctions si essentielles, si continues, et qui influent d'une manière si directe sur la santé, sur le bonheur, et même sur les affaires. Cette idée mère une fois arrêtée, tout le reste a coulé de source : j'ai regardé autour de moi, j'ai pris des notes, et souvent, au milieu des festins les plus somptueux, le plaisir d'observer m'a sauvé des ennuis du conviviat. Ce n'est pas que, pour remplir la tâche que je me suis pro- posée, il n'ait fallu être physicien, chimiste, physiologue, et même un peu érudit. Mais ces études, je les avais faites sans la moindre prétention à être auteur; j'étais poussé par une curiosité louable, par la crainte de rester en arrière de mon siècle, et par le désir de pouvoir causer, sans désavantage, avec les savants, avec qui j'ai toujours aimé à me trouver \ ' K Venez diiicr avec moi jeudi prochain, me dit un jour M. Greffuhle, je vous ferai trouver avec des savants ou avec des gens de lettres, choisissez. — Mon choix est fait, rcpondis-je; nous dînerons deux fois. » Ce qui eut effec- tivement lieu, et le repas des gens de lettres était notablement plus délicat et plus soigné. (Voyez la Méditation X.) 22 PRÉFACE. Je suis surtout médecin amateur; c'est chez moi presque une manie; et je compte parmi mes plus beaux jours celui où, entré par la porte des professeurs et avec eux à la thèse de concours du docteur Gloquet, j'eus le plaisir d'en- tendre un murmure de curiosité parcourir l'amphithéâtre, chaque élève demandant à son voisin quel pouvait être le puissant professeur étranger qui honorait l'assemblée par sa présence. Il est cependant un autre jour dont le souvenir m'est, je crois, aussi cher : c'est celui où je présentai au conseil d'ad- ministration de la Société d'encouragement pour l'industrie nationale, mon irrorateur, instrument de mon invention, qui n'est autre chose que la fontaine de compression appropriée à parfumer les appartements. J'avais apporté dans ma poche ma machine bien chargée; je tournai le robinet, et il s'en échappa, avec sifflement, une vapeur odorante qui, s'élevant jusqu'au plafond, retombait en gouttelettes sur les personnes et sur les papiers. C'est alors que je vis avec un plaisir ine^cprimable les têtes les plus savantes de la capitale se courber sous mon irroration, et je me pâmais d'aise en remarquant que les plus mouillés étaient aussi les plus heureux. En songeant quelquefois aux graves élucubrations aux- quelles la latitude de mon sujet m'a entraîné, j'ai eu sincè- rement la crainte d'avoir pu ennuyer; car, moi aussi, j'ai quelquefois bâillé sur les ouvrages d'autrui. J'ai fait tout ce qui a été en mon pouvoir pour échapper à ce reproche; je n'ai fait qu'effleurer tous les sujets qui ont pu s'y prêter; j'ai semé mon ouvrage d'anecdotes, dont quelques- unes me sont personnelles ; j'ai laissé a l'écart un grand nombre de faits extraordinaires et singuliers, qu'une saine critique doit faire rejeter; j'ai réveillé l'attention en rendant claires et populaires certaines connaissances que les savants semblaient s'être réser\'ées. Si, malgré tant d'efforts, je n'ai pas présenté à mes lecteurs de la science facile à digérer, je n'en dormirai PREFACE. 23 pas moins sur les deux oreilles, bien certain que la majorité m'absoudra sur Tintention. On pourrait bien me reprocher encore que je laisse quel- quefois trop courir ma plume, et que, quand je conte, je tombe un peu dans la garrulité. Est-ce ma faute a moi si je suis vieux? Est-ce ma faute si je suis comme Ulysse, qui avait vu les mœurs et les villes de beaucoup de peuples? Suis-je donc blâmable de faire un peu de ma bio{jraphie? Enfin il faut que le lecteur me tienne compte de ce que je lui fois grùce de mes Mémoires politiques , qu'il faudrait bien qu'il lût comme tant d'autres, puisque, depuis trente-six ans, je suis aux premières loges pour voir passer les hommes et les événements. Surtout qu'on se garde bien de me ranger parmi les compi- lateurs : si j'en avais été réduit là, ma plume se serait reposée, et je n'en aurais pas vécu moins heureux. J'ai dit comme Juvénal : Sempcr ego aiiditor tantuiu ! iiunquainiie roponam? et ceux qui s'y connaissent verront facilement qu'également accoutumé au tumulte de la société et au silence du cabinet , j'ai bien fait de tirer parti de l'une et de l'autre de ces positions. Enfin, j'ai fait beaucoup pour ma satisfaction particulière; j'ai nommé plusieurs de mes amis qui ne s'y attendaient guère, j'ai rappelé quelques souvenirs aimables, j'en ai fixé d'autres qui allaient m'échapper; et, comme on dit dans le style fami- lier, j'ai pris mon café. Peut-être bien qu'un seul lecteur, dans la catégorie des allongés, s'écriera : « J'avais bien besoin de savoir si... A quoi pense-t-il, en disant que... » etc., etc. Mais je suis sur que tous les autres lui imposeront silence, et qu'une majorité imposante accueillera avec bonté ces effusions d'un sentiment louable. Il me reste quelque chose à dire sur mon style, car le style est tout l'homme, dit BufTon. 2i PREFACE. Et qu'on ne croie pas que je vienne demander une grâce qu'on n'accorde jamais à ceux qui en ont besoin : il ne s'agit que d'une simple explication. Je devrais écrire à merveille, car Voltaire, Jean-Jacques, Fénelon, BufFon , et plus tard Godiin et d'Aguesseau, ont été mes auteurs favoris, je les sais par cœur. Mais peut-être les dieux en ont-ils ordonné autrement; et s'il est ainsi, voici la cause de la volonté des dieux. Je connais plus ou moins bien^cinq lan(jûes vivantes, ce qui m'a fait un répertoire immense de mots de toutes livrées. Quand j'ai besoin d'une expression, et que je ne la trouve pas dans la case française , je prends dans la case voisine , et de là, pour le lecteur, la nécessité de me traduire ou de me deviner : c'est son destin. Je pourrais bien faire autrement, mais j'en suis empêché par un esprit de système auquel je tiens d'une manière invincible. Je suis intimement persuadé que la langue française, dont je me sers, est comparativement pauvre. Que faire en cet état? Emprunter ou voler. Je fais l'un et l'autre , parce que ces empruuts ne sont pas sujets à restitution, et que le vol de mots n'est pas puni par le Gode pénal. . On aura une idée de mon audace, quand on saura que j'appelle volante (de l'espagnol) tout homme que j'envoie faire une commission; et que j'étais déterminé à franciser le verbe anglais to sip, qui signifie boire à petites reprises, si je n'avais exhumé le mot français siroter ^ auquel on donnait à peu près la même signification. Je m'attends bien que les sévères vont crier h Bossuet, à Fénelon, à Racine, à Boileau, à Pascal, et autres du siècle de Louis XIV ; il me semble les entendre faire un vacarme épou- vantable. A quoi je réponds posément que je suis loin de disconvenir du mérite de ces auteurs, tant nommés que sous-entcndus; PRÉFACE. 25 mais que suit-il de là?... Bien, si ce n'est qu'ayant bien fait avec un instrument ingérât, ils auraient incomparablement mieux fait avec un instrument supérieur. C'est ainsi qu'on doit croire que Tartini aurait encore bien mieux joué du violon, si son archet avait été aussi long que celui de Baillot. Je suis donc du parti des néologues, et même des roman-' tiques; ces derniers découvrent les trésors cachés; les autres sont comme les navigateurs qui vont chercher au loin les pro- visions dont on a besoin. Les peuples du Nord, et surtout les Anglais, ont sur nous, à cet égard, un immense avantage : le génie n'y est jamais gêné par l'expression ; il crée ou emprunte. Aussi , dans tous les sujets qui admettent la profondeur et l'énergie, nos traduc- teurs ne font-ils que des copies paies et décolorées. J'ai autrefois entendu, à l'Institut, un discours fort gracieux sur le danger du néologisme , et sur la nécessité de s'en tenir à notre langue telle qu'elle a été fixée par les auteurs du bon siècle. Comme chimiste , je passai cette œuvre à la cornue ; il n'en resta que ceci : Nous avons si bienfait, qu'il n'y a pas moyen de mieux faire ^ ni défaire autrement. Or, j'ai vécu assez pour savoir que chaque génération en dit autant, et que la génération suivante ne manque jamais de s'en moquer. D'ailleurs, comment les mots ne changeraient-ils pas, quand les mœurs et les idées éprouvent des modifications conti- nuelles? Si nous faisons les mêmes choses que les anciens, nous ne les faisons pas de la même manière, et il est des pages entières, dans quelques livres français, qu'on ne pourrait tra- duire ni en latin ni en grec. Toutes les langues ont eu leur naissance, leur apogée et leur déclin; et aucune de celles qui ont brillé, depuis Sésostris jusqu'à Philippe- Auguste , n'existe plus que dans les monu- ments. La langue française aura le même sort, et en l'an 2825 4 26 PRÉFACE. on ne me lira qu'à l'aide d'un dictionnaire, si toutefois on me lit. . . J'ai eu à ce sujet une discussion à coups de canon avec l'aimable M. Andrieiix, de l'Académie française. Je me présentai en bon ordre, je l'attaquai vigoureusement; et je l'aurais pris, s'il n'avait fait une prompte retraite, à laquelle je ne mis pas trop d'obstacles, m'étant souvenu, heureusement pour lui , qu'il était chargé d'une lettre dans le nouveau lexique. Je finis par une observation importante; aussi l'ai-je gardée pour la dernière. Quand j'écris et parle de moi au singulier, cela suppose une confabulation avec le lecteur; il peut examiner, discuter, douter et même rire. Mais quand je m'arme du redoutable nous, je professe : il faut se soumettre. I ain, Sir, oracle, And, wlien I ope my lipfl, let no dog bark ! (Sdakspeare, Merchantof Veuiccy act. T, se. 1.) <• r • vi ' ' :> ,«^ Tï^ .■^-S .r' « 4 j -• I : s s j .\ ^ .\ • • M : ' ' » M s I ^ îfe-^ I »'. » l ''' Vs , } ! - .• i 'i ' I > I 1" 'f. î:': î'|."- • . ,1.» ••■. • ! » DES SENS. Les sens sont les organes par lesquels l'homme se met en rapport avec les objets extérieurs. ^OIIBRE DES SENS. N doit en compter au moins six : La vue, qui embrasse l'espace et nous instruit, par le moyen de la lumière, de l'existence et des couleurs des corps qui nous environnent; L'oui'e, qui reçoit, par l'intermédiaire de l'air, l'ébranlement causé par les corps bruyants ou sonores ; Ij'odorat, au moyen duquel nous flairons les odeurs des corps qui en sont doués ; Le goùl, par lequel nous apprécions tout ce qui est sapidâ ou esculent: 28 MÉDITATION 1. Le toucher, dont l'objet est la consistance et la surface des corps; En6n le génésique ou amour physique, (|ui entraine les sexes l'un vers l'autre, et dont le but est la reproduction de l'espèce. Il est étonnant que, presque jusqu'il BufFun, un sens si important ait été méconnu, et soit resté confondu ou plutôt annexé au loucher. Cependant la sensation dont il est le siège n'a rien de commun avec celle du tact; il réside dans un appareil aussi complet que la bouche nu les yeux ; et ce qu'il y u de singulier, c'est que chaque sexe ayant tout ce qu'il faut pour éprouver cette sensation, il est néanmoins nécessaire que les deux se réunissent pour atteindre au btit que la nature s'est proposé. Et si le goût, qui a pour but la conservation de l'individu, est incontestablement un sens, à plus forte raison doit-on accorder ce titre aux oi^anes destinés à la conservation de l'espèce. Donnons donc au génésique la place sensuelle qu'on ne peut lui refuser, et reposons-nous sur nos neveux du soin de lui assigner son ranf[. MISE EN ACTION UKS SENS. 'il est permis de se porter, pur l'imagi- nation, jusqu'aux premiers moments de l'existence du genre humain , il est aussi permis de croire que les premières sensations ont été purement directes, c'est-ii-dire qu'on a vu sans précision, ouï confusément, flairé sans choix, mangé sans savourer, et joui avec brutalité. Mais toutes ces sensations ayant pour centre commun l'âme. DES SLSS. 29 attribut spécial de l'espèce humaine , et cause toujours active de perfectibilité, elles y ont été réfléchies, comparées, juyées; et bientôt tous les sens ont été amenés au secours les uns des autres, pour l'utilité et le bien-être du moi sensitif, ou, ce qui est la même chose, de l'individu. Ainsi, le toucher a rectifié les erreurs de la vue; le son, au moyen de la parole articulée, est devenu l'interprète de tous les sentiments; le goût s'est aidé de la vue et de l'odorat; l'ou'ie a comparé les sons, apprécié les distances ; et le génésîque a envahi les oryanes de tous les autres sens. Le torrent des siècles, en roulant sur l'espèce humaine, n sans cesse amené de nouveaux perfectionnements, dont la cause, toujours active, quoique presque inaperçue, se trouve dans les réclamations de nos sens, qui, toujours et tour à tour, demandent à être agréablement occupés. Ainsi, la vue a donné naissance à la peinture, à la sculpture et aux spectacles de toute espèce ; Il I 30 MÉDITATION I. Le son, à la mélodie, à rharmonie, à la danse et à la musique, avec toutes ses branches et ses moyens d'exécution ; L'odorat, à la recherche, à la culture et à l'emploi des parfums ; Le goût , à la production , au choix et à la préparation de tout ce qui peut servir d'aliment; Le toucher, à tous les arts, à toutes les adresses, à toutes les industries ; Le {jénésique, à tout ce qui peut préparer ou embellir la réunion des sexes, et depuis François 1'% à l'amour roma- nesque, à la coquetterie et à la mode; à la coquetterie surtout, qui est née en France, qui n'a de nom qu'en français, et dont l'élite des nations vient chaque jour prendre des leçons dans la capitale de l'univers. Cette proposition , tout étrange qu'elle paraisse , est cepen- dant facile a prouver; car on ne pourrait s'exprimer, avec clarté, dans aucune langue ancienne, sur ces trois grands mobiles de la société actuelle. J'avais fait sur ce sujet un dialogue qui n'aurait pas été sans attraits; mais je l'ai supprimé, pour laisser à mes lecteurs le plaisir de le faire chacun à sa manière : il y a de quoi déployer de l'esprit, et même de l'érudition, pendant toute une soirée. Nous avons dit plus haut que le génésique avait envahi les organes de tous les autres sens; il n'a pas influé avec moins de puissance sur toutes les sciences ; et en y regardant d'un peu près, on verra que tout ce qu'elles ont de plus délicat et de plus ingénieux est dû au désir, à l'espoir ou à la recon- naissance qui se rapportent à l'union des sexes. Telle est donc, en bonne réalité, la généalogie des sciences, même les plus abstraites, qu'elles ne sont que le résultat immédiat des efforts continus que nous avons faits pour gra- tifier nos sens. iJEBKNT DES SENS. ES sens, nos Favoris, sont cependunt loin d'être parfaits, et je ne m'arrê- terai pas à le pronver. J'observerai seulement que la vue, ce sens si éthéré, et le toucher, qui est à l'autre bout de l'éctielle, ont acquis avec le temps une puissance additionnelle très-remarquable. Par le moyen des besicles, l'œil échappe, pour ainsi dire, il l'aFfaiblissemcnt sénile qui opprime la plupart des autres organes. Le télescope a découvert des astres jusqu'alors inconnus et inaccessibles à tous nos moyens de mensuration ; il s'est enFuncé à des distances telles, que des corps lumineux et nécessairement immenses ne se présentent ù nous que comme des taches nébuleuses et presque imperceptibles. Le microscope nous a initiés dans la connaissance de la confifjuration intérieure des corps; il nous a montré une végé- tation et des plantes dont nous ne soupçonnions pas même l'existence. Enfin, nous avons vu des animaux cent mille Fois au-dessous du plus petit de ceux qu'on aperçoit à l'œil nu; ces aniiualciilcs se meuvent cependant, se nourrissent et se reproduisent : ce qui suppose des organes d'ime ténuité ii laquelle l'imagination ne peut pas atteindre. D'un autre côté, la mécanique a multiplié les forces ; l'Iicmme a exécuté tout ce qu'il a pu concevoir, et a remué des Fardeaux que lu nature avait créés inaccessibles à sa faiblesse. A l'aide des armes et du levier, l'homme a subjugué toute la nature; il l'a soumise a ses plaisirs, à ses besoins, à ses caprices; il en a bouleversé la surface, et un faible bipède est devenu le roi de la création. 32 MÉDITATION I. La vue et le ioùdier, ainsi agrandis dans leur puissance, pourraient appartenir à une espèce bien supérieure à Thomme; ou plutôt l'espèce humaine serait tout autre , si tous les sens avaient été ainsi améliorés. Il faut remarquer, cependant, que si le toucher a acquis un grand développement comme puissance musculaire, la civili- sation n'a presque rien fait pour lui comme organe sensitif; mais il ne faut désespérer de rien, et se ressouvenir que l'espèce humaine est encore bien jeune, et que ce n'est qu'après une longue série de siècles que les sens peuvent agrandir leur domaine. Par exemple, ce n'est que depuis environ quatre siècles qu'on a découvert Y harmonie, science toute céleste, et qui est au son ce que la peinture est aux couleurs ' . Sans doute les anciens savaient chanter accompagnés d'in- struments à l'unisson ; mais là se bornaient leurs connais- sances; ils ne savaient ni décomposer les sons ni en apprécier les rapports. Ce n'est que depuis le quinzième siècle qu'on a fixé la tonalisation , réglé la marche des accords, et qu'on s'en est aidé pour soutenir la voix et renforcer l'expression des sen- timents. Cette découverte, si tardive et cependant si naturelle, a dédoublé l'ouïe ; elle y a montré deux facultés en quelque sorte indépendantes, dont l'une reçoit les sons et l'autre en apprécie la résonnance. Les docteurs allemands disent que ceux qui sont sensibles à l'harmonie ont un sens de plus que les autres. ^ Nou8 savons qii*on a soutenu le contraire; mais ce système est sans appui. Si les anciens avaient connu l'harmonie, leurs écrits nous auraient conservé quelques notions précises à cet égard, au lieu qu'on ne se prévaut que de f|uolques phrases oliscures, qui se prêtent à toutes les inductions. D'ailleurs , on peut suivre la naissance et les progrès de l'harmonie dans les monuments qui nous restent; c'est une obligation que nous avons aux Arabes, qui nous firent présent de l'orgue, qui, faisant entendre à la fois plusieurs sons continus, fit naître la première idée de l'harmonie. DES SENS. 33 Quant à ceux pour qui la musique n'est qu'un amas de sons confus, il est bon de remarquer que presque tous chantent faux; et il faut croire, ou que chez eux l'appareil auditif est fait de manière à ne recevoir que des vibrations courtes et sans ondulations, ou plutAt que les deux oreilles n'étant pas au même diapason, la différence en longueur et en sensibilité de leurs parties constituantes fait qu'elles ne transmettent au cerveau qu'une sensation obscure et tndéternainée , comme deux instruments qui ne joueraient ni dans le même ton ni dans la même mesure, et ne feraient entendre aucune mélodie suivie. Les derniers siècles qui se sont écoulés ont aussi donné ù la sphère du goût d'importantes extensions : la découverte du sucre et de ses diverses préparations, tes liqueurs alcooliques, les glaces, la vanille, le thé, le café, nous ont transmis des saveurs d'une nature jusqu'alors inconnue. Qui sait si le toucher n'aura pas son tour, et si quebjue hasard heureux ne nous ouvrira pas, de ce c6té-là, quelque source de jouissances nouvelles? Ce qui est d'autant plus pro- bable que la sensibilité tactile existe par tout le corps, et conséquemraent peut partout être excitée. POISSANCE ou GOUT. N a vu que ramonr physique a envahi toutes les sciences : il agît en cela avec cette tyrannie qui le caractérise toujours. Le goût, cette faculté plus prudente, plus mesurée, quoique non moins active ; le goût, disons-nous, est parvenu au même but avec une lenteur qui assure la durée de ses succès. Nous nous occuperons ailleurs à en considérer la marche ; M MKItlTATIO.\ I. maïs déjà nom p^Huruiu remarquer <|ue relui qui a asâisle a ■m repas somptoenx, dans aoe salle ornée de glaces, de pein- tnrea, de sculptnres, de flcars, embaumée de parfums, eorichie de jolies femmes, remplie des sons d'une douce harmonie: celui-là, disons-nous, n'aura pas besoin d'un grand eflbrt d'eqirît pour se convaincre que toules les sciences ont été mises à contribution pour rebao&ser et encadrer convenable- ment les jouissances du goût. BUT UE L ACTIU Jetons maintenant un coup d'oeil général sur le système de nos sens pris dons leur ensemble, et nous verrons que l'Auteur de la création n eu deux buts, dont l'un est la conséquence de l'autre, savoir : la conservation de l'individu et la durée de l'espèce. Telle est la destinée de l'homnie, considéré comme être DES SENS. 35 sensitif : c'est à cette double fin que se rapportent toutes ses actions. L'œil aperçoit les objets extërieiurs, révèle les merv^eilles dont l'homme est environné, et lui apprend qu'il fait partie d'un gprand tout. L'ouïe perçoit les sons, non -seulement comme sensation agréable, mais encore comme avertissement du mouvement des corps qui peuvent occasionner quelque danger. La sensibilité veille pour donner, par le moyen de la douleur, avis de toute lésion immédiate. La main, ce serviteur fidèle, a non-seulement préparé sa retraite, assuré ses pas, mais encore saisi, de préférence, les objets que l'instinct lui fait croire propres à réparer les pertes causées par l'entretien de la vie. L'odorat les explore; car les substances délétères sont presque toujours de mauvaise odeur. Alors le goût se décide , les dents sont mises en action , la langue s'unit au palais pour savourer, et bientôt l'estomac commencera l'assimilation. Dans cet état, une langueur inconnue se fait sentir, les objets se décolorent, le corps plie, les yeux se ferment; tout disparaît, et les sens sont dans un repos absolu. A son réveil, l'homme voit que rien n'a changé autour de lui ; cependant un feu secret fermente dans son sein, im organe nouveau s'est développé; il sent qu'il a besoin de partager son existence. Ce sentiment actif, inquiet, impérieux, est conunun aux deux sexes; il les rapproche, les unit, et quand le germe d'une existence nouvelle est fécondé, les individus peuvent dormir en paix : ils viennent de remplir le plus saint de leurs devoirs en assurant la durée de l'espèce ' . • 1 M. de BufFon a peint , avec tous les charmes de la plus brillante éloquence, les premiers moments de Texistence d*Eve. Appelé à traiter un sujet presque semblable, nous n*ayons prétendu donner qu'un dessin au simple trait; les lecteurs sauront bien y ajputer le coloris. 3G MÉDITATION I. Tels Mfit les aperçus gëaéraiix et philosophiques que j'ai cru devoir oFFrir à mes lecteurs, p^mr les amener Batiirelienient il l'examen plus spécial de l'organe du goût. MEDITATION II. DU GOUT. DtFISITIO.f DU COUT. G. F. {•oiit est celui de nos sens qui nous met en relation avec les corps sapides, au moyen de la sensation qn'ils cansent dans l'orjaiie des- tiné il les apprécier. Le ([oùt, qui a pour excitateurs l'appétit, la Faim et lu soif, est la base de plusieurs opérations dont le résultat est que l'individu croit, se développe, se conserve et répare les pertes causées par les éva]>oratiuns vitales. Les corps organisés ne se nourrissent pas tous de la même manière; l'Auteur de la création, également varié dans ses méthodes et sur dans ses effets, leur a assi{;né divers modes de conservation. Les végétaux , qui se trouvent au bas de l'éclielle des êtres vivants, se nourrissent par des racines qui, implantées dans 3S MÉDITATION IL le sol natal , choisissent , par le jeu d'une mécanique particu- lière, les diverses substances qui ont la propriété de servir à leur croissance et à leur entretien. En remontant un peu plus haut, on rencontre les corps doués de la vie animale, mais privés de locomotion; ils nais- sent dans un milieu qui favorise leur existence, et des organes spéciaux en extraient tout ce qui est nécessaire pour soutenir la portion de vie et de durée qui leur a été accordée ; ils ne cherchent pas leur nourriture, la nourriture vient les chercher. Un autre mode a été fixé pour la conservation des animaux qui parcourent l'univers, et dont l'homme est sans contredit le plus parfait. Un instinct particulier l'avertit qu'il a besoin de se repaître; il cherche, il saisit les objets dans lesquels il soupçonne la propriété d'apaiser ses besoins; il mange, se restaure, et parcourt ainsi, dans la vie, la carrière qui lui est assignée. Le goût peut se considérer sous trois rapports : Dans l'homme physique, c'est l'appareil au moyen duquel il apprécie les saveurs ; Considéré dans l'homme moral, c'est la sensation qu'excite, au centre conunun , l'organe impressionné par un corps savoureux ; Enfin, considéré dans sa cause matérielle, le goût est la propriété qu'a un corps d'impressionner l'organe et de faire naître la sensation. Le goût parait avoir deux usages principaux : 1® Il nous invite, par le plaisir, à réparer les pertes conti- nuelles que nous faisons par l'action de la vie; 2^ Il nous aide à choisir, parmi les diverses substances que la nature nous présente , celles qui sont propres à nous servir d'aliments. Dans ce choix , le goût est puissamment aidé par l'odorat , comme nous le verrons plus tard ; car on peut établir, comme maxime générale, que les substances nutritives ne sont repous- santes ni au goiit ni à rodorat, DU GOUT. 39 MÉCANIQUE DU GOUT. 7. Il n'est pas facile de déterminer précisëmeni en quoi con- siste Torgane du {];oùt. Il est plus compliqué qu'il ne parait. Certes , la langue joue un grand rôle dans le mécanisme de la dégustation ; car, considérée comme douée d'une force mus- culaire assez franche , elle sert à gâcher, retourner, pressurer et avaler les aliments. De plus, au moyen des papilles plus ou moins nombreuses dont elle est parsemée , elle s'imprègne des particules sapides et solubles des corps avec lesquels elle se trouve en contact; mais tout cela ne suffit pas , et plusieurs autres parties adja- centes concourent à compléter la sensation, savoir : les joues, le palais et surtout la fosse nasale , sur laquelle les physiolo- gistes n'ont peut-être pas assez insisté. ' Les joues fournissent la salive, également nécessaire à la mastication et à la formation du bol alimentaire ; elles sont , ainsi que le palais, douées d'une portion de facultés apprécia- tives; je ne sais pas même si, dans certains cas, les gencives n'y participent pas un peu; et sans l'odoration qui s'opère dans l'arrière-bouche , la sensation du goût serait obtuse et tout à fait imparfaite. Les personnes qui n'ont pas de langue, ou à qui elle a été coupée , ont encore assez bien la sensation du goût. Le pre- mier cas se trouve dans tous les livres; le second m'a été assez expliqué par un pauvre diable auquel les Algériens avaient coupé la langue , pour le punir de ce qu'avec quelques uns de ses camarades de captivité, il avait formé le projet de se sauver et de s'enfuir. Cet homme, que je rencontrai à Amsterdam, où il gagnait sa vie à faire des commissions, avait eu quelque éducation, et on pouvait facilement s'entretenir avec lui par écrit. W MÉDITATION II. Après avoir observé qu'on lui avait enlevé toute la partie antérieure de la lan^e jusqu'au filet, je lui demandai s'il trouvait encore quelque saveur à ce qu'il mangeait, et si la sensation du goût avait survécu a l'opération cruelle qu'il avait subie. Il me répondit que ce qui le fatiguait le plus était d'avaler (ce qu'il ne faisait qu'avec quelque difficulté); qu'il avait assez bien conservé le goût; qu'il appréciait comme les autres ce qui était peu sapide ou agréable ; mais que les choses fortement acides ou aniéres lui causaient d'intolérables douleurs. Il m'apprit encore que l'abscission de la langue était com- mune dans les royaumes d'Afrique; qu'on l'appliquait spécia- lement à ceux qu'on croyait avoir été chefs de quelque complot, et qu'on avait des instruments qui y étaient appropriés. J'aurais voulu qu'il m'en fit lu description; mais il me montra à cet égard une répugnance tellement douloureuse, que je n'in- sistai pas. Je réfléchis sur ce qu'il me disait, et, remontant aux siècles d'ignorance, où l'on perçait et coupait la langue aux blasphé- mateurs, et à l'époque où ces lois avaient été faites, je me cras en droit de conclure qu'elles étaient d'origine africaine, et importées par le retour des croisés. On a Ail plus haut que la sensation du goût résidait princi- DU GOUT. 41 paiement dans les papilles de la langue. Or, l'anatomie nous apprend que toutes les langues n'en sont pas également munies ; de sorte qu'il en est telle où l'on en trouve trois fois plus que dans telle #utre. Cette circonstance explique pourquoi, de deux convives assis au même banquet, l'un est délicieusement affecté, tandis que l'autre a l'air de ne manger que comme contraint : c'est que ce dernier a la langue faiblement outillée, et que l'empire de la saveur a aussi ses aveugles et ses sourds. SENSATION DU GOUT. 8. On a ouvert cinq ou six avis sur la manière dont s'opère la sensation du goût; j'ai aussi le mien, et le voici : La sensation du goût est une opération chimique qui se fait par voie humide, comme nous disions autrefois, c'est-à-dire qu'il faut que les molécules sapides soient dissoutes dans un fluide quelconque, pour pouvoir être ensuite absorbées par les houppes nerveuses, papilles ou suçoirs, qui tapissent l'intérieur de l'appareil dégustateur. Ce système, neuf ou non, est appuyé de preuves physiques et presque palpables. L'eau pure ne cause point la sensation du goût, parce qu'elle ne contient aucune particule sapide. Dissolvez-y un grain de sel, quelques gouttes de vinaigre, la sensation aura lieu. Les autres boissons, au contraire, nous impressionnent, parce qu'elles ne sont autre chose que de» solutions plus ou moins chargées de particules appréciables. Vainement la bouche se remplirait-elle de particules divisées d'un corps insoluble, la langue éprouverait la sensation du toucher, et nullement celle du goût. Quant aux corps solides et savoureux, il faut que les dents les divisent, que la salive et les autres fluides gustuels les imbibent , et que la langue les presse contre le palais pour en 42 MÉDITATION II. exprimer un suc qui , pour lors suffisamment charge de sapi- dité, est apprécié par les papilles dégustatrices, qui délivrent au corps ainsi trituré le passe-port qui lui est nécessaire pour être admis dans l'estomac. Ge système, qui recevra encore d'autres développements, répond sans effort aux principales questions qui peuvent se présenter. Car, si on demande ce qu'on entend par corps sapides , on répond que c'est tout corps soluble et propre à être absorbé par l'organe du goût. Et si on demande comment le corps sapide agit, on répond qu'il agit toutes les fois qu'il se trouve dans un état de disso- lution tel, qu'il puisse pénétrer dans les cavités chargées de recevoir et de transmettre la sensation. En un mot, rien de sapide que ce qui est déjà dissous ou prochainement soluble. DES SAVEURS. 9. Le nombre des saveurs est infini , car tout corps soluble a une saveur spéciale, qui ne ressemble entièrement à aucune autre. Les saveurs se modifient en outre par leur agrégation simple, double, multiple; de sorte qu'il est impossible d'en faire le tableau, depuis la plus attrayante jusqu'à la plus insup- portable, depuis U fraise jusqu'à la coloquinte. Aussi tous ceux qui l'ont essayé ont-ils à peu près échoué. Ge résultat ne doit pas étonner ; car étant donné qu'il existe des séries indéfinies de saveurs simples qui peuvent se modi- fier par leur adjonction réciproque en tout nombre et en toute quantité , il faudrait une langue nouvelle pour exprimer tous ces effets, et des montagnes à! in-folio pour les définir, et des caractères numériques inconnus pour les étiqueter* DU GOUT. 43 Or, comme jusqu'ici il ne s'est encore présenté aucune cir- constance où quelque saveur ait dû être appréciée avec une exactitude rigoureuse , on a été forcé de s'en tenir à un petit nombre d'expressions générales, telles que doux, sucré, acide, acerbe^ et autres pareilles, qui s'expriment, en dernière ana- lyse, par les deux suivantes : agréable ou désagréable au goût, et suffisent pour se faire entendre et pour indiquer à peu près la propriété gustuelle du corps sapide dont on s'occupe. Ceux qui viendront après nous en sauront davantage , et il n'est déjà plus permis de douter que la chimie ne leur révèle les causes ou les éléments primitifs des saveurs. INFLUENCE DE L ODORAT SUR LE GOUT. 10. L'ordre que je me suis prescrit m'a insensiblement amené au moment de rendre à l'odorat les droits qui lui appartien- nent, et de reconnaître les services importants qu'il nous rend dans l'appréciation des saveurs; car, parmi les auteurs qui me sont tombés sous la main, je n'en ai trouvé aucun qui me paraisse lui avoir fait pleine et entière justice. .. Pour moi, je suis non-seulement persuadé que, sans la par- ticipation de l'odorat, il n'y a point de dégustation complète, mais encore je suis tenté de croire que l'odorat et le goût ne forment qu'un seul sens , dont la bouche est le laboratoire et le nez la cheminée, ou, pour parler plus exactement, dont l'un sert à la dégustation des corps tactiles, et l'autre à la dégustation des gaz. Ce système peut être rigoureusement défendu; cependant, comme je n'ai point la prétention de faire secte, je ne le hasarde que pour donner a penser à mes lecteurs, et pour montrer que j'ai vu de près le sujet que je traite. Maintenant je continue ma démonstration au sujet «de l'importance de ii MÉDITATION II. l'odorat, sinon comme partie constituante du goût, du moins comme accessoire obligé. Tout corps sapide est nécessairement odorant : ce qui le place dans l'empire de l'odorat comme dans l'empire du goût. On ne mange rien sans le sentir avec plus ou moins de réflexion ; et pour les aliments inconnus , le nez fait toujours fonction de sentinelle avancée, qui crie : Qui va là? Quand on intercepte l'odorat, on paralyse le goût; c'est ce qui se prouve par trois expériences que tout le monde peut vérifier avec un égal succès. Première expérience : Quand la membrane nasale est irritée par un violent coryza (rhume de cerveau) , le goût est entière- ment oblitéré; on ne trouve aucune saveur à ce qu'on avale, et cependant la langue reste dans son état naturel. Seconde expérience : Si on mange en se serrant le nez , on est tout étonné de n'éprouver la sensation du goût que d'une manière obscure et imparfaite; par ce moyen les médicaments les plus repoussants passent presque inaperçus. Troisième expérience : On observe le même effet, si, au moment où l'on avale , au lieu de laisser revenir la langue a sa place naturelle, on continue à la tenir attachée au palais; en ce cas, on intercepte la circulation de l'air, l'odorat n'est point frappé, et la gustation n'a pas lieu» Ces divers effets dépendent de la même cause, le défaut de coopération de l'odorat : ce qui fait que le corps sapide n'est apprécié que pour son suc, et non pour le gaz odorant qui en émane. ALYSE DE LA SENSATION DD COUT, 11. V.S priudjies étant uinsi poses, je regarde comme certain que le çoùt donne lien ù des sensations de trois ordres différents, savoir : la sensa- tion directe, la sensation complète, et la sensation réfléchie. La sensation directe est ce pre- mier aperçu (|ui nait dn travail im- médiat des organes de la bouche, ])endant que le corps i)]>préciable se trouve encore sur la langue antérieure. La sensation complète est celle qui se compose de ce pre- mier aperçu et de l'impression qui nait quand l'aliment aban- donne cette première position, passe dans l'arrière-bonclie, et frappe tout l'organe par son goût et par son pariiim. Enfin In sensation réfléchie est le jugement que porte l'âme sur les impressions qui lui sont transmises pnr l'organe. Mettons ce système en action, en voyant ce qui se passe dans l'homme qui mange ou qui boit. Celui qui mange une pèche, par exemple, est d'abord agréablement frappé par l'odeur qui en émane ; il la met dans sa bouche, et éprouve une sensation de fraicheur et d'acidité qui l'engage à continuer; mais ce n'est qu'au moment où il avaie et que la bouchée passe sous la fosse nasale que le parfiim lui est révélé, ce qui complète la sensation que doit causer une pèche. Enfin, ce n'est que lorsqu'il a avalé que, jugeant ce qu'il vient d'éprouver, il se dit à lui-même : « Voilà qui est délicieux ! » Pareillement, quand on boit : tant que le vin est dans la bouche, on est agréablement, mais non parfiiitement impres- ifi MÉDITATION n. sioiiiié; ce n'est qu'au moment où l'on cesse d'avuler qu'on peut véritublement goûter, upprëcier, et découvrir le parfum particulier ù chaque espèce; et il faut un petit intervalle de temps pour que le f;ourmet puisse dire : ■ Il est hon, passable ou mauvais. Peste! c'est du cliambertin? 0 mon Dieu! c'est du surène! •> On voit par là que c'est consequemment aux principes, et par suite d'une pratique bien enten- due, que les vrais amateurs sirotent leur vin (t/iey si/> il); car, à chaque gorgée, quand ils s'arrêtent, ils ont la somme entière du plaisir qu'ils auraient éprouvé s'ils avaient bu le verre d'un seul trait. jy La même chose se passe encore, mais avec bien plus d'énergie, quand le (joùt doit être désa- gréablement affecté. Voyez ce malade que la Faculté contraint à s'ingérer un énorme verre d'une médecine noire, telle qu'on les buvait sous le règne de ; Louis XIV. L'odorat, moniteur fidèle, l'avertit de la saveur repoussante de la liqueur troitresse; ses yeux s'arrondissent I comme à l'approche d'un danger; le dégoût est sur ses lèvres, et déjà son estomac se soulève. Cependant on l'exhorte, il s'arme de courage, se gargarise d'eau-de-vie, se serre le nez, et boit... Tant que le breuvage empesté remplit la bouche et tapisse l'organe, la sensation est concise et l'état supportable; uiaîs à la dernière gorgée, les arrière-goûts se développent, les odeurs nauséabondes agissent, et tous les traits du patient expriment une horreur et un dégoût que la peur de lu mort peut seule faire affronter. DU GOUT. i7 S'il est question, au contraire, d'une boisson insipide, comme, par exemple, un verre d'eau, on n'a ni goût ni arrière-goût; on n'éprouve rien, on ne pense à rien; on a bu, et voilà tout. ORDRE DES DIVERSES IMPRESSIONS DU GOUT. 12. Le goût n'est pas si richement doté que l'ouïe ; celle-ci peut entendre et comparer plusieurs sons à la fois : le goût, au contraire, est simple en actualité, c'est-à-dire qu'il ne peut être impressionné par deux saveurs en même temps. Mais il peut être double, et même multiple par succession, c'est-à-dire que, dans le même acte de gutturation, on peut éprouver successivement une seconde et même une troisième sensation, qui vont en s'afFaiblissant graduellement, et qu'on désigne par les mots arrière-goût , parfum ou fragrance ; de la même manière que, lorsqu'un son principal est frappé, une oreille exercée y distingue une ou plusieurs séries de conson- nances, dont le nombre n'est pas encore parfaitement connu. Ceux qui mangent vite et sans attention ne discernent pas les impressions du second degré ; elles sont l'apanage exclusif du petit nombre d'élus; et c'est par leur moyen qu'ils peuvent classer, par ordre d'excellence, les diverses substances sou- mises à leur examen. Ces nuances fugitives vibrent encore longtemps dans l'or- gane du goût; les professeurs prennent, sans s'en douter, une position appropriée , et c'est toujours le cou allongé et le nez à bâbord qu'ils rendent leurs arrêts. 48 MÉDITATION II. JOCISSANCKS DONT I.E COÏT EST l'oCCASION. 1.1. KTONS niuiiiteimnt un coup 3 poser des principes, créer des métliodcs et dévoiler des causes qui jusque-l» étaient restées occultes. Enfin nous verrons comment, par le ])oiivoir combiné du temps et de l'expérienco, une science nouvelle nous est tout a coup nppunie, qui nourrit, restaure, conserve, persuade, con- sole, et, non contente de jeter a pleines m:iins des fleurs sur Id currière de l'individu, contribue encore puissamment ii la force et à la pros{>érité des empires. Si, au milieu de ces graves clucuhrations , une anecdote piquante, im souvenir aimable, quelque aventure d'une vie agitée, se pré.sentc au bout de la plume, nous la laisserons couler, pour reposer un peu l'attention de nos lecteurs, dont le nombre ne nous effraye point, et avec lesquels au contraire nous nous plairons à confabuler; car si ce sont des bommes, nous sommes sûrs qu'ils sont aussi indulgents qu'instruits; et si ce sont des dames, elles sont nécessairement cbarmantes. fli MÉDITATION 11. Ici le profosseur, plein de sod sujet, laissa tomber sa main, H s'éle\'a clans les hautes ri^{,'ions. Il remonta le torrent des figes , et prit dans leur berceau les sciences qui ont pour but la gratification du goiït : il en suivit les prO{;r^ à travers In nuit des (cinps; et voyant que, ponr les jouissances qu'elles nous procurent, les premiers siècles ont toujours été moins avan- tagés que ceux qui les ont suivis, il saisit sa lyre, et chanta sur le tnodedorien la Mélopée historique qu'on trouvera parmi les Variétés. (Voyez à la fin du volume.) MEDITATION III. DE LA 0ASTHON0MIE. ORIGINE DES SCiKNCF.S, 16. KS sciences ne sont pas comme Minerve, qui sortit tout armée du cerveau de Jupiter; elles sont filles du temps, et se forment insensiblement, d'at>ord par lu collection des méthodes indiquées par l'expérience, et plus tard par la décou- verte des principes qui se déduisent de lu combinaison de ces méthodes. Ainsi , les premiers vieillards que leur ju'udence fit appeler auprès du lit des malades, ceux que la compassion poussa ii soigner les plaies, Furent aussi les premiers médecins. Les bergers d'Egypte, qui observèrent que quelques astres, après une certaine période, venaient correspondre au même endroit du ciel, furent les premiers astronomes. Celui qui, le premier, exprima par des caractères cette 56 MÉDITATION 111. proposition si simple : deux plus deux égalent quatre^ créa les mathématiques , cette science si puissante , et qui a véritable- ment élevé l'homme sur le trône de l'univers. Dans le cours des soixante dernières années qui viennent de s'écouler, plusieurs sciences nouvelles sont venues prendre place dans le système de nos connaissances, et entre autres la stéréotomie, la yéométrie descriptive et la chimie des gaz. Toutes ces sciences , cultivées pendant un nombre infini de générations, feront des progrès d'autant plus sûrs que l'im- primerie les affranchit du danger de reculer. Eh! qui sait, par exemple, si la chimie des gaz ne viendra pas à bout de maîtriser ces éléments jusqu'à présent si rebelles, de les mêler, de les combiner dans des proportions jusqu'ici non tentées, et d'obtenir par ce moyen des substances et des effets qui reculeraient de beaucoup les limites de nos pouvoirs ! ORIGINE DE LA GASTRONOMIE. 17. La gastronomie s'est présentée h son tour, et toutes ses sœurs se sont approchées pour lui faire place. Eh ! que pouvait-on refuser à celle qui nous soutient de la naissance au tombeau, qui accroît les délices de l'amour et la confiance de l'amitié, qui désarme la haine, facilite les affaires, et nous offre, dans le court trajet de la vie, la seule jouissance qui, n'étant pas suivie de fatigue, nous délasse encore de toutes les autres? Sans doute, tant que les préparations ont été exclusivement confiées à des serviteurs salariés, tant que le secret en est resté dans les souterrains, tant que les cuisiniers seuls se sont réservé cette matière et qu'on n'a écrit que des dispensaires, les résultats de ces travaux n'ont été que les produits d'un art. Mais enfin, trop tard peut-être, les savants se sont approchés. DE LA GASTRONOMIE. 57 Ils ont examiné, analysé et classé les substances alimen- taires, et les ont réduites à leurs plus simples éléments. Ils ont sondé les mystères de l'assimilation, et, suivant la matière inerte dans ses métamorphoses , ils ont vu comment elle pouvait prendre vie. Ils ont suivi la diète dans ses efFets passagers ou perma- nents, sur quelques jours, sur quelques mois, ou sur toute la vie. Ils ont apprécié son influence jusque sur la faculté de penser, soit que Tâme se trouve impressionnée par les sens, soit qu'elle sente sans le secours de ses organes ; et de tous ces travaux ils ont déduit une haute théorie , qui embrasse iout l'homme et toute la partie de la création qui peut s'animaliser. Tandis que toutes, ces choses se passaient dans les cabinets des savants, on disait tout haut dans les salons que la science qui nourrit les hommes vaut bien au moins celle qui enseigne à les faire tuer; les poètes chantaient les plaisirs de la table, et les livres qui avaient la bonne chère pour objet présen- taient des vues plus profondes et des maximes d'un intérêt plus général. Telles sont les circonstances qui ont précédé l'avènement de la gastronomie. DÉFINITION DE LA GASTROJIOHIE. 18. La gastronomie est la connaissance raisonnée de tout ce qui a rapport à l'homme, en tant qu'il se nourrit. Son but est de veiller h la conservation des hommes, au moyen de la meilleure nourriture possible. Elle y parvient en dirigeant, par des principes certains, tous ceux qui recherchent, fournissent ou préparent les choses qui peuvent se convertir en aliments. Ainsi, c'est elle, à vrai dire, qui fait mouvoir les cultiva- 8 58 MÉDITATION III. teurs, les vignerons, les pécheurs, les chasseurs et la nom- breuse famille des cuisiniers, quel que soit le titre ou la qunli- ficatîon sous laquelle ils déguisent leur emploi a la préparation des aliments. La gastronomie tient : A l'histoire naturelle, par la classification qu'elle fait des substances alimentaires; A la physique, par l'examen de leurs compositions et de leurs qualités; A la chimie, par les diverses analyses et décompositions qu'elle leur fait subir; A la cuisine, par l'art d'apprêter les mets et de les rendre agréables au goût ; Au commerce, par ta recherche des moyens d'acheter au meilleur marché possible ce qu'elle consomme, et -de débiter te plus avantageusement ce qu'elle présente a vendre ; Enfin, à l'économie politique, par les ressources qu'elle DE LA GASTRONOMIE. 59 présente à l'impôt, et par les moyens d'échange qu'elle établit entre les nations. La gastronomie régit la vie tout entière ; car les pleurs du nouveau-né appellent le sein de sa nourrice; et le mourant reçoit encore avec quelque plaisir la potion suprême qu'hélas! il ne doit plus digérer. Elle s'occupe ainsi de tous les états de la société; car si c'est elle qui dirige les banquets des rois rassemblés, c'est encore elle qui a calculé le nombre de minutes d'ébuUition qui est nécessaire pour qu'un œuf frais soit cuit à point. Le sujet matériel de la gastronomie est tout ce qui peut être mangé; son but direct, la conservation des individus, et ses moyens d'exécution, la culture qui produit, le commerce qui échange, l'industrie qui prépare, et l'expérience qui invente les moyens de tout disposer pour le meilleur usage. OBJETS DIVERS DONT s'oCCUPE LA GASTRONOMIE. 19. La gastronomie considère le goût dans ses jouissances comme dans ses douleurs; elle a découvert les excitations graduelles dont il est susceptible; elle en a régularisé l'action, et a posé les limites que l'homme qui se respecte ne doit jamais outre-passer. Elle considère aussi l'action des aliments sur le moral de l'homme, sur son imagination, son esprit, son jugement, son courage et ses perceptions, soit qu'il veille, soit qu'il dorme, soit qu'il agisse, soit qu'il repose. C'est la gastronomie qui fixe le point d'esculence de chaque substance alimentaire; car toutes ne sont pas présentables dans les mêmes circonstances. Les unes doivent être prises avant que d'être parvenues h leur entier développement, comme les câpres, les asperges ^ les cochons de lait, les pigeons à la cuiller, et autres animaux 60 MÉDlTATIOiN III. qu'on mange dans leur premier âge; d'autres, au moment où elles ont atteint toute la perfection qui leur est destinée, comme les melons, la plupail des fmits, le mouton, le bœuf, et tous les animaux adultes; d'autres, quand elles commen- cent à se décomposer, telles que les nèfles, la bécasse, et sur- tout le faisan; d'autres, enfin, après que les opérations de l'art leur ont ôté leurs qualités malfaisantes, telles que la pomme de terre, le manioc, et autres. C'est encore la gastronomie qui classe ces substances d'après leurs qualités diverses, qui indique celles qui peuvent s'asso- cier, et qui, mesurant leurs divers degrés d'alibilité, distingue celles qui doivent faire la base de nos repas d'avec celles qui n'en sont que des accessoires et d'avec celles encore qui, n'étant déjà plus nécessaires, sont cependant une distraction agréable , et deviennent l'accompagnement obligé de la confa- bulation conviviale. Elle ne s'occupe pas avec moins d'intérêt des boissons qui nous sont destinées, suivant le temps, les lieux et les climats. Elle enseigne à les préparer, à les conserver, et surtout à les présenter dans un ordre tellement calculé, que la jouissance qui en résulte aille toujours en augmentant, jusqu'au moment où le plaisir finit et où l'abus commence. C'est la gastronomie qui inspecte les hommes et les choses, pour transporter d'un pays à l'autre tout ce qui mérite d'être connu, et qui fait qu'un festin savamment ordonné est comme un abrégé du monde, où chaque partie figure par ses repré- sentants. « UTILITÉ DES CONNAISSANCES GASTRONOMIQUES. 20. Les connaissances gastronomiques sont nécessaires à tous les hommes, puisqu'elles tendent à augmenter la somme du plaisir qui leur est destinée : cette utilité augmente en pro- DE Ll GASTRONOMIE. 61 portion de ce qu'elle est appliquée à des classes plus aisées de la société; enfin elles sont indispensables à ceux qui, jouissant d'un gprand revenu, reçoivent beaucoup de monde, soit qu'en cela ils fassent acte d'une représentation nécessaire, soit qu'ils suivent leur inclination , soit enfin qu'ils obéissent à la mode. Ils y trouvent cet avantage spécial , qu'il y a de leur part quelque chose de personnel dans la manière dont leur table est tenue; qu'ils peuvent surveiller jusqu'à un certain point les dépositaires forcés de leur confiance, et même les diriger en beaucoup d'occasions. Le prince de Soubise avait un jour l'intention de donner une fête; elle devait se terminer par un souper, et il en avait demandé le menu. Le maître d'hôtel se présente à son lever avec une belle pan- carte à vignettes, et le premier article sur lequel le prince jeta les yeux fiit celui-ci : cinquante jambons . « Eh quoi! Bertrand, » dit-il, je crois que tu extravagues; cinquante jambons! » veux-tu donc régaler tout mon régiment ? — Nort , mon » prince ; il n'en paraîtra qu'un sur la table ; mais le surplus » ne m'est pas moins nécessaire pour mon espagnole, mes » blonds, mes garnitures, mes... — Bertrand, vous me volez, » et cet article ne passera pas. — Ah! monseigneur, dit l'ar- » tiste pouvant à peine retenir sa colère, vous ne connaissez » pas nos ressources! Ordonnez, et ces cinquante jambons qui » vous oflFusquent, je vais les faire entrer dans un flacon de » cristal pas plus gros que le pouce. » Que répondre à une assertion aussi positive? Le prince sourit, baissa la tête, et l'article passa. MEDITATION 111. I\FLI:e\CE de la CiSTBONOUlE DANS LKS AFFAIRES. 21. N suit que chez tes hommes encore voisins de l'état de nature, aucune afFuire de quelque importance ne se traite qu'à table; c'est bu miheu des festins que les sauvages décident la ■ ' -^ {fuerre ou font la paix; et sans aller si loin, nous voyons que les villajreois font toutes leurs affaires au cabaret. Cette observation n'a pas échappé ù ceux qui ont souvent à traiter les plus grands intérêts ; ils ont vu que l'homme repu n'était pas le même que l'homme à jeun ; que la table étabhs- sait une espèce de lien entre celui qui traite et celui qui est traité; qu'elle rendait les convives plus aptes à recevoir certaines im- pressions, à se soumettre à certaines influences ; de là est née la gastro- nomie politique. Les repas sont de- venus un moyen de gouvernement, et le sort des ]»euples s'est décidé dans un banquet. Ceci n'est ni un paradoxe ni même une nouveauté, mais une simple observation de faits. Qu'on ouvre tous les liistoriens, de- puis Hérodote jusqu'à nos jours, et on verra que, sans même «n excepter les ci)ns|)irations, il ne s'est jamais passe un grand événement <]ui n'ait été conçu, préparé et ordonné dans les festins. DE LA CASTRONOMIK. ACADtUlt DKS GASTRON EL est, au premier npcrçii, ie domaine de la gastronomie, domaine fertile en résultats de toute espèce, et qui ne peut (]ue s'ajjraiidir par les décou- vertes et les travaux des savants qui vont le cultiver; car il est impossible <]ue, avant le laps de peu d'années, la gastroDomie n'ait pas ses académiciens, ses cours, ses professeurs et ses propositions de prix. D'abord, un {^astronome riche et zélé étublira chez lui des assemblées périodiques, où les plus savants théoriciens se réu- niront aux artistes, pour discuter et approfondir les diverses parties de la science alimentaire. Bientôt (et telle est l'histoire de toutes les académies), le jjouvernement interviendra, régularisera, protégera, insti- tuera, et saisira l'occasion de donner au peuple une compen- sation pour tous les orphelins que le canon a faits, pour toutes les Arianes que la générale a fait pleurer. Heureux le dépositaire du pouvoir qui attachera son nom ii cette institution si nécessaire! Ce nom sera répété d'âge en jige avec ceux de Noé, de Bacchus, de Triptolème, et des autres bienfaiteurs de l'humanité; il sera, parmi les ministres, ce que Henri IV est parmi les rois, et son éloge sera dans toutes les bouches, sans qu'aucun règlement en fasse une nécessité. MÉDITATION IV. DE L'APPETIT. D K F I N I T I O N 23. Le mouvement et la vie occasionnent dans le cor|)s vivant une déperdition con- tinuelle de substance ; et le coq>s Immnin, cette machine si compliquce, serait bien- tôt hors de service, si la Providence n'y avait placé un rcssoi-t (]ui l'avertit du moment où ses forces ne sont plus en équilibre avec ses besoins. Ce moniteur est l'appétit. On entend par ce mot la première impression du besoin de manger. L'appétit s'annonce pur un peu de lan^jucur dans ['estomac et une légère sensation de fatijjue. En même temps, l'âme s'occupe d'objets aualo{;ues à ses besoins; la mémoire se rap|)elle les choses qui ont Ûutté le goi'it; l'imagination croit les voir; il y a lii quelque chose qui tient du rêve. Cet état n'est pas sims charmes; et nous avons entendu des miltiers d'adeptes s'écrier dans la joie de leur DE L'APPETIT. 65 cœur : « Quel plaisir d'avoir un bon appétit, quand on a la » certitude de faire bientôt un excellent repas ! » Cependant l'appareil nutritif s'cmeut tout entier : l'estomac devient sensible; les sucs gastriques s'exaltent; les gaz inté- rieurs se déplacent avec bruit ; la bouche se remplit de sucs , et toutes les puissances digestives sont sous les armes, comme des soldats qui n'attendent plus que le commandement pour agir. Encore quelques moments, on aura des mouvements spasmodiques, on baillera, on souffrira, on aura faim. On peut observer toutes les nuances de ces divers états dans tout salon où le diner se fait attendre. Elles sont tellement dans la nature, que la politesse la plus exquise ne peut en déguiser les symptômes; d'où j'ai dégagé cet apophthegme : De toutes les qualités du cuisinier, la plus indispensable est t exactitude. ANECDOTE. 24. J'appuie cette grave maxime par les détails d'une obser- vation faite dans une réunion dont je faisais partie, Quorum pars magna fui, et où le plaisir d'observer me sauva des angoisses de la misère. J'étais un jotir invité à diner chez un haut fonctionnaire public. Le billet d'invitation était pour cinq heures et demie, et au moment indiqué tout le monde était rendu, car on savait qu'il aimait qu'on lut exact, et grondait quelquefois les paresseux. Je fos frappé, en arrivant, de l'air de consternation que je vis régner dans l'assemblée : on se parlait à l'oreille, on regardait dans la cour à travers les carreaux de la croisée; quelques visages annonçaient la stupeur. Il était certainement arrivé quelque chose d'extraordinaire. 9 66 MÉDITATION IV. Je m'approchai de celui des convives que je crus le plus en ëtat de satisfaire ma curiosité, et lui demandai ce qu^ y avait de nouveau. « Hélas ! me répondit-il avec Taccent de la plus » profonde affliction , monseigneur vient d'être mandé au » conseil d'État; il part en ce moment, et qui sait quand il » reviendra? — N'est-ce que cela? répondis-je d'un air d'in- » souciance qui était bien loin de mon cœur. C'est tout au » plus l'affaire d'un quart d'heure ; quelque rensei^ement n dont on aura eu besoin; on sait qu'il y a ici aujourd'hui » diner officiel ; on n'a aucune raison pour nous faire jeûner. » Je parlais ainsi; mais au fond de l'âme, je n'étais pas sans inquiétude, et j'aurais voulu être bien loin. La première heure se passa bien , on s'assit auprès de ceux avec qui on était lié ; on épuisa les sujets banaux de conver- sation , et on s'amusa à faire des conjectures sur la cause qui avait pu faire appeler aux Tuileries notre cher amphitryon. A la seconde heure, on commença à apercevoir quelques symptômes d'impatience : on se regardait avec inquiétude, et les premiers qui murmurèrent furent trois ou quatre convives qui, n'ayant pas trouvé de place pour s'asseoir, n'étaient pas en position commode pour attendre. A la troisième heure, le mécontentement fut général, et tout le monde se plaignait. « Quand reviendra-t-il? disait » l'un. — A quoi pense-t-il? disait l'autre. — C'est à en » mourir! » disait un troisième. Et on se faisait, sans jamais la résoudre, la question suivante : « S'en ira-t-on? ne s'en ira-t-on pas? » A la quatrième heure , tous les symptômes s'aggravèrent : on étendait les bras, au hasard d'éborgner les voisins; on entendait de toutes parts des bâillements chantants; toutes les figures étaient empreintes des couleurs qui annoncent la concentration ; et on ne m'écouta pas quand je me hasardai de dire que celui dont l'absence nous attristait tant était sans doute le plus malheureux de tous. L'attention fut un instant distraite par une apparition. Un DE L'APPÉTIT. 67 des convives, plus habitué que les autres, pénétra jusque dans les cuisines; il en revint tout essoufflé : sa figure annonçait la fin du monde, et il s'écria d'une voix à peine articulée et de ce ton sourd qui exprime à la fois la crainte de faire du bruit et l'envie d'être entendu : ■ Monseigneur est pdrti sans donner ■ d'ordre, et, quelle que soit son absence, on ne servira pas ■ qu'il ne revienne. » Il dit : et l'eFFroi que causa son allocu- tion ne sera pas surpassé par l'effet de la trompette du juge- ment dernier. Parmi tous ces martyrs, le plus malheureux était le bon d'ÀigrefeuiJIe , que tout Paris a connu; son corps n'était que soufirance, et la douleur du Laocoon était sur son visage. Pâle, égaré, ne voyant rien, il vint se bûcher sur un fauteuil , croisa ses petites mains sur son gros ventre, et ferma les yeux, non pour dormir, mais pour attendre la mort. Elle ne vint cependant pas. Vers les dix heures on entendit une voiture rouler dans la cour; tout le monde se leva d'un mouvement spontané. L'hilarité succéda à ta tristesse, et après cinq minutes on était à table. Mais l'heure de l'appétit était passée. On avait l'air étonné de commencer a dîner ii une heure si indue; les mâchoires n'eurent point ce mouvement isochrone qui annonce un tra- vail régulier; et j'ai su que plusieurs convives en avaient été incommodés. La marche indiquée en pareil cas est de ne point manger immédiatement après que l'obstacle a cessé; mais d'avaler un verre d'eau sucrée, ou une tasse de bouillon, pour consoler l'estomac, et d'attendre ensuite douze ou quinze minutes, sinon l'organe convulsé se trouve opprimé par le poids des aUments dont on le surcharge. MÉDITATION IV. ANDS APPETITS, 25. UAKD on voit, dans les livres primi- tifs, les apprêts qui se faisaient pour recevoir deux ou trois personnes, ainsi que les portions énormes que l'on servait à un seul hâte, il est difficile de se refuser à croire que les hommes qui vivaient plus près que nous du berceau du monde ne tiissent aussi doués d'un bien plus grand appétit. Cet appétit était censé s'accroître en raison directe de la dignité du personnage; et celui à qui on ne servait pas moins que le dos entier d'un taureau de cinq ans était destiné à boire dans une cnupe dont il avait peine à supporter le poids. Quelques individus ont existé depuis, pour porter témoi- gnage de ce qui a pu se passer autrefois, et les recueils sont pleins d'exemples d'une voracité a peine croyable, et qui s'étendait a tout, même aux objets les plus immondes. Je ferai grâce à mes lecteurs de ces détails quelquefois assez dégoûtants, et je préfère leur conter deux faits particuliers, dont j'ai été témoin , et qui n'exigent pas de leur part une foi bien implicite. J'allai, il y a environ quarante ans, faire une visite volante au curé de Bregnier, homme de grande taille, et dont l'appétit avait une réputation bailliagère. Quoiqu'il fut à peine midi, je le trouvai déjà à table. On avait emporté la soupe et le bouilli, ut h ces deux plats obligés avaient succédé un gigot de mouton à In royale, un assez beau chapon et une salade copieuse. Dès qu'il me vit paraître, il demanda pour moi un couvert, que je refusai, et je fis bien; car, seul et sans aide, il se DE I.'APPÉTIT. Gi) débarrassa très -lestement de tout, snvoir : du gi^jot jusqu'à l'ivoire, du chnpon jusqu'aux os, et de la salade jusqu'au fond du plat. On apportn bientôt un assez grand fromage blanc, dans lequel il fit une brèche angulaire de quatre-vingt-dix degrés : il arrosa le tout d'une bouteille de vin et d'une carafe d'eau, après quoi il se reposa. Ce qui m'en fit plaisir, c'est que, pendant toute cette opération qui dura à peu près trois quarts d'heure, le vénérable pasteur n'eut point l'air affairé. Les gros morceaux qu'il jetait dans sa bouche profonde ne l'empêchaient ni de parler ni de rire; et il expédia tout ce qu'on avait servi devant lui sans y mettre plus d'appareil que s'd n'avait mangé que trois mauviettes. C'est ainsi que le général Bisson, qui buvait chaque jour huit bouteilles de vin à son déjeuner, n'avait pas l'air d'y toucher; il avait un plus grand verre que les autres, et le vidait plus souvent; mais on eût ourvus, et devient clioir, ongle, os ou cbeveu, comme la même terre arrosée de la même eau produit un radis, une laitue ou un pissenlit, selon les graines que le jardinier hii a confiées. La seconde est qu'on n'obtient point, dans l'organisation vitale, les mêmes produits que dans la cliimie absolue; car les organes destinés à produire la vie et le mouvement agissent puissamment sur les principes qui leur sont soumis. Mais la nature, qui se plait à s'envelopper de voiles et à nous arrêter au second ou au troisième pas, a cacbé le labo- ratoire où elle fait ses transformations; et il est véritablement difficile d'expliquer comment, étant convenu que le corps humain contient de la chaux, du soufre, du phosphore, du fer et dix autres substances encore, tout cela peut cependant se soutenir et se renouveler pendant plusieurs années avec du pain et de l'eau. DES SPECIALITES. SECTION HKUXIKMK. Lorsque j'ai commence d'ëcrire, ma table des matières était fuite, et mon livre tout entier dans ma tête; cependant je n'ai avancé qu'avec len- teur, parce qu'une partie de mon temps est consacrée à des travaux plus sérieux. Durant cet intervalle de temps, quelques parties de la matière que je croyais m'étre réservée ont été effleurées; des livres élémentaires de chimie et de matière médicale ont été mis entre les mains de tout le monde ; et des choses que je croyais enseigner pour la première fois sont devenues popu- laires : par exemple, j'avais employé a lu chimie du pot-au-feu plusieurs pages dont la substance se trouve dans deux ou trois ouvrages récemment publiés. Il 82 MÉDITATION VI. En conséquence, j'ai dû revoir cette partie de mon travail, et l'ai tellement resserrée, qu'elle se trouve réduite à quelques principes élémentaires, à des théories qui ne sauraient être trop propagées, et à quelques observations, fruit d'une longue expérience, et qui, je l'espère, seront nouvelles pour la grande partie de mes lecteurs. N appelle pot-au-feu un morceau de bœuf destiné à être traité à l'eau bouil- lante légèrement salée, pour en extraire les parties so lubies. Le bouillon est le liquide qui reste après l'opération consommée, r. Knfiu on appelle bouilli la cbair dé- pouillée de su {)urtie soluble. L'eau dissout d'abord une partie de l'osmazomej puis l'al- bumine, qui, se coagidant avant le 50" degré de Réaumur, forme l'écume qu'on enlève ordinairement; puis, le surplus, de l'osmazôme avec la partie extractive ou jus; enfin, quel- ques portions de l'enveloppe des fibres, qui sont détacbées par la continuité de i'ébullttion. Pour avoir de bon bouillon, il tant que l'eau s'échauffe lentement, afin que l'albumine ne se cnagide pas dans l'inté- rieur avant d'être extraite; et il faut «pie l'ébullition s'aper- çoive à peine, afin que les diverses parties qui sont successi- vement dissoutes puissent s'imir intimement et sans trouble. On joint au bouillon des légumes ou des racines pour en relever le godt, et du pain ou des pâtes pour le rendre plus nourrissant : c'est ce qu'on appelle un potage. Le potage est une nourriture saine, légère, nourrissante, et qui convient à tout le monde; il réjouit l'estomac, et le DKS SPÉCIALITÉS. 83 dispose à recevoir et à digérer. Les personnes menacées d'obésité n'en doivent prendre que le bouillon. On convient généralement qu'on ne mange nulle part d'aussi bon potage qu'en France, et j'ai trouvé dans mes voyages la confirmation de cette vérité. Ce résultat ne doit point étonner; car le potage est la base de la diète nationale française, et l'expérience des siècles a dû le porter à sa perfection. § II. DU BOUILLI. 33. Le bouilli est une nourriture saine, qui apaise promptement la faim, se digère assez bien, mais qui seul ne restaure pas beaucoup, parce que la viande a perdu dans l'ébullition une partie des sucs animalisables. On tient comme règle générale en administration que le bœuf bouilli a perdu la moitié de son poids. Nous comprenons sous quatre catégories les personnes qui mangent le bouilli : 1* Les routiniers, qui en mangent parce que leurs parents en mangeaient, et qui, suivant cette pratique avec une sou- mission implicite, espèrent bien aussi être imités par leurs enfants ; 2^ Les impatients, qui, abhorrant l'inactivité à table, ont contracté l'habitude de se jeter immédiatement sur la première matière qui se présente ( materiam subjectam ) ; 3* Les inattentifs, qui, n'ayant pas reçu du ciel le feu sacré, regardent les repas comme les heures d'un travail obligé, met- tent sur le même niveau tout ce qui peut les nourrir, et sont à table comme l'huitre sur son banc ; 4* Les dévorants, qui, doués d'un appétit dont ils cher- chent à dissimuler l'étendue, se hâtent de jeter dans leur estomac une première victime pour apaiser le feu gastrique 8* MÉDITATIO^ VI. C(ui les dévore, et servir de base aux divers envois qu'ils se proposent d'acheminer pour la même destinution. Les professeurs ne tnan{,'ent jamais de bouilli , par respect pour les principes, et parce qu'ils ont fait entendre en chaire cette vérité incontestable : Le bouilli est de la chair moins son jus ' . § 111. VOLAILLES. 34. ' F. suis grand partisan des causes secondes, et crois fermement que le {Tenre entier des gallinacés a été créé uniquement pour doter nos garde-manjîcr et enrichir nos banquets. EHectivement, depuis la caille jusqu'au coq d'Inde, partout où on rencontre un individu de celte nombreuse famille, on est sûr tie trouver un aliment léger, savoureux, et qui convient é(^alement au convalescent et à l'homme qui jouit de la plus robuste santé. Car quel est celui d'entre nous qui, condamné par ia Faculté a la chère des Pères du désert, n'a pas souri à l'aile de poulet proprement coupée, qui lui annonçait qu'enRn îl allait être rendu ti la vie soci.lle? Nous ne nous sommes pas contentés des qualités que la nature avait données aux gallinacés; l'art s'en est emparé, et sous prétexte de les améliorer, il en a fait des martyrs. Non-seulement on les prive des moyens de se reproduire, mais on les tient dans la solitude, on les jette dans l'obscurité, on ' Ceue vrrîlc mmmcnce à percer, el le bouilli » dînéii; nn le minpl.-ire p.ir un Kler rAli, un liirliut »ii une m.ileloie. DES SPËCIALITI-.S. 85 [es force à manger, et on les amène ainsi a un embonpoint qui ne lenr étnit pas destiné. Il est THii que cette gniisse nitra naturelle est aussi déli- cieuse, et que c'est au moyen de ces pratiques dumnables qu'on leur donne cette finesse et cette succulence qui en font les délices de nos meilleures tables. Ainsi améliorée, lu volaille est pour la cuisine ce qu'est la toile pour les peintres, et pour les charlatans le chapeau de Fortunatus; on nous la sert bouillie, rôtie, frite, chaude ou froide, entière ou par parties, avec ou sans suuce, désossée, écorchéc, farcie, et toujours avec un éjjal succès. Trois pays de l'ancienne France se disputent l'honneur de fournir les meilleures volailles, .savoir : le pays de Cuiix, le Mans et lu Bresse. Relativement aux chapons, il y a du doute, et celui qu'on tient sous la fourchette doit paraître le meilleur; mais pour les poulardes, la préférence appartient ii celles de Bresse, qu'on n]>pelle poulardes fines, et qui sont rondes comme une pomme; c'est grand dommage qu'elles soient rares a Paris, où elles n'arrivent que dans des bourriches votives. 8(5 MÉDITATION VI. IV. — Di- COQ d*inde: 35. Le dindon est certainement un des plus beaux cadeaux que le nouveau monde ait faits k Tancien. Ceux qui veulent toujours en savoir plus que les autres ont dit que le dindon était connu aux Romains, qu^il en fîit servi un aux noces de Charlemagpie , et qu'ainsi c'est mal à propos qu'on attribue aux jésuites l'honneur de cette savoureuse importation. A ce paradoxe on poiirrait n'opposer que deux choses : P Le nom de l'oiseau, qui atteste son origine; car autrefois l'Amérique était désignée sous le nom d*Indes occidentales; 2® La figure du coq d'Inde, qui est évidemment tout étrangère. Un savant ne j>ourrait pas s'y tromper. Mais, quoique déjà bien persuadé, j'ai fait à ce sujet des recherches assez étendues, dont je fais grâce au lecteur, et qui m'ont donné pour résultat : V Que le dindon a paru en Europe vers la fin du dix- septième siècle; 2® Qu'il a été importé par les jésuites, qui en élevaient une grande quantité , spécialement dans une ferme qu'ils possé- daient aux environs de Bourges ; 3* Que c'est de là qu'ils se sont répandus peu à peu sur la surface de la France : c'est ce qui fait qu'en beaucoup d'en- droits, et dans le langage familier, on disait autrefois et on dit encore un jésuite, pour désigner un dindon ; 4* Que l'Amérique est le seul endroit où on a trouvé le dindon sauvage et dans l'état de nature (il n'en existe pas en Afirique) ; 5® Que dans les fermes de l'Amérique septentrionale, où il est fort commun, il provient, soit des œufs qu'on a pris et fait DES SPÉCIALITÉS. 87 couver, soit des jeunes dindonneaux qu'on a surpris dans les bois et apprivoisés : ce qui fait qu'ils sont plus près de l'état de nature, et conservent davantage leur plumage primitif. Et vaincu par ces preuves , je consene aux bons pères une double part de reconnaissance, car ils ont aussi importé le quinquina, qui se nomme en anglais jesiut's bark (écorce des jésuites). Les mêmes recherches m'ont appris que l'espèce du coq d'Inde s'accUmate insensiblement en France avec le temps. Des observateurs éclairés m'ont appris que vers le milieu du siècle précédent, sur vingt dindons éclos, dix à peine venaient à bien ; tandis que maintenant, toutes choses égales, sur vingt on en élève quinze.' Les pluies d'orage leur sont surtout funestes. Les grosses gouttes de pluie, chassées par le vent, frappent sur leur tête tendre et mal abritée , et les font périr. DES DINDOMPHILKS. 36. Le dindon est le plus gros, et sinon le plus fin, du moins le plus savoureux de nos oiseaux domestiques. Il jouit encore de l'avantage unique de réunir autour de soi toutes les classes de la société. Quand les vignerons et les cultivateurs de nos campagnes veulent se régaler dans les longues soirées d'hiver, que voit-on rôtir au feu brillant de la cuisine où la table est mise? un dindon. Quand le fabricant utile, quand l'artiste laborieux rassemble quelques amis pour jouir d'un relâche d'autant plus doux qu'il est plus rare, quelle est la pièce obligée du diner qu'il leur offre? Un dindon farci de saucisses et de marrons de Lyon. Et dans nos cercles les plus éminemment gastronomiques, dans ces réunions choisies, où la politique est forcée de céder 88 ^lEDITATION VI. le pas aux dissertations sur le goût, qu'attend-on? que désire- t-on? que voit-on au second service? une dinde truffée!... Et mes mémoires secrets contiennent la note que son suc res- taurateur a plus d'une fois éclairci des faces éminemment diplomatiques. INFLLKNCE FINANCIKRK OU DINDON. 37. L'importation des dindons est devenue la cause d'une addition importante à la fortune publique, et donne lieu à un commerce assez considérable. Au moyen de l'éducation des dindons, les fermiers acquit- tent plus facilement le prix de leurs baux; les jeunes filles amassent souvent une dot suffisante, et les citadins qui veu- lent se régaler de cette chair étrangère sont obligés de céder leurs écus en compensation. Dans cet article purement financier, les dindes tniffées demandent une attention particulière. J'ai quelque raison de croire que depuis le commencement de novembre jusqu'à la fin de février, il se consomme à Paris trois cents dindes truffées par jour : en tout trente-six mille dindes. Le prix commun de chaque dinde ainsi conditionnée est îiu moins de 20 francs, en tout 720,000 francs; ce qui fait un fort joli mouvement d'argent. A quoi il faut joindre ime somme pareille pour les volailles, faisans, poulets et perdrix pareillement truffés, qu'on voit chaque jour étalés dans les magasins de comestibles, pour le supplice des contemplateurs qui se trouvent trop courts pour y atteindre. DES SPÉCIALITÉS. 89 EXPLOIT Dr PROFESSEUR. 38. ENDANT mon séjour à Hartford, dans le Gon- necticut, j'ai eu le bonheur de tuer une dinde sauvage. Cet exploit mérite de pas- ser à la postérité, et je le conterai avec d'autant plus de complaisance, que c'est moi qui en suis le héros. Un vénérable propriétaire américain {American farmer) m'avait invité à aller chasser chez hii; il demeurait sur les derrières de l'État {back yrounds), me promettait des perdrix, des écureuils gris, des dindes sauvages {wîld cocks)^ et me donnait la Faculté d'y mener avec moi un ami ou deux à mon choix. En conséquence, un beau jour d'octobre 1794, nous nous acheminâmes, M. King et moi, montés sur deux chevaux de louage, avec l'espoir d'arriver vers le soir à la ferme de M. Bulovir, située à cinq mortelles lieues de Hartford, dans le Connecticut. M. King était un chasseur d'une espèce extraordinaire; il aimait passionnément cet exercice; mais quand il avait tué une pièce de gibier, il se regardait comme un meurtrier, et faisait sur le sort du déBmt des réflexions morales et des élégies qui ne l'empêchaient pas de recommencer. Quoique le chemin fut à peine tracé, nous arrivâmes sans accident, et nous fûmes reçus avec cette hospitalité cordiale et silencieuse qui s'exprime par des actes, c'est-à-dire qu'en peu d'instants tout fîit examiné, caressé et hébergé, hommes, chevaux et chiens, suivant les convenances respectives. Deux heures environ furent employées à examiner la ferme et ses dépendances : je décrirais tout cela si je voulais , mais 12 ÎK) MEDITATION VI. j'aîme mieux montrer au lecteur quatre beaux brins de fille {buxum lasses) dont M. Bulow était père, et pour qui notre arrivée était un grand événement. Leur à{;e était de seize à vin^jt ans ; elles étaient rayonnantes de fraîcheur et de santé, et il v avait dans toute leur personne tant de simplicité, de souplesse et d'abandon , que Taction la plus commune suffisait pour leur prêter mille charmes. Peu après notre retour de la promenade, nous nous assîmes autour d'une table abondamment servie. Un superbe morceau de com'd beef (bœuf à mi-sel), une oie daubée (stew'd), et une magnifique jambe de mouton {gigoi)^ puis des racines de toute espèce {plenty), et aux deux bouts de la table deux énormes pots d'un cidre excellent dont je ne pouvais pas me rassasier. Quand nous eûmes montré à notre hôte que nous étions de vrais chasseurs, du moins par l'appétit, il s'occupa du but de notre voyage : il nous indiqua de sou mieux les endroits où nous trouverions du gibier, les points de reconnaissance qui nous guideraient au retour, et surtout les fermes où nous pourrions trouver de quoi nous rafraîchir. Pendant cette conversation, les dames avaient préparé d'excellent thé, dont nous avalâmes plusieurs tasses; après quoi on nous montra une chambre à deux lits, où l'exercice et la bonne chère nous procurèrent un sommeil délicieux. Le lendemain , nous nous mimes en chasse un peu tard ; et parvenus au bout des défrichements faits par les ordres de M. Bulow, je me trouvai, pour la première fois, dans une forêt vierge, et où la cognée ne s'était jamais fait entendre. Je m'y promenais avec délices, observant les bienfaits et les ravages du temps qui crée et détruit, et je m'amusais à suivre toutes les périodes de la vie d'un chêne, depuis le moment où il sort de la terre avec deux feuilles , jusqu'à celui où il ne reste plus de lui qu'une longue trace noire, qui est la poussière de son cœur. M. King me reprocha mes distractions, et nous nous mimes DES SI'ECIAI-ITKS. m a cliusser. Nous tuâmes d'abord quelques-unes de ces jolies petites perdrix {prises qui sont si rondes et si tendres. Nous ahattimes ensuite six on sept écureuils {;ris, dont on fuit grund cas dans ce pays; enRii notre heureuse étoile nous amena au milieu d'une compagnie de coqs d'Inde. Ils partirent à peu d'intervalle les uns des autres, d'un vol bruyant, rapide, et en Puisant de {grands cris. M. King tira sur le premier, et courut n))rès : les autres étaient hors de portée; enfin, le plus pnresseux s'éleva ii dix pas de moi; je le tirai dans une clairière, et il tomba roide mort. Il fiiut être chasseur pour concevoir l'extrême joie que me c:nisa un si beau coup de fiisil. .l'cmpnignai le superbe volatile. et je le retournais en tout sens de|>uis un quart d'heure, quand j'entendis M. King qui criait il l'aide; j'y coums, et je trouvai qu'il ne m'appelait que pour l'aider dans la recherche d'un dindon qu'il prétendoit avoir tué, et qui n'en avait pas moins disparu. Je mis mon cliien sur la trace; mais il nous conduisît dans des halliers si épais et si épineux, qu'un serpent n'y aurait 92 MÉDITATION VI. pas pénétré; il fullut donc y renoncer; ce qui mit mon cama- rade dans un accès d'humeur qui dura jusqu'au retour. Le surplus de notre chasse ne mérite pas les honneurs de l'impression. Au retour, nous nous égarâmes dans ces bois indéfinis, et nous courions grand risque d'y passer la nuit, sans les voix argentines des demoiselles Bulow et la pédale de leur papa, qui avait eu la bonté de venir au-devant de nous, et qui nous aidèrent à nous en tirer. Les quatre sœurs s'étaient mises sous les armes : des robes très-fraîches, des ceintures neuves, de jolis chapeaux et nue chaussure soignée annoncèrent qu'on avait fait quelques frais pour nous; et j'eus, de mon côté, l'intention d'être aimable pour celle de ces demoiselles qui vint prendre mon bras, tout aussi propriétairement que si elle eût été ma femme. En arrivant à la ferme, nous trouvâmes le souper servi; mais , avant que d'en profiter, nous nous assîmes un instant auprès d'un feu vif et brillant qu'on avait allumé pour nous , quoique le temps n'eût pas indiqué cette précaution. Nous nous en trouvâmes très-bien, et fîimes délassés comme par enchantement. Cette pratique venait sans doute des Indiens , qui ont tou-* jours du feu dans leur case. Peut-être aussi était-ce une tradi- tion de saint François de Sales, qui disait que le feu était bon douze mois de l'année. {Non liquet.) Nous mangeâmes comme des affamés; un ample bowl de punch vint nous aider à finir la soirée, et une conversation où notre hôte mit bien plus d'abandon que la veille nous conduisit assez avant dans la nuit. Nous parlâmes de la guerre de l'indépendance, où M. Bulow avait servi comme officier supérieur; de M. de La Fayette, qui grandit sans cesse dans le souvenir des Américains, qui ne le désignent que par sa qualité {the marquis) ; de l'agri- culture, qui, en ce temps, enrichissait les États-Unis, et enfin de cette chère France, que j'aimais bien plus depuis que j'avais été forcé de la quitter. * DES SPÉCIALITÉS. 93 Pour reposer la conservation, M. Bulow disait de temps a autre à sa fille aînée : « Mariah! give us a song. » Et elle nous chanta sans se faire prier, et avec un embarras charmant, hi chanson nationale Yankee diiddle, la complainte de la reine Marie et celle du major André, qui sont tout à fait populaires en ce pays. Maria avait pris quelques leçons, et, dans ces lieux élevés, passait pour une virtuose; mais son chant tirait surtout son mérite de la quahté de sa voix, qui était à la fois douce, fraîche et accentuée. Le lendemain , nous partîmes malgré les instances les plus amicale^; car là aussi j'avais des devoirs à remplir. Pendant qu'on préparait les chevaux, M. Bulow, m'ayant pris à part, me dit ces paroles remarquables : « Vous voyez en moi, mon cher monsieur, un homme heu- » reux, s'il y en a un sous le ciel : tout ce qui vous entoure » et ce que vous avez vu chez moi sort de mes propriétés. Ces » bas, mes filles les ont tricotés; mes souliers et mes habits » proviennent de mes troupeaux; ils contribuent aussi, avec » mon jardin et ma basse-cour, à me fournir une nourriture » simple et substantielle; et ce qui fait l'éloge de notre gou- » vernement, c'est qu'on compte dans le Connecticut des mil- » liers de fermiers tout aussi contents que moi, et dont les » portes, de même que les miennes, n'ont pas de serrures. » Les impôts ici ne sont presque rien ; et tant qu'ils sont » payés nous pouvons dormir sur les deux oreilles. Le congrès » favorise de tout son pouvoir notre industrie naissante; des » facteurs se croisent en tout sens pour nous débarrasser de » ce que nous avons à vendre; et j'ai de l'argent comptant » pour longtemps, car je viens de vendre au prix de vingt- » quatre dollars le tonneau, la farine que je donne ordinaire- » ment pour huit. » Tout nous vient de la liberté que nous avons conquise et » fondée sur de bonnes lois. Je suis maître chez moi, et vous » ne vous en étonnerez pas quand vous saurez qu'on n'y en- » tend jamais le bruit du tambour, et que, hors le 4 juillet, 94 MÉDITATION VI. I» anniversaire glorieux de notre indépendance, on n*y voit ni » soldats, ni uniformes, ni baïonnettes. » Pendant tout le temps que dura notre retour, j'eus Tair absorbé dans dé profondes réflexions : on croira peut-être que je m'occupais de la dernière allocution de M. Bulow; mais j'avais bien d'autres sujets de méditation : je pensais à la manière dont je ferais cuire mon coq d'Inde, et je n'étais pas sans embarras, parce que je craignais de ne pas trouver à Hartford tout ce que j'aurais désiré; car je voulais m'élever un trophée en étalant avec avantage mes dépouilles opimes. Je fais un douloureux sacrifice en supprimant les détails du travail profond dont le but était de traiter d'une manière dis- tinguée les convives américains que j'avais engagés. Il suffira de dire que les ailes de perdrix furent ser\'ies en papillote , et les écureuils gris court-bouillonnés au vin de Madère. Quant au dindon , qui faisait notre unique plat de rôti ,' il fut charmant à la vue, flatteur à l'odorat et délicieux au goût. Aussi , jusqu'à la consumniation de la dernière de ses parti- cules , on entendait tout autour de la table : « Very good ! » exceedingly good ! oh ! dear sir, what a glorious bit ! » Très- bon , extrêmement bon ! ô mon cher monsieur, quel glorieux morceau * ! § Y. DU GIUIKII. 39. On entend par gibier les animaux bons à manger qui vivent dans les bois et les campagnes, dans l'état de liberté naturelle. * La chair de la dinde sauva^jc est plus rolorcc ei plus parfumée que relie de la dinde domestique. J'ai appris avec plaisir que mon estimable collègue, M. Dose, en avait tué dans la Caroline, qu'il les avait trouvées excellentes, et surtout bien meilleure» que celles que nous élevons en Europe. Aussi conseille-1-il à ceux qui en élèvent de leur donner le plus de liberté possible, de les conduire aux champs, et même dans les bois, pour en rehausser le goût et les rapprocher d'autant de l'espèce pnmîtive. (^Annales d^ir/ricnkure , cah. du 28 févri:*r 1821.) DES SPÉCIALITÉS. 95 Nous disons bons à manger, parce que quelques-uns de ces animaux ne sont pas compris sous la dénomination de {jibier. Tels sont les renards, blaireaux, corbeaux, pies, chats-huants et autres : on les appelle bétes puantes. Nous divisons le gibier en trois séries : La première commence à la grive et contient, en descendant, tous les oiseaux de moindre volume, appelés petits oiseaux. La seconde commence en remontant au raie de genêt , à la bécasse, à la perdrix, au faisan, au lapin et au lièvre; c'est le gibier proprement dit : gibier de terre et gibier de marais, gibier de poil, gibier de plume. La troisième est plus connue sous le nom de venaison ; elle se compose du sanglier, du chevreuil et de tous les autres animaux fissipèdes. Le gibier fait les délices de nos tables; c'est une nourriture saine, chaude, savoureuse, de haut goût, et facile à digérer toutes les fois que l'individu est jeune. Mais ces qualités n'y sont pas tellement inhérentes qu'elles ne dépendent beaucoup de l'habileté du préparateur qui s'en occupe. Jetez dans un pot du sel, de l'eau et un morceau de boeuf, vous eu retirerez du bouilli et du potage. Au bœuf, substituez du sanglier ou du chevreuil, vous n'aurez rien de bon ; tout l'avantage , sous ce rapport , appartient à la viande de boucherie. Mais sous les ordres d'un chef instruit, le gibier subit un grand nombre de modifications et transformations savantes, et fournit la plupart des mets de haute saveur qui constituent la cuisine transcendante. Le gibier tire aussi une grande partie de son prix de la nature du sol où il se nourrit; le goût d'une perdrix rouge du Périgord n'est pas le même que celui d'une perdrix rouge de Sologne; et quand le lièvre tué dans les plaines des environs de Paris ne parait qu'un plat assez insignifiant, un levraut né sur les coteaux brûlés du Yalromey ou du haut Dauphiné est peut-être le plus parfumé de tous les quadrupèdes. 96 MÉDITATION VI. Punni les jH-tits oiseaux, le premier par ordre d'oxcelleiice est sans contredit le beclif;ue. Il s'enffraisse au moins autant que le rouge-gorge ou l'or- tolan , et la nature lui a donné en outre une amertume légère et un parfiim unique si exquis, qu'ils engagent, remplissent et béatifient toutes les puissances dégustatrices. Si un becfigiie était de la grosseur d'un faisan, on le paverait certainement à l'égal d'un arpent de terre. C'est grand dommage que rot oiseau privilégié se voie si rarement ii Paris ; il en arrive n la vérité quelques-uns, mais il leur manque la graisse qui fait tout leur mérite, et on peut dire qu'ils ressemblent ii peine à ceux qu'on voit dans les départements de l'est on du midi de la Trance '. Peu de gens savent manger les petits oiseaux; en voici la ' J'iil PiilnKlii pnrW » Bi-lli-y. il.ii)« nin jeimuir, ilii ji'aiiili- FM, ni il;iiij ce diuci'91', ei (lu goùl |iariîciilipr qu'il avait pour li-* liccfiguca. Dt'it qu'on en l'ntenilait rrier, on disait : Voil.j le» liecfigueB, le |itre Fnb! etl en ruule, KfFcclivemcnl , il ne manfjnnit jninaijt iVarriver )e I" BP|ilciiibre avec un ami : il vcnnîl s'en rt^alcr prndant [oui le pn«s.t«e; eliacun ae faitail uii plaisir ilc Ion inviter, et ils juinaieitl ver« le S5. Tant qu'il fin en Frani^c, il iir manqua jatnaiii ùe faire «on voy!i|;e oi-iiillio- p^nitcix-ier en 1688. Le pi'-rc Kiilii (Konon') rtall un linnimc d'un (^and ■avoir; îl a fait divers ouvrages de théologie et île phyuïquc, dann l'un desijnels il eberelie À ju-otiver qu'il avait dêmuverl la rircnl.iiion du flaiij; avant on du innin« aiimilOl qn'llarvev. DES SPECIALITES. 97 méthode telle qu'elle m'a été confidentiellement transmise par le chanoine Gharcot, g[ourmand par état et gastronome parfait, trente ans avant que le nom fût connu. Prenez par le bec un petit oiseau bien gras , saupotidrez-le d'un peu de sel, ôtez-en le gésier, enfoncess-le adroitement dans votre bouche, mordez et tranchez tout près de vos doigts, et mâchez vivement : il en résultera un suc assez abondant pour envelopper tout l'organe, et vous goûterez un plaisir inconnu au vulgaire. Odi profaiiiiin viilgii8, et urceo. Horace. La caille est, parmi le gibier proprement dit, ce qu'il y a de plus mignon et de plus aimable. Une caille bien grasse plaît également par son goût, sa forme et sa couleur. On fait acte d'ignorance toutes les fois qu'on la sert autrement que rôtie ou en papillotes , parce que son parfum est très-fugace , et toutes les fois que l'animal est en contact avec un liquide , il se dissout, s'évapore et se perd. La bécasse est encore un oiseau très-distingué, mais peu de gens en connaissent tous lee charmes. Une bécasse n'est dans toute sa gloire que quand elle a été rôtie sous les yeux d'un chasseur, et surtout du chasseur qui l'a tuée ; alors la rôtie est confectionnée suivant les règles voulues, et la bouche s'inonde de délices. Au-dessus des précédents, et même de tous, devrait se placer le faisan ; mais peu de mortels savent le présenter à point. Un faisan mangé dans la première huitaine de sa mort ne vaut ni une perdrix ni un poulet, car son mérite consiste dans son arôme. La science a considéré l'expansion de cet arôme, l'expé- rience l'a mise en action, et un faisan saisi pour son infocation est un morceau digne des gourmands les plus exaltés. On trouvera dans les Variétés la manière de rôtir im faisan à la sainte alliance. Le moment est venu où cette méthode, jusqu'ici concentrée dans un petit cercle d'amis, doit s'épan- 13 «» .» < I • ••Il • ' r' '■•... . .1 I •♦ ■ 'i • ; ,1 > ' « I ■ .r; ■ S I I. .' I \ » »' I M I « ,' M ' Il '' ;, \ I ,4l'sli^«^"ftW^ 4^ ^iiàki' ^W^é ^r ;la :;i[AS5:e ai lA i-x^c:;;:? DES SPÉCIALITÉS. 99 très-grand cas, et poussaient la délicatesse jusqu'à pouvoir deviner au {joùt en quelles eaux il avait été pris. Ils en conservaient dans des viviers; et on connaît la cruauté de Vadius Pollion , qui nourrissait des murènes avec les corps des esclaves qu'il faisait mourir : cruauté que l'em- pereur Domitien désapprouva hautement, mais qu'il aurait dû punir. Un g^rand débat s'est élevé sur la question de savoir lequel doit l'emporter, du poisson de mer ou du poisson d'eau douce. Le différend ne sera probablement jamais jugé, conformé- ment au proverbe espagnol, sobre los gustos, no hai disputa. Chacim est affecté à sa manière : ces sensations fugitives ne peuvent s'exprimer par aucun caractère connu, et il n'y a pas d'échelle pour estimer si un cabillaud , une sole ou un turbot valent mieux qu'une truite saumonnée, un brochet de haut bord ou même une tanche de six ou sept livres. Il est bien convenu que le poisson est beaucoup moins nourrissant que la viande , soit parce qu'il ne contient point d'osmazôme, soit parce qu'étant bien plus léger en poids, sous le même volume il contient moins de matière. Le coquillage et spécialement les huîtres fournissent peu de substance nutri- tive, c'est ce qui fait qu'on en peut manger beaucoup sans nuire au repas qui suit immédiatement. On se souvient qu'autrefois un festin de quelque apparat commençait ordinairement par des huîtres, et qu'il se trouvait toujours un bon nombre de convives qui ne s'arrêtaient pas sans en avoir avalé une grosse (douze douzaines, cent quarante- quatre). J'ai voulu savoir quel était le poids de cette avant- garde, et j'ai vérifié qu'une douzaine d'huîtres (eau comprise) pesait quatre onces, poids marchand : ce qui donne pour la grosse trois livres. Or, je regarde comme certain que les mêmes personnes, qui n'en dînaient pas moins bien après les huîtres, eussent été complètement rassasiées si elles avaient mangé la même quantité de viande, quand même c'aurait été de la chair de poulet, MÉDITATION VI. En 179S, j'étais à Versailles, en qualité de commissaire du Directoire, et j'avais des relations assez fréquentes avec le sieur Laperte, ([refBcr du tribunal du département; il était grand amateur d'iiuîtrcs, et se plaij^nait de n'en avoir jamais mangé h satiété, ou, comme il le disait, tout son soûl. Je résolus de lui procurer cette satisfaction, et à cet effet je l'invitai à diner avec moi le lendemain. Il vint; je lui tins compagnie jusqu'à la troisième douzaine, après quoi je le laissai aller seul. Il alla ainsi jusqu'à la trente- deuxième, c'est-à-dire pendant plus d'une heure, car l'ouvreuse n'était pas bien habile. Cependant j'étais dans l'inaction, et comme c'est à table qu'elle est vraiment pénible, j'arrêtai mon convive au moment oii il était le plus en train : u Mon cher, lui dis-je, votre destin B n'est pas de manger aujourd'hui vnf^esoû/ d'huitres,dinon5. ■ Nous dînâmes, et il se comporta avec la vigueur et la tenue d'un homme qui aurait été à jeun. Di:S SI'ÉCIAI.ITKS. Ks anciens tiraient du poisson deux assaisonnements de très-haut goût, le mttria et le garum. Le (iremier n'était que de la sau- ■_i mure de tlion, ou, pour parler plus -~ exactement, la substance liquide que le mélange de sel faisait découler de ce poisson. Le garum, qui était plus cher, nous est beaucoup moins connu. On croit qu'on le tirait par expression des entrailles mariiiées du scombre ou maqnei'eau; mais alors rien ne ren- drait raison de ce haut prix. Il y a lieu de croire que c'était une sauce éltangère, et ]>eut-être n'était-ce autre chose que le soy qui nous vient de l'Inde, et rpi'on sait être le résultat de poissons Fermentes avec des champignons. Certains peuples, par leur position, sont réduits à vivre presque uniquement de poisson; ils en nourrissent pareille- ment leurs animaux de travail, que l'hahitude finit par sou- mettre il ces aliments insolites; ils en Fument même leurs terres, et cependant la mer qui les environne ne cesse pas de leur en Fournir toujours la même quantité. On a remarqué que ces peuples ont moins de courage que ceux qui se nourrissent de chair; ils sont pâles, ce qui n'est point étonnant, parce que, d'après les éléments dont le poisson est composé, il doit plus augmenter la lymphe que réparer le sang. On a pareillement cjli.servé parmi les nations ichthyophages des exemples noml>reux de longévité, soit parce qu'une nour- riture peu substantielle et plus légère leur sauve les inconvé- nients de la pléthore, soil que les sucs qu'elle contient n'étant destinés par la nature 'qu'à former au plus des arêtes et des J02 MÉDITATION VL cartilages qui n'ont jamais une grande dureté, l'usage habituel qu'en font le3 hommes retarde chez eux de quelques années la solidification de toutes les parties du corps, qui devient enfin la cause nécessaire de la mort naturelle. Quoi qu'il en soit , le poisson , entre les mains d'im prépa- rateur habile, peut devenir une source inépuisable de jouis- sances gustuelles; on le sert entier, dépecé, tronçonné, à l'eau, à l'huile, au vin, froid, chaud, et toujours il est également bien reçu; mais il ne mérite jamais un accueil plus distingué que lorsqu'il parait sous la forme d'une matelote. Ce ragoût, quoique imposé par la nécessité aux mariniers qui parcourent nos fleuves, et perfectionné seulement par les cabaretiers du bord de l'eau, ne leur est pas moins redevable d'une bonté que rien ne surpasse; et les ichthyophiles ne le voient jamais paraître sans exprimer leur ravissement, soit à cause de la franchise de son goût, soit parce qu'il réunit plu- sieurs qualités, soit enfin parce qu'on peut en manger presque indéfiniment sans craindre ni la satiété ni l'indigestion. La gastronomie analytique a cherché à examiner quels sont sur l'économie animale les effets du régime ichthyaque, et des observations unanimes ont démontré qu'il agit fortement sur le génésique , et éveille chez les deux sexes l'instinct de la reproduction. L'eflPet une fois connu, on en trouva d'abord deux causes tellement immédiates, qu'elles étaient à la portée de tout le monde, savoir ; V diverses manières de préparer le poisson, dont les assaisonnements sont évidemment irritants , tels que le caviar, les harengs saurs, le thon mariné, la morue, le stock- fish, et autres pareils; 2° les sucs divers dont le poisson est imbibé, qui sont éminemment inflammables, et s'oxygènent et se rancissent par la digestion. Une analyse plus profonde en a découvert une troisième encore plus active, savoir : la présence du phosphore qui se trouve tout formé dans les laites , et qui ne manque pas de se montrer en décomposition, DES SPÉCIALITÉS. 103 Ces vérités physiques étuient sans doute ifjnorées de ces législateurs ecclésiastiques qui imposèrent la diète quadrnfjé- siinnle ii diverses cominunautés de moines, telles que les Char- (i-eux, les Récollets, les Trappistes et les Carmes Déchaux réformés par sainte Thérèse; car on ne peut pas supposer qu'ils aient eu pour but de rendre encore plus difficile l'obser- vance du vœu de chasteté, déjà si antisocial. Sans doute, dans cet état de choses, des victoires éclatantes ont été remportées, des sens bien rebelles ont été soumis; mais aussi que de chutes! que de défaites! Il faut qu'elles aient été bien avérées, puisqu'elles finirent par donner ii un ordre religieux une réputation semblable a celle d'Hercule chez les filles de Danaiis , ou du maréchal de Saxe auprès de mademoiselle Lccouvreiir. Au reste, ils auraient pu être éclairés par une anecdote déjà ancienne, puisqu'elle nous est venue par les croisades. Le sultan Saladin voulant éprouver jusqu'il quel point pouvait aller la continence des derviches, en prit deux dans 104 MÉDlTATIOiN VI. son palais, et pendant un certain espace de temps les fit nourrir des viandes les plus succulentes. Bientôt la trace des sévérités qu'ils avaient exercées sur eux- mêmes s*efFaça, et leur embonpoint commença à reparaître. Dans cet état, on leur donna pour compa^^nes deux odalis- ques d'une beauté toute-puissante, mais elles échouèrent dans leurs attaques les mieux dirigées , et les deux saints sortirent d'une épreuve aussi délicate purs comme le diamant de Visapour. Le sultan les garda encore dans son palais, et pour célébrer leur triomphe, leur fit faire pendant plusieurs semaines une chère également soignée, mais exclusivement en poisson. A peu de jours, on les soumit de nouveau au pouvoir réuni de la jeunesse et de la beauté; mais cette fois, la nature fiit la plus forte, et les trop heureux cénobites succombèrent... étonnamment. Dans l'état actuel de nos connaissances, il est ]>robable que, si le cours des choses ramenait quelque ordre monacal, les supérieurs chargés de les diriger adopteraient un régime plus favorable à l'accomplissement de leurs devoirs. nÊFLKXION PniI-OSOPHIQCE. 42. Le poisson, pris dans la collection de ses espèces, est pour le philosophe un sujet inépuisable de méditation et d'éton- nement. Les formes variées de ces étranges animaux, les sens qui leur manquent, la restriction de ceux qui leur ont été accordés, leurs diverses manières d'exister, l'influence qu'a dû exercer sur tout cela la différence du milieu dans lequel ils sont des- tinés à vivre, respirer et se mouvoir, étendent la sphère de nos idées et des modifications indéfinies qui peuvent résulter de la matière, du mouvement et de la vie. DES SPÉCIALITÉS. 105 Quant a moi, j'ai pour eux un sentiment qui ressemble au respect, et qui nait de la persuasion intime où je suis que ce sont des créatures évidemment antédiluviennes; car le grand cataclysme qui noya nos grands -oncles vers le dix-huitième siècle de la création du monde ne fut pour les poissons qu'un temps de joie, de conquête et de festivité. ^ VU. DRS TBUFKF.S. ui dit truffe prononce un grand mot qui réveille des souvenirs erotiques et gourmands chez le sexe portant jupes, et des souvenirs gourmands et erotiques chez le sexe portant bar^e. Cette duplication honorable vient de ce que cet éminent tubercule passe non-seulement pour délicieux au goût, mais encore parce qu'on croit qu'il élève une puissance dont l'exercice est accompagné des plus doux plaisirs, L'origine de la truffe est inconnue : on la trouve, mais on ne sait ni comment elle naît ni comment elle végète. Les hommes les plus habiles s'en sont occupés : on a cru en recon- naître les graines, on a promis qu'on en sèmerait à volonté. Eiforts inutiles! promesses mensongères! jamais la plantation n'a été suivie de la récotte, et ce n'est peut-être pas un gt-and malheur; car, comme le prix des truffes tient un peu au caprice, peut-être les estimerait-on moins si on les avait en quantité et à bon marché. ■ Réjouissez -vous , chère amie , disais-je un jour à madame » de Ville-Plaine; on vient de présenter à la Société d'encou- " ragement un métier au moyen duquel on fera de la dentelle • superbe, et qui ne coûtera presque rien. — Eh! me répondit 106 MÉDITATION VI. » cette belle avec un regard de souveraine indifférence, si la » dentelle étiût à bon marché, croyez- vous qu'on voudrait » porter de semblables guenilles? » DK LA VERTU ERQ-TlQUE DES TRUFFES. 44. Les Romains ont connu la truffe ; mais il ne paraît pas que l'espèce française soit parvenue jusqu'à eux. Celles dont ils faisaient leurs délices leur venaient de Grèce, d'Afrique, et principalement de Libye; la substance en était blanche et rougeâtre, et les truffes de Libye étaient les plus recherchées, comme à la fois plus délicates et plus parfumées. . Gustus elemcnta pcr oinnia quscrunt. Juvékal. Des Romains jusqu'à nous il y a un long interrègne, et la résurrection des truffes est assez récente; car j'ai lu plusieurs anciens dispensaires où il n'en est pas mention : on peut même dire que la génération qui s'écoule au moment où j'écris en a été presque témoin . Vers 1780, les truffes étaient rares à Paris; on n'en trou- vait, et seulement en petite quantité, qu'à l'hôtel des Améri- cains et à l'hôtel de Provence, et une dinde truffée était un objet de luxe qu'on ne voyait qu'à la table des plus grands seigneurs, ou chez les filles entretenues. Nous devons leur multiplication aux marchands de comes- tibles, dont le nombre s'est fort accru, et qui, voyant que cette marchandise prenait faveur, en ont fait dejnander dans tout le royaume , et qui , les payant bien et les faisant arriver par les courriers de la malle et par la diligence, en ont rendu la recherche générale ; car, puisqu'on ne peut pas les planter, ce n'est qu'en les recherchant avec soin qu'on peut en augmenter la consommation. On peut dire qu'au moment où j'écris (1825) la gloire de DES SPÉCIALITÉS. )07 la truffe est a son apogée. On n'ose pas dire qu'on s'est trouvé à un repas où il n'y aurait pas eu une pièce truffée. Quelque bonne en soi que puisse être une entrée, elle se présente mal si elle n'est pas enrichie de tniffes. Qui n'a pas senti sa bouche se mouiller en entendant parler de truffes à la provençale? Un sauté de truffes est un plat dont la maîtresse de la maison se réserve de faire les honneurs ; bref, la truffe est le diamant de la cuisine. J'ai cherché la raison de cette préférence; car il m'a semblé que plusieurs autres substances avaient un droit égal à cet honneur; et je l'ai trouvée dans la persuasion assez générale où l'on est que la truffe dispose aux plaisirs génésiques; et, qui plus est, je me suis assuré que la plus grande partie de nos perfections, de nos prédilections et de nos admirations proviennent de la même cause, tant est puissant et général le servage où nous tient ce sens tyrannique et capricieux ! Cette découverte m'a conduit à désirer de savoir si l'effet est réel et l'opinion fondée en réalité. Une pareille recherche est sans doute scabreuse et pourrait jiréter à rire aux mahns; mais honni soit qui mal y pense! toute vérité est bonne à découvrir. Je me suis d'abord adressé aux dames, parce qu'elles ont le coup d'œil juste et le tact fin ; mais je me suis bientôt aperçu que j'aurais du commencer cette disquisition quarante ans plus tôt, et je n'en ai reçu que des réponses ironiques ou éva- sivcs : une seule y a mis de la bonne foi , et je vais la laisser parler; c'est une femme spirituelle sans prétention, vertueuse sans bégueulerie, et pour qui l'amour n'est plus qu'un souvenir aimable. « Monsieur, me dit-elle, dans le temps où l'on soupait »» encore, je soupai un jour chez moi en trio avec mon mari et » un de ses amis. Yerseuil (c'était le nom de cet ami) était beau » garçon, ne manquait pas d'esprit, et venait souvent chez » moi; mais il ne m'avait jamais rien dit qui pût le faire » regarder comme mon amant; et s'il me faisait la cour, c'était 108 MÉDITATIO.N VI. • d'une manière si enveloppée qu'il n'y a qu'une sotte qui ■ eût pu s'en fâclier. Il paraissait, ce jour-là, destiné à me ■ tenir compaynie pendant le reste de la soirée, car mon mari » avait un rendez-vous d'afluires, et devait nous quitter bientôt. • Notre souper, assez léger d'ailleurs, avait cependant pour • base une superbe volaille tniFTée. Le subdélégué de Péri- ■ gueux nous l'avait envoyée. En ce temps, c'était un cadeau ; » et d'après son origine, vous pensez bien que c'était une per- » fection. Les truffes surtout étaient délicieuses, et vous savez B que je les aime beaucoup : cependant je me contins; je ne H bus aussi qu'un seul verre de cbampaj^ne; j'avais je ne sais B quel pressentiment de femme que la soirée ne se passerait ■ pas sans quelque événement. Bientôt mon mari partit et me ■ laissa seule avec Verscuil, qu'il regardait comme tout û fait B sans conséquence. La conversation roula d'abord sur des B sujets indifférents ; mais elle ne tarda pas a prendre une tour- B nure plus serrée et plus intéressante. Verseuil fut successi- » vement flatteur, expansif, affectueux, caressant, et voyant » que je ne faisais que plaisanter de tant de belles cboses, DES SPÉCIALITÉS. J09 » il devint si pressant, que je ne pus plus me tromper sur ses » prétentions. Alors je me réveillai comme d'un songe, et me » défendis avec d'autant plus de Franchise que mon cœur ne » me disait rien pour lui. Jl persistait avec une action qui » pouvait devenir tout à fait offensante; j'eus beaucoup de » peine à le ramener; et j'avoue h ma honte que je n'y par- » vins que parce que j*eus l'art de lui faire croire que toute » espérance ne lui serait pas interdite. Enfin il me quitta, » j'allai me coucher et dormir tout d'un somme. Mais le len- M demain fut le jour du ju^jement : j'examinai ma conduite de » la veille, et je la trouvai répréhensible. J'aurais dû arrêter » Verseuil dès les premières phrases et ne pas me prêter à une » conversation qui ne présageait rien de bon. Ma fierté aurait » dû se réveiller plus tôt, mes yeux s'armer de sévérité; j'au- M rais dû sonner, crier, me fâcher, faire enfin tout ce que je » ne fis pas. Que vous dirai-je, monsieur? je mis tout cela sur » le compte des truffes ; je suis réellement persuadée qu'elles » m'avaient donné une prédisposition dangereuse; et si je n'y » renonçai pas (ce qui eût été trop rigoureux), du moins je w n'en mange jiimais sans que le plaisir qu'elles me causent » soit mêlé d'un peu de défiance. » Un aveu, quelque franc qu'il soit, ne [)eut jamais faire doctrine. J'ai donc cherché des renseignements ultérieurs; j'ai rassemblé mes souvenirs, j'ai consulté les hommes qui, par état, sont investis de plus de confiance individuelle; je les ai réunis en comité , en tribunal , en sénat , en sanhédrin , en aréopage, et nous avons rendu la décision suivante pour être commentée par les littérateurs du vingt-cinquième siècle. « La truffe li'est point un aphrodisiaque positif; mais elle » peut, en certaines occasions, rendre les femmes plus tendres » et les hommes plus aimables. » On trouve en Piémont les truffes blanches , qui sont très- estimées; elles ont un petit goiit d'ail qui ne nuit point à leur perfection, parce qu'il ne donne lieu à aucun retour désagréable. 110 MEDITATION VI. Les meilleures truffes de France viennent du Périgord et de la haute Provence; c'est vers le mois de janvier qu'elles ont tout leur parfum. Il en vient aussi en Bugey, qui sont de très-haute qualité ; mais cette espèce a le défaut de ne pas se conserver. J'ai fait, pour les offrir aux flâneurs des bords de la Seine, quatre ten- tatives dont une seule a réussi; mais pour lors ils jouirent de la bonté de la chose et du mérite de la difficulté vaincue. Les truffes de Bourgogne et du Daupliiné sont de qualité inférieure; elles sont dures et manquent d'arôme; ainsi, il y a truffes et truffes, comme il y a fagots et fagots. On se sert le plus souvent, pour trouver les truffes, de chiens et de cochons qu'on dresse à cet effet; mais il est des hommes dont le coup d'œîl est si exercé, qu'à l'inspection d'un terrain ils peuvent dire, avec quelque certitude, si on y peut trouver des truffes, et quelles en sont la grosseur et la qualité. LES TKUFFES SONT-ELLES INDIGESTES? Il ne nous reste plus qu'à examiner si la trufl*e est indigeste. Nous répondrons négativement. Cette décision officielle et en dernier ressort est fondée : 1" Sur la nature de l'objet même à examiner (la truffe est un aliment facile à mâcher, léger de poids, et qui n'a en soi rien de dur ni de coriace); 2° Sur nos observations pendant plus de cinquante ans qui se sont écoulés sans que nous ayons vu en indigestion aucun mangeur de truffes; 3** Sur l'attestation des plus célèbres praticiens de Paris, cité admirablement gourmande, et truffivore par excellence; 4'* Enfin, sur la conduite journalière de ces docteurs de la loi qui, toutes choses égales, consomment plus de truffes qu'aucune autre classe de citoyens; témoin, entre autres, le DES SPÉCIALITÉS. 111 docteur Malouet, qui en absorbait des quantités a indigérer un élépbant, et qui n'en a pas moins vécu jusqu'à quatre- vingt-six ans. Ainsi on peut regarder comme ceilain que la truft'e est un aliment aussi sain qu'agréable, et qui, pris avec modération, passe comme une lettre à la poste. Ce n'est pas qu'on ne puisse être indisposé à la suite d'un grand repas où, entre autres cboses, on aurait mangé des truffes; mais ces accidents n'arrivent qu'à ceux qui s'étant déjà, au premier service, bourrés comme des canons, se crèvent encore au second, pour ne pas laisser passer intactes les bonnes choses qui leur sont offertes. Alors ce n'est point la faute des truffes; e.t on peut assurer qu'ils seraient encore plus malades si, au lieu de truffes, ils avaient, en pareilles circonstances, avalé la même quantité de pommes de terre. Finissons par un fait qui montre combien il est facile de se tromper ^uand on n'observe pas avec soin. J'avais un jour invité à dîner M. Simonard, vieillard fort aima- ble, et gourmand au plus haut de l'échelle. Soit parce que je connais- sais ses goûts, soit pour prouvera tous mes convives que j'avais leur jouissance à cœur, je n'avais pas épargné les truffes, et elles se présentaient sous l'égide d'un dindon vierge avanta- geusement farci. M. Simonard en mangea avec énergie; et comme je savais que jusque-là il n'en était pas mort, je le laissai faire, en l'ex- hortant h ne pas se presser, parce que personne ne voulait attenter à la propriété qui lui était acquise. Tout se passa très-bien, et on se sépara assez tard; mais, arrivé chez lui, M. Simonard fut saisi de violentes coliques 112 MÉDITATION VI. d'estomac, avec des envies de vomir, une toux convulsive et un malaise {général. Cet état dura quelque temps et donnait de Tinquiétude; on criait déjà à Tindigestion de truffes, quand la nature vint au secours du patient: M. Simonard ouvrit sa larjje bouche, et éructa violemment un seul fragment de truffe qui alla frapper la tapisserie, et rebondit avec force, non sans danger pour ceux qui lui donnaient des soins. Au même instant tous les symptômes fâcheux cessèrent, la tranquillité reparut, la digestion reprit son cours, le malade s'endormit, et se réveilla le lendemain dispos et tout à fait sans rancune. La cause du mal fut bientôt connue. M. Simonard mange depuis longtemps; ses dents n'ont pas pu soutenir le travail qu'il leur a imposé; plusieurs de ces précieux osselets ont émigré, et les autres ne conservent pas la coïncidence désirable. Dans cet état de choses, une truffe avait échappé à la mas- tication, et s'était, presque entière, précipitée dans l'abime; l'action de la digestion l'avait portée vers le pylore, où elle s'était momentanément engagée : c'est cet engagement méca- nique qui avait causé le mal, comme l'expulsion en fut le remède. Ainsi il n'y eut jamais indigestion , mais seulement suppo- sition d'un corps étranger. C'est ce qui fut décidé par le comité consultatif, qui vit la pièce de conviction, et qui voulut bien m'agréer pour rap- porteur. M. Simonard n'en est pas, pour cela, resté moins fidèlement attaché à la truffe; il l'aborde toujours avec la même audace; mais il a soin de la mâcher avec plus de précision, de l'avaler avec plus de prudence ; et il remercie Dieu , dans le joie de son cœur, de ce que cette précaution sanitaire lui procure une prolongation de jouissance. DES SPËCIALITIÏS. § VIII. DU SUCRE. u terme où la science est parvenue aujourd'hui, on entend par sucre une substance douce au goût, cristalli- sable , et qui , par la fermentation , se résout en acide carbonique et en alcool. Autrefois on entendait par sucre le sucre épaissi et cristallisé de la canne [arundo sacckarifera). Ce roseau est origniaire des Indes ; cependant il est certain que les Romains ne connaissaient pas le sucre comme chose usuelle ni comme cristallisation. Quelques pages des livres anciens peuvent bien faire croire qu'on avait remarqué dans certains roseaux une partie extractive et douce. Lucain a dit : Qaiijiie bibunl lencra dulcea ab arundine luccoi. Mais d'une eau édukorée par le sucre de la canne, au sucre tel que nous l'avons, il y a loin; et chez les Romains l'art n'était point encore assez avancé pour y parvenir. C'est dans les colonies du nouveau monde que le sucre a véritablement pris naissance; la canne y a été importée ii y a environ deux siècles ; elle y prospère. On a cherché à utiliser le doux jus qui en découle, et de tâtonnements en tâtonne- ments on est parvenu à en extraire successivement du vesou , du sirop, du sucre terré, de la mélasse, et du sucre raffiné à différents degrés. La culture de la canne à sucre est devenue un objet de fa plus haute importance; car elle est une source de richesse, soit pour ceux qui la font cultiver, soit pour ceux qui commer- cent de son produit, soit pour ceux qui l'élaborent, soit enfin pour les gouvernements qui le soumettent aux impositions. MÉDITATION VI. Dt SUCHE l>DIGEKE. N a cru pcudant longtemps qu'il ne falliiit pas moins que la chaleur des tropiques pour faire élaltorer le sucre ; mais vers 1740, MargrafF le décou- vrit dans quelques plantes des zones teiUjiérccs, et entre autres dans la betterave; et cette vérité fiit poussée jusqu'à la démonstration , par les travaux que fit à Berlin le professeur Achard. Au commencement du dix-neuvième siècle, les circonstances ayant rendu le sucre rare, et par conséquent cher en France, le gouvernement en fit l'ohjet de la recherche des savants. Cet appel eut un plein succès : on s'assura que le sucre était assez abondamment répandu dans le règne végétal; on le découvrit dans le raisin, dans la châtaigne, dans la pomme de terre, et surtout dans la betterave. Cette dernière plante devint l'objet d'une grande culture et d'une foide de tentatives qui prouvèrent que l'ancien monde pouvait, sous ce rapport, se passer du nouveau. La France se couvrit de manufactures qui travaillèrent avec divers succès, et la saccharification s'y naturalisa : art nouveau, et que les circonstances peuvent quelque jour rappeler. Parmi ces manufactures, on distingua surtout celle qu'é- tabHt il Passy, près Paris, M. Benjamin Delessert, citoyen respectable dont le nom est toujours uni à ce qui est hon et utile. Par une suite d'opérations bien entendues, il parvint à débarrasser lu pratique de ce qu'elle avait de douteux, ne fit point mystère de ses découvertes, même à ceux qui auraient été tentés de devenir ses rivaux, reçut la visite du chef du gouvernement, et demeura chargé de fournir à lu consom- mation du palais des Tuileries. DES SPÉCIALITÉS. 115 Des circonstances nouvelles, la Restauration et la paix, ayant ramené le sucre des colonies à des prix assez bas , les manufactures de sucre de betterave ont perdu une grande partie de leurs avantages. Cependant il en est encore plusieurs qui prospèrent; et M. Benjamin Delessert en fait chaque année quelques milliers, sur lesquels il ne perd point, et qui lui fournissent l'occasion de conserver des méthodes auxquelles il peut devenir utile d'avoir recours ' . Lorsque le sucre de betterave fut dans le commerce, les gens de parti, les roturiers et les ignorants trouvèrent qu'il avait mauvais goût, qu'il sucrait mal; quelques-uns même prétendirent qu'il était malsain. Des expériences exactes et multipliées ont prouvé le con- traire; et M. le comte Chaptal en a inséré le résultat dans son excellent livre : La chimie appliquée à l'agriculture, tome II , page 13, première édition. « Les sucres qui proviennent de ces diverses plantes, dit » ce célèbre chimiste, sont rigoureusement de même nature » et ne diffèrent en aucune manière, lorsqu'on les a portés » par le raffinage au même degré de pureté. Le goût, la cris- » tallisation , la couleur, la pesanteur, sont absolument iden- » tiques , et l'on peut défier l'homme le plus habitué à juger » ces produits ou h les consommer de les distinguer l'un de » l'autre. » On aura un exemple frappant de la force des préjugés et de la peine que la vérité trouve à s'établir, quand on saura que, sur cent sujets de la Grande-Bretagne pris indistincte- ment, il n'y en a pas dix qui croient qu'on puisse faire du sucre avec de la betterave. ' On peut ajouter qu7i sa séance {générale, la Société d^encouragement pour I^industrie nationale a décerné une médaille d*or à M. Crespel, manufacturier d*Arras, qui fabrique chaque année plus de cent cinquante milliers de sucre de betterave, dont il fait un commerce avantageux, même lorsque le sucre de canne descend à deux francs vingt centimes le kilogramme : ce qui provient de ce qu'on est parvenu à tirer parti des marcs, qu'on distille pour en extraire les esprits, et qu'on emploie ensuite h la nourriture des bestiaux. MÉDITATION VI. DIVERS USAGES DU SLCHE. Le sucre est entré dans le monde par l'officine des apothi- caires. Il devait y jouer un f^rand rôle; car, pour de5i(;ner quelqu'un à qui il aurait manque quelque chose essentielle, on disait : C'est comme un apothicaire sans sucre. Il suffisait qu'il vint de là pour qu'on le reçut avec défaveur : les uns disaient qu'il <le. En conséquence, j'ai torréfié avec soin une livre de bon moka ; je l'ai séparée en deux portions égales, dont l'une a été moulue, et l'autre pilée à la manière des Turcs. J'ai fait du café avec l'une et l'autre des poudres; j'en ai pris de chacune pareil poids, et j'y ai versé pareil poids d'eau bouillante, agissant en tout avec une égalité parfaite. J'ai goûté ce café, et l'ai fait déguster par les plus gros bonnets. L'opinion unanime a été que celui qui résultait de la poudre pilée était évidemment supérieur à celui provenu de la poudre moulue. Chacun pourra répéter l'expérience. En attendant, je puis donner un exemple assez singufier de l'influence que peut avoir telle ou telle manière de manipuler. a Monsieur, disait un jour Napoléon au sénateur Laplace, » comment se fait-il qu'un verre d'eau dans lequel je fais fondre » un morceau de sucre me paraisse beaucoup meilleur que » celui dans lequel je mets pareille quantité de sucré pilé? — » Sire, répondit le savant, il existe trois substances dont les » principes sont exactement les mêmes, savoir : le sucre, la » gomme et l'amidon ; elles ne diffèrent que par certaines » conditions , dont la nature s'est réservé le secret ; et je crois » qu'il est possible que, dans la collision qui s'exerce par DES SPÉCIALITÉS. ■ 121 g le pilon, quelques portions sucrées passent à l'état de » gomme ou d'amidoii, et causent la ditTérence qui a lieu « en ce cas, = Ce fait a eu quelque publicité, et des observations ulté- rieures ont conSrmé la première. DIVERSFS UAMÉnES DE FAIRE LE CAFÉ. L y a (|uetques années que toutes les idées se portèrent simultanément sur la meil- leure manière de faire le café; ce qui provenait, sans presque qu'on s'en dou- tât , de ce (jiie le chef du {gouvernement en prenait beaucoup. < Od proposait de le faire sans le brûler, sans le mettre en poudre, de l'inliiser à froid, de le faire bouillir pendant trois quarts d'heure, de le soumettre à l'autoclave, etc. J'ai essayé dans le temps toutes ces méthodes et celles qu'on a proposées jusqu'à ce jour, et je me suis fixé, en connais- sance de cause, à celle qu'on appelle à la Dubelhy, qui con- siste à verser de l'eau bouillante sur le café mis dans un vase de porcelaine ou d'argent, percé de très-petits trous. On prend cette première décoction, on la chauffe jusqu'à l'ébullition, on la repasse de nouveau, et on a un café aussi clair et aussi bon que possible. J'ai essayé entre autres de faire du café dans une bouilloire à haute pression; mais j'ai eu pour résultat un cafê chargé d'extractif et d'amertume, bon tout au plus à gratter le gosier d'un Cosaque. MÉDITATION VI. EFFETS Dr CAFÉ, KS docteurs ont émis diverses opi- ,' nions sur les propriétés sanitaires ,' du café , et n'ont pas toujours été d'accord entre eux ; nous passerons a côté de cette mêlée, pour ne nous occuper que de la plus importante, savoir, de son influence sur les or- ganes de la pensée. Il est hors de doute que le café porte une gronde excitation dans les puissances cérébrales : aussi tout homme qui en boit pour la première fois est sûr d'être privé d'une partie de son sommeil. Quelquefois cet effet est adouci ou modifié par l'habitude; mais il est beaucoup d'individus sur lesquels cette excitation a toujours lieu, et qui, par conséquent, sont obligés de renoncer il l'usage du café. J'ai dit que cet effet «tait modifié par l'habitude, ce qui ne l'empêche pas d'avoir lieu d'une autre manière; car j'ai ob- servé que les personnes que le café n'empêche pas de dormir pendant la nuit en ont besoin pour se tenir éveillées pendant le jour, et ne manquent pas de s'endormir pendant la soirée quand elles n'en ont pas pris après leur diner. Il en est encore beaucoup d'autres qui sont soporeuses toute la journée quand elles n'ont pas pris leur tasse de cafë dès le matin. Voltaire et BuPFon prenaient beaucoup de cafij; peut-être devaient-ils à cet usage , le premier, la clarté admirable qu'on observe dans ses œuvres; le second, l'harmonie enthousias- tique qu'on trouve dans son style. Il est évident que plusieurs pages des traités sur l'homme, sur le chien, le tigre, le lion et le cheval, ont été écrites dans un état d'exaltation cérébrale extraordinaire. DES SPÉCIALITÉS. 123 L'insumtiie causée par le café n'est pas pénible; on a des perceptions très-claires, et nulle envie de dormir : voilà tout. On n'est pas agité et malheureux comme rjuand l'insomnie provient de toute autre cause : ce qui n'empêche pas que cette excitation intempestive ne puisse à la longue devenir très- nuisible. Autre(bîs, il n'y avait que les personnesau moins d'un âge mûr qui prissent du café ; maintenant tout le monde en prend, et peut-élre est-ce le coup de fouet que l'esprit en reçoit qui fait marcher la Foule immense qui assiège toutes les avenues de l'Olympe et du Temple de Mémoire. Le cordonnier auteur de lu tragédie de la Reine de Palmyre, que tout Paris a entendu lire il y a quelques années , prenait beaucoup de café : aussi s' est-il élevé plus haut que le menui- sier de devers, qui n'était qu'ivrogne. Le café est une liqueur beaucoup plus énergique qu'on ne croit communément. Un homme bien constitué peut vivre longtemps en buvant deux bouteilles de vin chaque jour. Le même homme ne soutiendrait pas aussi longtemps une pareille 124 MÉDITATION VI. quantité de café; il deviendrait imbécile, ou mourrait de consomption. J'ai vu à Londres, sur la place de Leicester, un homme que lusage immodéré du café avait réduit en boule {cripjple) ; il avait cessé de souffrir, s'était accoutumé à cet état , et s'était réduit à cinq ou six tasses par jour. C'est une oblig^ation pour tous les papas et mamans du monde d'interdire sévèrement le café à leurs enfants , s'ils ne veulent pas avoir de petites machines sèches, rabougries et vieilles à vingt ans. Cet avis est surtout fort à propos pour les Parisiens, dont les enfants n'ont pas toujours autant d'élé- ments de force et de santé que s'ils étaient nés dans certains départements, dans celui de l'Ain, par exemple. Je suis de ceux qui ont été obligés de renoncer au café ; et je finis cet article en racontant comme quoi j'ai été un jour rigoureusement soumis à son pouvoir. Le duc de Massa, pour lors ministre de la justice, m'avait demandé un travail que je voulais soigner, et pour lequel il m'avait donné peu de temps; car il le voulait du jour au lendemain. Je me résignai donc à passer la nuit; et pour me prémunir contre l'envie de dormir, je fortifiai mon diner de deux grandes tasses de café, également fort et parfumé. Je revins chez moi à sept heures pour y recevoir les papiers qui m'avaient été annoncés; mais je n'y trouvai qu'une lettre qui m'apprenait que, par suite de je ne sais quelle formalité de bureau, je ne les recevrais que le lendemain. Ainsi désappointé, dans toute la force du terme, je retournai dans la maison où j'avais dîné, et j'y fis une partie de piquet sans éprouver aucune de ces distractions auxquelles je suis ordinairement sujet. J'en fis honneur au café; mais tout en recueillant cet avan- tage, je n'étais pas sans inquiétude sur la manière xiont je passerais la nuit. Cependant je me couchai à l'heure ordinaire, pensant que. DES SPÉCIALITÉS. 125 si je u'uvais pas un sommeil bien tranqmlle, du moins je dor- mirais quatre à cinq heures, ce qui me conduirait tout douce- ment au lendemain , Je me trompais : j'avais dëjà passé deux heures au Ut, que je n'en étais que plus réveillé; j'étais dans un état d'agitation mentale très-vive, et je me fi(pirais mon cerveau comme un moulin dont les rouages sont en mouvement sans avoir quelque chose à moudre. Je sentis qu'il fallait user cette disposition , sans quoi le besoin de repos ne viendrait point; et je m'occupai h mettre en vers un petit conte que j'avais lu depuis peu dans un livre anglais. J'en vins assez facilement à bout; et comme je n'en dormais ni plus ni moins, j'en entrepris un second, mais ce Rit inuti- lement. Une douzaine de vers avaient épuisé ma verve poétique, et il fallut y renoncer. Je passai donc la nuit sans dormir, et sans même être assoupi un seul instant; je me levai et passai la journée dans le même état, sans que ni les repas ni les occupations y appor- tassent aucun changement. Enfin, quand je me couchai a mon heure accoutumée, je calculai qu'il y avait quarante heures que je n'avais pas fermé les yeux. § X. DU CHOCOLAT. SON OBIGI.NE. 47. EUX qui, les premiers, abordèrent en Amérique, y furent poussés par la soif de l'or. A cette époque, on ne con- 1: naissait presque de valeurs que celles qui sortaient des mines : l'agriculture, le commerce, étaient dans l'enfance, ' et l'économie politique n'était pas en- core née. I,es Espagnols trouvèrent donc des métaux précieux, découverte ù peu près stérile, 12« MEDITATION VI. puisqu'ils se déprécient en se multipliant , et que nous avons bien des moyens plus actifs pour augmenter la masse des richesses. Mais ces contrées, où un soleil de toutes les chaleurs fait fermenter des champs d'une extrême fécondité, se sont trou- vées propres à la culture du sucre et du café ; on y a, en outre, découvert la pomme de terre, l'indigo, la vanille, le quina, le cacao, etc.; et ce sont là de véritables trésors. Si ces découvertes ont eu lieu, malgré les barrières qu'oppo- sait à la curiosité une nation jalouse, on peut raisonnablement espérer qu'elles seront décuplées dans les années qui vont suivre, et que les recherches que feront les savants de la vieille Europe dans tant de pays inexplorés enrichiront les trois règnes d'une multitude de substances qui nous donneront des sensations nouvelles, comme a fait la vanille, ou augmenteront nos ressources alimentaires, comme le cacao. On est convenu d'appeler chocolat le mélange qui résulte de l'amande du cacao grillée avec le sucre et la cannelle : telle est la définition classique du chocolat. Le sucre en fait partie intégrante ; car avec du cacao tout seul , on ne fait que de la pâte de cacao et non du chocolat. Quand au sucre, à la can- nelle et au cacao on joint l'arôme délicieux de la vanille, on atteint le nec plus ultra de la perfection à laquelle cette prépa- ration peut être portée. C'est à ce petit nombre de substances que le goût et l'expé- rience ont réduit les nombreux ingrédients qu'on avait tenté d'associer au cacao, tels que le poivre, le piment, l'anis, le gingembre, l'aciole et autres, dont on a successivement fait l'essai. Le cacaoyer est indigène de l'Amérique méridionale ; on le trouve également dans les îles et sur le continent : mais on convient maintenant que les arbres qui donnent le meilleur fruit sont ceux qui croissent sur les bords du Maracaïbo, dans les vallées de Caracas et dans la riche province de Sokomusco. L'amande y est plus grosse, le sucre moins acerbe et l'arôme DES SPÉCIALITÉS. 127 plus exalté. Depuis que ces pays sont devenus plus accessibles, la comparaison a pu se faire tous les jours, et les palais exercés ne s'y trompent plus. Les dames espagnoles du nouveau monde aiment le chocolat jusqu'à la fureur, au point que , non contentes d'en prendre plusieurs fois par jour, elles s'en font quelquefois apporter à l'église. Cette sensualité leur a souvent attiré la censure des évéques; mais ils ont fini par fermer les yeux; et le révérend père Escobar, dont la métaphysique Ait aussi subtile que sa morale était accommodante, déclara formellement que le cho- colat à l'eau ne rompait pas le jeune, étirant ainsi, en faveur de ses pénitentes, l'ancien adage : Liquidum non frangit jejunium. Le chocolat fiit apporté en Espagne vers le dix-septième siècle, et l'usage en devint promptement populaire, par le goût très-prononcé que marquèrent pour cette boisson aro- matique les femmes et surtout les moines. Les mœurs n'ont point changé à cet égard ; et encore aujourd'hui , dans toute la Péninsule, on présente du chocolat dans toutes les occasions où il est de la politesse d'offrir quelques rafraîchissements. Le chocolat passa les monts avec Anne d'Autriche, fille de Philippe II et épouse de Louis XIII. ,Les moines espagnols le firent aussi connaître par les cadeaut qu'ils en firent à leurs confrères de France. Les divers ambassadeurs d'Espagne con- tribuèrent aussi h le mettre en vogue; et au commencement de la Régence, il était plus universellement en usage que le café, parce qu'alors on le prenait comme un aliment agréable, tandis que le café ne passait encore que comme une boisson de luxe et de curiosité. On sait que Linné appelle le cacao cacao theobroma (boisson des dieux). On a cherché une cause à cette qualification em- phatique : les uns l'attribuent à ce que ce savant aimait pas- sionnément le chocolat; les autres, a l'envie qu'il avait de plaire à son confesseur; d'autres enfin à sa galanterie, en ce que c'est une reine qui en avait la première introduit l'usage. {Incertutn,) 128 MÉDITATION VI. PROPRIÉTÉS DU CHOCOLAT. Le chocolat a donné lieu à de profondes dissertations dont le but était d'en déterminer la nature et les propriétés, et de le placer dans la catégorie des aliments chauds, froids ou tem- pérés ; et il faut avouer que ces doctes écrits ont peu servi à la manifestation de la vérité. Mais avec le temps et l'expérience, ces deux {grands maîtres, il est resté pour démontré que le chocolat, préparé avec soin, est un aliment aussi salutaire qu'a^jréable ; qu'il est nourrissant, de facile di^jestion ; qu'il n'a pas pour la beauté les inconvé- nients qu'on reproche au café, dont il est au contraire le remède, qu'il est très-convenable aux personnes qui se livrent à une (prande contention d'esprit, aux travaux de la chaire ou du barreau, et surtout aux voyageurs; qu'enfin il convient aux estomacs les plus faibles; qu'on en a eu de bons effets dans les maladies chroniques, et qu'il devient la dernière ressource dans les affections du pylore. Ces diverses propriétés, le chocolat les doit à ce que, n'étant à vrai dire qu'un oleosaccharum, il est peu de substances qui contiennent, à volume égal, plus de particules alimentaires : ce qui fait qu'il s'animalise presque en entier. Pendant la guerre , le cacao était rare et surtout très-cher : on s'occupa de le remplacer; mais tous les efforts furent vains, et un des bienfaits de la paix a été de nous débarrasser de ces divers brouets, qu'il fallait bien goûter par complaisance, et qui n'étaient pas plus du chocolat que l'infusion de chicorée n'est du café moka. Quelques personnes se plaignent de ne pouvoir digérer le chocolat; d'autres, au contraire, prétendent qu'il ne les nourrit pas assez et qu'il passe trop vite. Il est très-probable que les premiers ne doivent s'en prendre qu'à eux-mêmes, et que le chocolat dont ils usent est de mau- vaise qualité ou mal fabriqué; car le chocolat bon et bien fait DES SPÉCIALITÉS. l^2d doit passer dans tout estomac où il reste un peu de pouvoir digestif. Quant aux autres , le remède est facile : il faut qu'ils ren- forcent leur déjeuner par le petit pâté, la côtelette ou le rognon à la brochette; qu'ils versent sur le tout un bon bowl de soko- musco, et qu'ils remercient Dieu de leur avoir donné un estomac d'une activité supérieure. Ceci me donne occasion de consigner ici une observation sur l'exactitude de laquelle on peut compter. Quand on a bien et copieusement déjeuné, si on avale sur le tout une ample tasse de bon chocolat, on aura parfaitement digéré trois heures après, et on dînera quand même... Par zèle pour la science et à force d'éloquence, j'ai fait tenter cette expérience à bien des dames, qui assuraient qu'elles en mour- raient ; elles s'en sont toujours trouvées à merveille , et n'ont pas manqué de glorifier le professeur. Les personnes qui font usage de chocolat sont celles qui jouissent d'une santé plus constamment égale, et qui sont le moins sujettes a une foule de petits maux qui nuisent au bon- heur de la vie; leur embonpoint est aussi plus stationnaire : ce sont deux avantages que chacun peut vérifier dans sa société, et parmi ceux dont le régime est connu. C'est ici le vrai lieu de parler des propriétés du chocolat à l'ambre, propriétés que j'ai vérifiées par un grand nombre d'expériences, et dont je suis fier d'oflrir le résultat à mes le<;teurs '. Or donc , que tout homme qui aura bu quelques traits de trop à la coupe de la volupté ; que tout homme qui aura passé à travailler une portion notable du temps qu^on doit employer à dormir; que tout homme d'esprit qui se sentira temporaire- ment devenu béte; que tout homme qui trouvera l'air humide, le temps long et l'atmosphère difficile à porter; que tout homme qui sera tourmenté d'une idée fixe qui lui ôtera la liberté de penser : que tous ceux-là, disons-nous, s'admi» > Voyez aux Variétés, ii» X. B. 17 130 MÉDITATION VI. nistrent un bon demi-litre de chocolat ambré, à raison de soixante à soixante-douze {jrains d*ambre par demi-kiio{jramme, et ils verront merveilles. Dans ma manière particulière de spécifier les choses, je nomme le chocolat à l'ambre chocolat des affligés, parce que, dans chacun des divers états que j'ai désignés, on éprouve je ne sais quel sentiment qui leur est commun, et qui ressemble à l'affliction. DIFFICULTÉS POUIl FAIRE DE BON CHOCOLAT. On fait en Espagne de fort bon chocolat; mais on s'est dégoûté d'en faire venir, parce que tous les préparateurs ne sont pas également habiles, et que, quand on l'a reçu mauvais, on est bien forcé de le consommer comme il est. Les chocolats d'Itahe conviennent peu aux Français, en général, le cacao en est trop rôti ; ce qui rend le chocolat amer et peu nourrissant, parce qu'une partie de l'amande a passé à l'état de charbon. Le chocolat étant devenu tout à fait usuel en France, tout le monde s'est avisé d'en faire ; mais peu sont arrivés à la perfection , parce que cette fabrication est bien loin d'être sans difficulté. D'abord il faut connaître le bon cacao et vouloir en faire usage dans toute sa pureté, car il n'est pas de caisse de pre- mier choix qui n'ait ses infériorités, et un intérêt mal entendu laisse souvent passer des amandes avariées, que le désir de bien faire devrait faire rejeter. Le rôtissage du cacao est encore une opération délicate; elle exige un certain tact presque voisin de l'inspiration. Il est des ouvriers qui le tiennent de la nature et qui ne se trompent jamais. Il faut encore un talent particulier pour bien régler la quan- tité de sucre qui doit entrer dans la composition ; elle ne doit point être invariable et routinière, mais se déterminer en raison composée du degré d'arôme de l'amande et de celui de torréfaction auquel on s'est arrêté. DES SPÉCIALITÉS. 131 La trituration et le mélange ne demandent pas moins de soins , en ce que c'est de leur perfection absolue que dépend en partie le plus ou moins de digestibilité du chocolat. D'autres considérations doivent présider au choix et à la dose des aromates, qui ne doit pas être la même pour les cho- colats destinés h être pris comme aliments, et pour ceux qui sont destinés à être mangés comme friandise. Elle doit varier aussi suivant que la masse doit ou ne doit pas recevoir «de la vanille ; de sorte que , pour faire du chocolat exquis , il faut résoudre une quantité d'équations très -subtiles, dont nous profitons sans nous douter qu'elles ont eu lieu. Depuis quelque temps on a employé les machines pour la fabrication du chocolat; nous ne pensons pas que cette me- thode ajoute rien a sa perfection , mais elle diminue de beau- coup la main-d'œuvre, et ceux qui ont adopté cette méthode pourraient donner la marchandise à meilleur marché. Cepen- dant ils vendent ordinairement plus cher : ce qui nous apprend trop que le véritable esprit commercial n'est point encore naturalisé en France; car, en bonne justice, la facilité procurée par les machines doit profiter également au marchand et au consommateur. Amateur de chocolat, nous avons à peu près parcouru l'échelle des préparateurs, et nous nous sommes fixé à M. Debauve, rue des Saints-Pères, n" 26, chocolatier du roi, en nous réjouis- sant de ce que le rayon solaire est tombé sur le plus digne. Il n'y a pas à s'en étonner : M. Debauve, pharmacien très- distingué, a porté dans là fabrication du chocolat des lumières qu'il avait acquises pour en faire usage dans une sphère plus étendue. Ceux qui n'ont pas manipulé ne se doutent pas des diffi- cultés qu'on éprouve pour parvenir h la perfection, en quelque matière que ce soit, ni ce qu'il faut d'attention, de tact et d'expérience pour nous présenter un chocolat qui soit sucré sans être fade, ferme sans être acerbe, aromatique sans être malsain, et lié sans être féculent. 132 MÉDITATION VI. Tels sont les chocolats de M. Debauve : ils doivent leur suprématie a un bon choix de matériaux, à une volonté ferme que rien d'inférieur ne sorte de sa manufacture, et au coup d'œil du maître qui embrasse tous les détails de la fabrication. En suivant les lumières d'une saine doctrine, M. Debauve a cherché en outre à offrir à ses nombreux clients des médi- caments agréables contre quelques tendances maladives. Ainsi aux personnes qui manquent d'embonpoint il office le chocolat analeptique au salep; à celles qui ont les nerfs déli- cats, le chocolat antispasmodique a la fleur d'oranger; aux tempéraments susceptibles d'irritation , le chocolat au lait d'amandes; h quoi il ajoutera sans doute le chocolat des affligésy ambré et dosé secundum artetn. Mais son principal mérite est surtout de nous offrir, à un prix modéré, un excellent chocolat usuel, où nous trouvons le matin un déjeuner suffisant; qui nous délecte, à dîner, dans les crèmes, et nous réjouit encore, sur la fin de la soirée, dans les glaces, les croquettes et autres friandises de salon, sans' compter la distraction agréable des pastilles et diablotins, avec ou sans devises. Nous ne connaissons M. Debauve que par ses préparations, nous ne l'avons jamais vu; mais nous savons qu'il contribue puissamment à afiranchir la France du tribut qu'elle payait au- trefois à l'Espagne, en ce qu'il fournit à Paris et aux provinces un chocolat dont la réputation croît sans cesse. Nous savons encore qu'il reçoit journellement de nouvelles commandes de l'étranger : c'est donc sous ce rapport, et comme membre fon- dateur de la Société d'encouragement poiur l'industrie natio- nale , que nous lui accordons ici un suffrage et une mention dont on verra bien que nous ne sommes pas prodigue. MANIÈRE OFFICIELLE DE PRÉPARER LE CHOCOLAT. Les Américains préparent leur pâte de cacao sans sucre. Lorsqu'ils veulent prendre du chocolat, ils font apporter de DES SPÉCIALITÉS. 133 Teau bouillante; chacun râpe dans sa tasse la quantité qu'il veut de cacao, verse l'eau chaude dessus, et ajoute le sucre et les aromates comme il le juge convenable. Cette méthode ne convient ni h nos mœurs ni à nos goûts, et nous voulons que le chocolat nous arrive tout préparé. En cet état, la chimie transcendante nous a appris qu'il ne faut ni le racler au couteau , ni le broyer au pilon , parce que la collision sèche qui a lieu dans les deux cas amidonise quel- ques portions du sucre, et rend cette boisson plus fade. Ainsi, pour faire du chocolat, c'est-h-dire pour le rendre propre a la consommation immédiate, on en prend environ une once et demie pour une tasse, qu'on fait dissoudre dou- cement dans l'eau, a mesure qu'elle s'échauffe, en la remuant avec une spatule de bois; on la fait bjuilhr pendant un quart d'heure, pour que la solution prenne consistance, et on sert chaudement. « Monsieur, me disait, il y a plus de cinquante ans, ma- » dame d'Arestrel, supérieure du couvent de la Visitation a » Belley, quand vous voudrez prendre du bon chocolat, » faites-le faire, dès la veille, dans une cafetière de faïence, et » laissez-le là. Le repos de la nuit le concentre et lui donne un » velouté qui le rend bien meilleur. Le bon Dieu ne [)eut pas » s'offenser de ce petit raffinement, car il est lui-même tout » excellence. » MEDITATION VU. THÉORIE DE LA TRITURE'. 48. 'était un benu jour du mois de tuui : le soleil versait ses rayons les plus doux sur les toits enfumés de In ville aux jouissances, et les rues (cliosc rare) ne présentaient ni boue ni poussière. Les lourdes dilijjences avaient depuis lon^jtcmps cessé «l'ébranler le pavé; les tombereaux massifs se reposaient encore, et on ne voyait plus circuler que ces voi- tures découvertes, d'où les beautés indigènes et exotiques, abritées sous les chapeaux les plus élégants, ont coutume de laisser tomber des re^jards tant dédaijjneux sur les chétifs, et tant coquets sur les beaux garçons. Il était donc trois heures après midi quand le professeur vint s'asseoir dans le fauteuil aux méditations. Sa jambe droite était verticalement appuyée sur le parquet; la gauche, en s'étendant, formait une diagonale; il avait les ' Ce mat frilurr .«'.-ipiiliqiii- i^lftiicol ù l'^ioiion i\e frire, nii moy^n employé po«r/i.Wel.M.-.<-l.o«./„V. THEORlt: DE LA FRITURE. 135 reins convenablement adossés, et ses mains étaient posées sur les têtes de lion qui terminent les sons-bras de ce meuble vénérable. Son fi'ont élevé indiquait l'amour des études sévères, et sa bouche le goût des distractions aimables. Son air était recueilli, et sa pose telle, que tout homme qui t'eût vu n'aurait pas manqué de dire : » Cet ancien des jours doit être un sage. » Ainsi établi , le professeur fit appeler son préparateur en <;hef, et bientôt le serviteur arriva , prêt à recevoir des conseils, des leçons ou des ordres. ALLUCLTIOK. AîTBE La Planche, dit le professeur avec cet accent grave qui pénètre jusqu'au fond des cœurs, tous ceux qui s'asseyent à ma table vous pro- clament;)ofa^»(edepremièreclasse, ce qui est fort bien , car le potage est lu première consolation de l'es- tomac besoigneux; mais je vois avec peine que vous n'êtes encore qu'unyr/ïMn'e'" incertain. 1 Je vous entendis hier ^émir sur cette sole triomphale que vous nous servîtes pâle, mollasse et décolorée. Mon ami R... ' jeta sur vous un regard désapprobateur; M. H. R. porta ii l'ouest son nez gnomonique, et le président S... déplora cet accident à l'égal d'une calamité publique. <• Ce malheur vous arriva pour avoir négligé la théorie dont vous ne sentez pas toute l'importance. Vous êtes un peu opi- niâtre, et j'ai de la peine a vous faire concevoir que les phé- nomènes qui se passent dans votre laboratoire ne sont auti'c chose que l'exécution des lois éternelles de la nature; et que ■ M. It , ne il Scysjcl, (IJslrirl de Bellcy, vers 1757. Élcclciir du |;rand rullF(>c, on peut \e proposer ù Ions comme exemple des rûsuUaU heureux d'une rondnile pradmte jninic A 1» pliiit Inflcxildc prnliilé. 136 MÉDlïAïlOIS VU. certaines choses que vous faites sans attention, et seulement parce que vous les avez vu faire à d'autres, n'en dérivent pas inoins des plus hautes abstractions de la science. » Ecoutez donc avec attention, et instruisez-vous, pour n'avoir plus désormais à rougir de vos œuvres. § V\ CHIMIE. » Les liquides que vous exposez à l'action du feu ne peuvent pas tous se charger d'une égale quantité de chaleur; ia nature les y a disptîsés inégalement : c'est un ordre de choses dont elle s'est réservé le secret, et que nous appelons capacité du calorique, » Ainsi, vous pourriez tremper impunément votre doigt dans l'esprit-de-vin bouillant, vous le retireriez bien vite de l'eau-de-vie, plus vite encore si c'était de l'eau, et une immer- sion rapide dans l'huile bouillante vous ferait une blessure cruelle; car l'huile peut s'échauffer au moins trois fois plus que l'eau. » C'est pur une suite de cette disposition que les liquides chauds agissent d'une manière différente sur les corps sapides qui y sont plongés. Ceux qui sont traités à l'eau se ramollissent, se dissolvent et se réduisent en bouillie; il en provient du bouillon ou des extraits : ceux au contraire qui sont traités à l'huile se resserrent, se colorent d'une manière plus ou moins foncée, et finissent par se charbonner. » Dans le premier cas, l'eau dissout et entraine les sucs intérieurs des aliments qui y sont plongés; dans le second, ces sucs sont conservés, parce que l'huile ne peut pas les dissoudre; et si ces corps se dessèchent, c'est que la con- tinuation de la chaleur finit par en vaporiser les parties humides. » Les deux méthodes ont aussi des noms difïerents, et on appelle y^Ve l'action de faire bouillir dans l'huile ou la graisse des corps destinés à être mangés. Je crois déjà vous avoir dit THÉORIE DE LA FRITURE. 137 que, sous le rapport officinal, huile ou graisse sont à peu près synonymes, la graisse n'étant qu'une huile concrète, ou Thuile une graisse liquide. § II. APPLICATION. » Les choses frites sont bien reçues dans les festins; elles y introduisent une variation piquante; elles sont agréables à la vue, conservent leur goût primitif, et peuvent se manger à la main, ce qui plait toujours aux dames. » La friture fournit encore aux cuisiniers bien des moyens pour masquer ce qui a paru la veille, et leur donne au besoin des secours pour les cas imprévus; car il ne faut pas plus de temps pour frire une carpe de quatre livres que pour cuire un œuf à la coque. » Tout le mérite d'une bonne friture provient de la surprise; c'est ainsi qu'on appelle l'invasion du liquide bouillant qui carbonise ou roussit, à l'instant même de l'immersion, la sur- face extérieure du corps qui lui est soumis. » Au moyen de la surprise, il se forme une espèce de voûte qui contient l'objet, empêche la graisse de le pénétrer, et con- centre les sucs , qui subissent ainsi une coction intérieure qui donne à l'aliment tout le goût dont il est susceptible. » Pour que la surprise ait lieu, il faut que le liquide bouillant ait acquis assez de chaleur pour que son action soit brusque et instantanée; mais il n'arrive à ce point qu'après avoir été exposé assez longtemps à un feu vif et flamboyant. » On connaît par le moyen suivant que la friture est chaude au degré désiré : Vous couperez un morceau de pain en forme de mouillette, et vous le tremperez dans la poêle pendant cinq ou six secondes; si vous le retirez ferme et coloré, opérez immédiatement l'immersion, sinon il faut pousser le feu et recommencer l'essai. » La surprise une fois opérée, modérez le feu, afin que la coction ne soit pas trop précipitée , et que les sucs que vous 18 138 MÉDITATION VIL avez enfermés subissent , au moyen d'une chaleur prolongée , le changement qui les unit et en rehausse le goût. » Vous avez sans doute observé que la surface des objets bien frits ne peut plus dissoudre ni le sel ni le sucre dont ils ont cependant besoin suivant leur nature diverse. Ainsi vous ne manquerez pas de réduire ces deux substances en poudre très-fine, afin qu'elles contractent une grande faciUté d'adhé- rence, et qu'au moyen du saupoudroir la friture puisse s'en assaisonner par juxtaposition. » Je ne vous parle pas du choix des huiles et des graisses : les dispensaires divers dont j'ai composé votre bibliothèque vous ont donné là-dessus des lumières suffisantes. » Cependant n'oubliez pas, quand il vous arrivera quelques- unes de ces truites qui dépassent a peine un quart de livre, et qui proviennent des ruisseaux d'eau vive qui murmurent loin de la capitale; n'oubliez pas, dis -je, de les frire avec ce ce que vous aurez de plus fin en huile d'olive : ce mets si simple , dûment saupoudré et rehaussé de tranches de citron , est digne d'être oflEert à une éminence '. » Traitez de même les éperlans, dont les adeptes font tant de cas, L'éperlan est le becfigue des eaux; même petitesse, même parfum, même supériorité. 9 Ces deux prescriptions sont encore fondées sur la nature des choses. L'expérience a appris qu'on ne doit se servir d'huile d'olive que pour les opérations qui peuvent s'achever en peu de temps ou qui n'exigent pas une grande chaleur, parce que l'ébullition prolongée y développe un goût empyreumatique et désagréable qui provient de quelques parties de paren- ^ M. Aulissin, avocat na|x>litain très-instruit et joli amateur violoncelliste, dînait un jour chez moi, et, maugréant quelque chose qui lui parut à son gré, me dit : « Questo è un vero boccone di cardinale! — Pourquoi, lui répondis-je » dans la même langue, ne dites-vous pas comme nous : un morceau de roi? « ^ Monsieur, répliqua Tamateur, nous autres Italiens, nous croyons que les n rois ne peuvent pas être gourmands, parce que leurs repas sont trop courts et N trop solennels; miis les cardinaux! eh!!! » Et il fit le petit hurlement qui lui est familier; hou, hou, hou y hou, hou, hou! THÉORIE DE LA FRITURE. IW chyme dont il est très-diHîcile de la débarrasser et qui se cbarbonnent. • Vous avez essayé mon enfer, et, le premier, vous avez eu la gloire d'offrir à l'univers étonné un immense turbot trit. Il y eut ce jour-là grande jubilation parmi les élus. ■ Allez : continuez à soigner tout ce que vous faites, et n'oubliez jamais que du moment où les convives ont mis.le pied dans mon salon, c'est nous qui demeurons chargé du soin de leur bonbeur. ■ MEDITATION VIII. DE LA SOIF. 49. A suif est le sentiment intérieur du besoin (le boire. Une chaleur d'environ trente-deux deyrés de Itéuumur vaporisant sans cesse . les divers fluides dont la circulation en- tretient la vie, la déperdition (]ui en est la suite aurait bientôt rendu ces fluides inaptes i\ remplir leur destination, s'ils n'étaient souvent renouvelés et rarruichis : c'est ce besoin qui fait sentir la soif. Nous croyons que le siège de ta soif réside dans tout le système digesteur. Quand on a soif (et en notre tgualité de chasseur nous y avons souvent été exposé), on sent distincte- ment que toutes les parties iuhaluntcs de la bouche, du gosier et de l'estomac sont entreprises et nérétisées; et si quelquefois on apaise lu soif pur l'application des liquides ailleurs qu'à -ces oryanes, comme par exemple le bain, c'est qu'aussitôt qu'ils sont introduits dunV la circulation, ils sont rapidement portes vers le siéye du ma!, et s'y appliquent comme remèdes. DI-: LA SOIK. DIVERSES KSI'KCES DE SO Kii envisa(;eaiit ce bcsoiii duiis toute son étendue, on peut compter trois espèces de s^>iF : la soif latente, lu soif factice et la soif adurante. La soif latente ou halntuellc ciît cet équilibre insensible qui s établit entre lu vaporisation transpiratoireet lu nécessité d'y fournir; c'est elle qui, sans que nous éprouvions quelque dou- leur, nous invite à boire pendant le repus, et tait que nous pouvons boire presque à tous les moments de In journée. Cette soif nous accompagne partout et fait en quelque façon partie de notre existence. La soif factice, qui est S|>éciale à l'espèce humaine, provient de cet instinct inné qui nous porte à cberciier dans les boissons une lorce que la nature n'y a pas mise et qui n'y survient (jue par lu fermentation. Elle constitue une jouissance artificielle plutât qu'un besoin naturel : cette soif est véritablement inex- tiiif^ible, parce que les boissons qu'on prend pour l'apaiser 142 MÉDITATION VlII. ont l'efFet immanquable de la faire renaître; cette soif, qui finit par devenir habituelle, constitue les ivrognes de tous les pays; et il arrive presque toujours que Timpotation ne cesse que quand la liqueur manque, ou qu'elle a vaincu le buveur et Ta mis hors de combats Quand, au contraire, on n'apaise la soif que par Teau pure, qui parait en être l'antidote naturel , on ne boit jamais une gorgée au delà du besoin. La soif adurante est celle qui survient par l'augmentation du besoin et par l'impossibilité de satisfaire la soif latente. On l'appelle adurante, parce qu'elle est accompagnée de l'ardeur de la langue, de la sécheresse du palais et d'une cha- leur dévorante dans tout le corps. Le sentiment de la soif est tellement vif, que le mot est , presque dans toutes les langues, le synonyme d'une appétence excessive et d'un désir impérieux; ainsi on a soif d'or, de richesses, de pouvoir, de vengeance, etc., expressions qui n'eussent pas passé, s'il ne suffisait pas d'avoir eu soif une fois dans sa vie pour en sentir la justesse. L'appétit est accompagné d'une sensation agréable, tant qu'il ne va pas jusqu'à la faim ; la soif n'a point de crépuscule, et dès qu'elle se fait sentir il y a malaise, anxiété, et cette anxiété est affreuse quand on n'a pas l'espoir de se désaltérer. Par une juste compensation, l'action de boire peut, suivant les circonstances, nous procurer des jouissances extrêmement vives ; et quand on apaise une soif à haut degré , ou qu'à une soif modérée on oppose une boisson délicieuse, tout l'appareil papillaire est en titillation, depuis la pointe de la langue jusque dans les profondeurs de l'estomac. On meurt aussi beaucoup plus vite de soif que de faim. On a des exemples d'hommes qui ayant de l'eau se sont sou- tenus pendant plus de huit jours sans manger, tandis que ceux qui sont absolument privés de boisson ne passent jamais le cinquième jour. La raison de cette différence se tire de ce que celui-ci DE LA SOIF. 1/j3 meurt seulement d'épuisement et de faiblesse, tandis que le premier est saisi d'une fièvre qui le brûle et va toujours en s'exaspërant. On ne résiste pas toujours si longtemps à la soif; et en 1787, on vit mourir un des cent-suisses de la garde de Louis XVI , pour être resté seulement vingt-quatre heures sans boire. Il était au cabaret avec quelques-uns de ses camarades : là, comme il présentait son verre, un d'entre eux lui reprocha de boire plus souvent que les autres et de ne pouvoir s'en passer un moment. C'est sur ce propos qu'il gagea de demeurer vingt-quatre heures sans boire, pari qui fut accepté, et qui était de dix bouteilles de vin à consommer. Dès ce moment le soldat cessa de boire, quoiqu'il restât encore plus de deux heures h voir faire les autres avant que de se retirer. La nuit se passa bien , comme on peut croire ; mais dès le point du jour, il trouva très-dur de ne pouvoir prendre son petit verre d'eau-de-vie, ainsi qu'il n'y manquait jamais. Toute la matinée il fut inquiet et troublé; il allait, venait, se levait, s'asseyait sans raison, et avait l'air de ne savoir que faire. A une heure il se coucha , croyant être plus tranquille : il souffrait, il était vraiment malade; mais vainement ceux qui l'entouraient l'invitaient-ils à boire, il prétendait qu'il irait bien jusqu'au SDir; il voulait gagner la gageure, à quoi se mêlait sans doute un peu d'orgueil militaire qui l'empêchait de céder à la douleur. Il se soutint ainsi jusqu'à sept heures; mais à sept heures et demie, il se trouva mal, tourna à la mort, et expira sans pouvoir goûter à im verre de vin qu'on lui présentait. Je fiis instruit de tous ces détails dès le soir même par le sieur Schneider, honorable fifre de la compagnie des cent- suisses, chez lequel je logeais à Versailles. SIÉniTATION VIH. 50. ivEiiSKS nrcotistancos unies ou sépa- rées peuvent contribuer à aiifpnenter la soiF. Nous allons en indiquer quel- ques-unes qui n'ont |ins été sans in- fluence sur nos iisajîcs. La chaleur augmente la soif; et (le lit le penchant qu'ont toujours eu les hommes à fixer leurs hahitations sur le honl des fleuves. Les travaux corporels augmentent In soif; aussi les propné- taires qui emploient des ouvriers ne manquent jamais de les fortifier par des boissons ; et de là le proverbe que le vin qu'on leur donne est toujours le mieux vendu. La danse augmente la soif; et de là le recueil des boissons corroborantes ou ratraichissantes tpii ont toujours accompagné les réunions dansantes. La* déclamation augmente la soif; de là le verre d'eau que tons les lecteurs s'étudient à boire avec grâce, et qui se verra bientôt sur les bords de la chaire a côté du mouchoir blanc '. Les jouissances génésiques augmentent la soif; de là ces descriptions poétiques de Ciiyprc, Amathonte, Gnide et autres lieux habités par Vénus, où on ne manque jamais de trouver des ombrages frais et des niisseaux qui serpentent, coulent et Les chants augmentent la soif; et de là la réputation uni- verselle qu'ont eue les musiciens d'élre infatigables buveurs, Musicien moi-même, je m'élève contre ce préjugé, qui n'a plus maintenant ni sel ni vérité. ' Le rli.iiioiiiR Dplciiirn, [irnlknlciir fort .ijjrûililr, ne m.iixjunit j.im.ii« il'.tvnler uiie iinN ronfiln, ilniiii riiitcn-.ille il<' ii>iii|ut qu'il Inif^nlt :'i ne* .iiidi- ipurj, entre eh.iqii<' |iniiii •]•• >tmi iliarmir!!, pnnr Iciii>igne les habitante tle Londri's qui n'en sont pas sortis; il équivaut à celui de badauds. DE LA soir. 147 taire du domninc de Lutour nous donna l'Iiospîtalitd, enjoignant nos provisions anx siennes. Nous dinùmes a merveille; et bientôt nous allâmes nous enterrer dans le Foin et y jouir d'un sommeil délicieux. Le lendemain ma théorie reçut la sanction de l'expfîrience. Le vent tomba tout à Fait pendant la nuit; et quoique le soleil fut aussi beau et même plus chaud que la veille, nous chas- sûmes encore une partie de la journée sans éprouver une soif incommode. Mais le plus ^and mal était fait : nos cantines, quoique remplies avec une sage prévoyance , n'avaient pu résister aux charges réitérées que nous avions faites sur elles ; ce n'étaient plus que des corps sans àme, et nous tombâmes dans les fîitailles des cabaretiers. Il fallut bien s'y résoudre, mais ce ne fiit pas sans mur- murer; et j'adressai au vent dessiccateur une allocution pleine d'invectives, quand je vis qu'un mets digne de la table des rois, un plat d'épinards a la graisse de cailles, allait être arrosé d'un vin à peine aussi bon que celui de Suresnes ' . ' Siircitnc«, village fort agn'able, à Joui lieiiea Je Paiia. Il eut renomme par scfi rnuiiTaîjf vin^. On dil provei'biaiciiKMil ane pour boïrc un vorre ilc vin de Siirpsnt^s il ^ut être rmis, navoir ; le liiiveur et ilcnx aciilytes pour le soutenir et ciii|iêelier que le cteiir ne lui manque. On en illl autant du vin de Pcrieuii ce qui u'cinjièche pan qu'on ne le Luire. MEDITATION IX. DES BOISSONS '. 52. N doit entendre par boisson tout liquide qui peut se mêler îi nos aliments. L'eau parait être In boisson In plus naturelle. Elle se trouve partout où il y a des animaux, remplace le lait pour les adultes, et nous est aussi nécessaire que l'air. L'eau est la seule hoîsson qui apaise véritablement la soif, et c'est par cette raison qu'on n'en peut boire qu'mie nssez petite quantité. La plupart des antres liqueurs dont l'homme s'abreuve ne sont que des palliatifs, et s'il s'en était tenu à l'eau, an n'aurait jamais dit de lui qu'un de ses privilèges était de boire sans avoir soif. ' Ce chapitre eu purement philosophique; le Uélail dc< diveraea lioisaoni connuca ne pouvait pas cnirer dans le plan que je me luis formé : cVût été à n'eD pli» Soir. 4 y * 1 f ; ? I {' \ S i: ' « m: «.*' <• .1 S.1 I ' . » J :w f. '. , >i! .s 'J ' I I i '\i h ■ s ■' 'f^'^**.; -S-f BBïSÏÛKj DES BOISSOISS. 149 PROMPT EFFET DES BOISSONS. Les poissons s'absorbent dans l'économie animale avec une extrême facilité; leur effet est prompt, et le soulagement qu'on en reçoit en quelque sorte instantané. Servez à un homme fatigué les aliments les plus substantiels, il mangera avec peine et n'en éprouvera d'abord que peu de bien. Donnez-lui un verre de vin ou d*eau-de-vie , à l'instant même il se trouve mieux, et vous le voyez renaître. Je puis ty)puyer cette théorie sur un fait assez remarquable que je tiens de mon neveu, le colonel Guignard, peu conteur de son naturel, mais sur la véracité duquel on peut compter. Il était à la tête d'un détachement qui revenait du siège de Jaffa, et n'était éloigné que de quelques centaines de toises du lieu où l'on devait s'arrêter et rencontrer de l'eau, quand on commença à trouver sur la route les corps de quelques sol- dats qui devaient le précéder d'iui jour de marche, et qui étaient morts de chaleur. Parmi les victimes de ce climat brûlant se trouvait un cara- binier, qui était de la connaissfince de plusieurs personnes du détachement. Il devait être mort depuis plus de vingt-quatre heures, et le soleil , qui l'avait frappé toute la journée , lui avait rendu le visage noir comme un corbeau. Quelques camarades s'en approchèrent, soit pour le voir une dernière fois, soit pour en hériter, s'il y avait de quoi, et ils s'étonnèrent en voyant que ses membres étaient encore flexibles et qu'il y avait même encore un peu de chaleur autour de la région du cœur. « Donnez-lui une goutte de sacré-chien, dit le lustig de la » troupe ; je garantis que s'il n'est pas encore bien loin dans » l'autre monde, il reviendra pour y goûter. » Effectivement, à la première cuillerée du spiritueux le mort ouvrit les yeux; on s'écria, on lui en frotta les tempes, on lui 150 MÉDITATION IX. en fit avnler encore un peu, et au bout d'iin quart d'Iieuro il put, avec lin peu d'aide, se soutenir sur un âne,' On le conduisit ninsi jusqu'à la fontaine; on le soiynn pen- dant la nuit, on lui fit nianf;er quelques dattes, on le nourrit avec précaution; et le lendemain, remonté sur un âne, il arriva au Caire avec les aiitres. BOISSONS FORTES. 53. NE chose très-dijjne de remarque est cette espère d'instinct, aussi {général qu'impé- rieux, qui nous porte a la recherche des boissons fortes. Le vin, la plus aimable des boissons, soit qu'on le doive a Noë, qui planta la vif^ne, soit qu'on le doive à Bacclms, qui a exprimé le jus du raisin, date de l'enfance du monde; et la bière, qu'on attribue à Osiris, remonte jusqu'aux temps au délit desquels il n'y avait rien de certain. Tous les hommes, même ceux qu'on est convenu d'appeler sauvages, ont été tellement tourmentés par cette appétence des boissons fortes, qu'ils sont parvenus à s'en procurer, quelles qu'aient été les bornes de leurs connaissances. Ils ont fait aigrir le lait de leurs animaux domestiques, ils ont extrait le jus de divers fruits, de diverses racines, où ils ont soupçonné les éléments de la fermentation , et partout où on a rencontré les hommes en société, on les a trouvés munis de liqueurs fortes dont ils faisaient usage dans leurs festins, dans leurs sacrifices, h leurs mariages, à leurs fiinéraîlles, enfin ii tout ce qui avait parmi eux quelque air de fête «t de solennité. On a bu et chanté le vin pendant bien des siècles, avant de se douter qu'il fut possible d'en extraire la partie spiritueuse DES BOISSONS. 151 qui en fnit la force; mais les Arabes noiis ayant appris l'art de la distillation, qu'ils avaient inventée pour extraire le parfum des fleurs, et surtout de la rose tant célébrée dans leurs écrits, ou commença à croire qu'il était possible de découvrir dans le vin la cause de l'exaltation de saveur qui donne au goût une excitation si particulière; et de tâtonne- ment en tâtonnement, on découvrît l'alcool, l'espHt-de-vin, l'eau-de-vie. L'alcool est le monarque des liquides et porte uu dernier degré l'exaltation palatale : ses diverses préparations ont ouvert de nouvelles sources de jouissances ' ; ii donne à certains mé- dicaments * une énergie qu'ils n'auraient pas sans cet inter- uièdd .1 nol)i3 Uni* avril.it! MEDITATION XI. DE LA GOURMANDISE. ^^ ■* 'ai |);ii'cotini Itis dictionnaires uti mot Gourmandise, et je n'ui point été satisfait de ce que j'.y ai trouvé. Ce n'est qu'une confusion perpétuelle de la gourmandise proprement dite avec la gloutonnerie et la voracité : d'où j'ai conclu que les lexicographes , quoique très-estimables d'ailleurs, ne sont pas de ces savants aimables qui embouchent avec firàce une aile de perdrix au suprême pour l'arroser, le petit doigt en l'air, d'un verre de vin de LafHtte ou du clos Vouyeot. Ils ont oublié, complètement oublié la gourmandise sociale, qui réunit l'élégance athénienne, le luxe romain et la délica- tesse B-ançaise, qui dispose avec sagacité, fuit exécuter savam- ment, savoure avec énergie et juge avec profondeur : qualité précieuse, qui pourrait bien être une vertu, et qui est du moins bien certainement la source de ni:s pins pures jouissances. DE LA GOURMANDISE. 157 DEFINITIONS. Définissons donc et entendons-nous. La {jourmandise est une préférence passionnée, raisonnée et habituelle pour les objets qui flattent le goût. La gourmandise est ennemie des excès; tout homme qui s'indigère ou s'enivre court risque d'être rayé des contrôles. La gourmandise comprend aussi la friandise, qui n'est autre que la même préférence appliquée aux mets légers, délicats, de peu de volume, aux confitures, aux pâtisseries, etc. C'est une modification introduite en faveur des femmes et des hommes qui leur ressemblent. Sous quelque rappoil qu'on envisage la gourmandise, elle ne mérite qu'éloge et encouragement. Sous le rapport physique, elle est le résultat et la preuve de l'état sain et parfait des organes destinés à la nutrition. Au moral, c'est une résignation implicite aux ordres du Créateur, qui, nous ayant ordonné de manger pour vivre, nous y invite par l'appétit, nous soutient par la saveur, et nous en récompense par le plaisir. AVANTAGES DE LA GOURMANDISE. Sous le rapport de l'économie politique, la gourmandise est le lien commun qui unit les peuples par l'échange réciproque des objets qui servent h la consommation journalière. C'est elle qui fait voyager d'un pôle à l'autre les vins, les eaux-de-vie, les sucres, les épiceries, les marinades, les salai- sons, les provisions de toute espèce, et jusqu'aux œufs et aux melons. C'est elle qui donne un prix proportionnel aux choses qui sont médiocres, bonnes ou excellentes, soit que ces qualités leur viennent de l'art, soit qu'elles les aient reçues de la nature. 158 MÉDITATION XL C'est elle qui soutient l'espoir et l'ëinulatiou de cette foule de pécheurs, chasseurs, horticulteurs et autres, qui remplis- sent journellement les offices les plus somptueux du résultat de leur travail et de leurs découvertes. C'est elle enfin qui fait vivre la multitude industrieuse des cuisiniers, pâtissiers, confiseurs et autres préparateurs sous divers titres, qui, à leur tour, emploient pour leurs besoins d'autres ouvriers de toute espèce, ce qui donne lieu en tout temps et à toute heure à une circulation de fonds dont l'esprit le plus exercé ne peut ni calculer le mouvement ni assigner la quotité. Et remarquons bien que l'industrie qui a la gourmandise pour objet présente d'autant plus ^'avantages qu'elle s'appuie, d'une part, sur les plus grandes fortunes, et de l'autre, sur des besoins qui renaissent tous les jours. Dans l'état de société où nous sommes maintenant par- venus, il est difficile de se figurer un peuple qui vivrait uni- quement de pain et de légumes. Cette nation, si elle existait, serait infailliblement subjuguée par les armées carnivores, comme les Hindous, qui ont été successivement la proie de tous ceux qui ont voulu les attaquer; ou bien elle serait con- vertie par la cuisine de ses voisins, comme jadis les Béotiens, qui devinrent gourmands après la bataille de Leuctres. SUITE. 56. La gourmandise offre de grandes ressources à la fiscalité : elle alimente les octrois, les douanes, les impositions indi- rectes. Tout ce que nous consommons paye le tribut, et il n'est point de trésor public dont les gourmands ne soient le plus ferme soutien. Parlerons-nous de cet essaim de préparateurs qui depuis plusieurs siècles s'échappent annuellement de la France pour DE I,A GOURMASniSt:. 159 exploiter les fjoiirmandises exotiques? La pliipiirt réussissent, et, obéissant ensuite à un instinct qui ne meurt jamais dans le cœur des Français, rapportent dans leur patrie le fruit de leur économie. Cet apport est plus ronsidénible qu'on ne pense, et ceux-là, comme les autres, auront aussi un arbre ffénéalofjique. Mais si les peuples étaient reconnaissants, qui mieux que les Français aurait dii élever à la Gourmandise un temple et des autels? POUVOIR DE LA GODRM ANDISE. N 1815, le traité du mois de novembre imposa à la France lu condition de payer aux alliés sept cent cinquante millions en trois ans. A cette charfje se joignit relie de faire face aux réclamations particu- lières des babitants des divers pays dont les souverains réunis avaient stipulé les intérêts, montant il plus de trois cents millions. Enfin il fout ajouter à tout cela les réquisitions de toute espèce faites en nature par les généraux ennemis, qui en char- geaient des fourgons qu'ils faisaient filer vers tes frontières, et qu'il a &llu que le trésor public payât plus tard ; en tout, plus de quinze cents millions. On pouvait, on devait même craindre que des payements aussi considérables, et qui s'elfectuaient jour par jour en numé- raire, n'amenassent la gène dans le trésor, la dépréciation dans toutes les valeurs fictives , et par suite tous les malheurs qui. menacent un pays sans argent et sans moyens de s'en procurer. * Hélas! disaient les gens de bien en voyant passer le fatal 160 MEDITATiaN XI. » tombereau qui allait se remplir dans la rue Vivienne, hélas! » voilà notre argent qui émigré en masse; Tan prochain on » s'agenouillera devant un écu; nous allons tomber dans Tétat » déplorable d*un homme ruiné; toutes les entreprises reste- » ront sans succès; on ne trouvera point ix emprunter; il y » aura étisie^ marasme, mort civile. » L'événement démentit ces terreurs; et au grand étonne- ment de tous ceux qui s'occupent de finances, les payements se firent avec facilité, le crédit augmenta, on se jeta avec avidité vers les emprunts, et pendant tout le temps que dura cette superpiirgation, le cours du change, cette mesure infail- lible de la circulation monétaire, fut en notre faveur : c'est-à- dire qu'on eut la preuve arithmétique qu'il entrait en France plus d'argent qu'il n'en sortait. Quelle est la puissance qui vint à notre secours? Quelle est la divinité qui opéra ce miracle? La Gourmandise. Quand les Bretons, les Germains, les Teutons, les Gimmé- riens et les Scythes firent irruption en France, ils y apportè- rent une voracité rare et des estomacs d'une capacité peu commune. Ils ne se contentèrent pas longtemps de la chère officielle que devait leur fournir une hospitalité forcée; ils aspirèrent à des jpuissances plus délicates; et bientôt la ville reine ne fut plus qu'un immense réfectoire. Ils mangeaient, ces intrus, chez les restaurateurs, chez les traiteurs, dans les cabarets, dans les tavernes, dans les échoppes, et jusque dans les rues. Ils se gorgeaient de viande, de poisson, de gibier, de truffes, de pâtisseries, et surtout de nos fruits. Ils buvaient avec une avidité égale à leur appétit, et deman- daient toujours les vins les plus chers, espérant y trouver des jouissances inouïes, qu'ils étaient ensuite tout étonnés de ne pas éprouver. Les observateurs superficiels ne savaient que penser de celte mangerie sans faim et sans terme ; mais les vrais Fran- çais riaient et se frottaient les mains en disant : « Les voilà DE LA GOURMANDISE. 161 » sous le churme, et ils nous auront rendu ce soir plus d'écus » que le trésor public ne leur en a compté ce matin. » Cette époque fut favorable à tous ceux qui fournissaient aux jouissances du goût. Véry acheva sa fortune; Achard commença la sienne; Beauvilliers en fit une troisième, et ma- dame SuUot, dont le magasin, au Palais-Royal, n'avait pas deux toises carrées, vendait par jour jusqu'à douze mille petits pâtés ' . Cet effet dure encore : les étrangers affluent de toutes les parties de l'Europe , pour rafraîchir durant la paix les douces habitudes qu'ils contractèrent pendant la guerre; il faut qu'ils viennent à Paris ; quand ils y sont , il faut qu'ils se régalent à tout prix. Et si nos effets publics ont quelque faveur, on le doit moins à l'intérêt avantageux qu'ils présentent qu'à la confiance d'instinct qu'on ne peut s'empêcher d'avoir dans un peuple chez qui les gourmands sont heureux*. PORTRAIT d'une JOLIE GOURMANDE. 58. La gourmandise ne messied point aux femmes : elle con- vient à la délicatesse de leurs organes, et leur sert de com- pensation pour quelques plaisirs dont il faut bien qu'elles se privent, et pour quelques maux auxquels la nature parait les avoir condamnées. Rien n'est plus agréable à voir qu'une jolie gourmande sous ^ Quand Tarinée dUnvaùon passa en Champa^e, elle prit six cent mille bouteilles de vin dans les caves de M. Moet, d'Epemay, renommé pour la beauté de ses caves. 11 s*est consolé de cette perte énorme quand il a vu que les pillards en avaient gardé le goût, et que les commandes qu*il reçoit du Nord ont plus que doublé depuis cette époque. 2 Les calculs sur lesquels cet article est fondé m*ont été fournis par M. M. B..., gastronome aspirant, à qui les titres ne manquent pas, car il est financier et musicien. 21 162 MÉDITATION XI. les urmes : sa serviette est uvaiitagcusement mise ; une de ses mains est posée sur la table; l'autre voiture à sa bouche de petits morceaux élégamment coupés, ou l'aile de perdrix qu'il faut mordre; ses yeux sont brillants, ses lèvres vernissées, sa conversation agréable, tous ses mouvements gracieux; elle ne manque pus de ce grain de coquetterie que les femmes met- tent à tout. Avec tant d'avantages, elle est irrésistible; et Gatoo le Censeur lui-même se laisserait émouvoir. Ici cependant se place pour moi un souvenir amer. J'étais un jour bien commodé- ment placé à table ii câté de la jolie madame M d, et je nie réjouis- sais intérieurement d'un si bon lot, quand, se tournant tout à coup vers moi : « A votre santé! » me dit-elle. Je commençai de suite une pbrasc d'actions de grâces; mais je n'acbcvai pas, car la coquette se portant vers son voisin de gauche : « Trinquons! » Ils trinquèrent, et cette brusque transition me parut une perfidie, qui me fit au cœur une blessure que bien des années n'ont pas encore guérie. DE LA GOURMANDISE. 103 LES FEMMES SONT GOURMANDES. E penchant du beau sexe pour la gour- mandise a quelque chose qui tient de l'instinct, car la g^ourmandise est favo- rable à la beauté. Une suite d'observations exactes et rigoureuses a démontré qu'un régime * ~~\ -v/* ^ succulent, délicat et soigné, repousse longtemps et bien loin les apparences extérieures de la vieillesse. Il donne aux yeux plus de brillant , à la peau plus de fraî- cheur et aux muscles plus de soutien ; et comme il est certain, en physiologie, que c'est la dépression des muscles qui cause les rides , ces redoutables ennemies de la beauté , il est égale- ment vrai de dire que , toutes choses égales , ceux qui savent manger sont comparativement de dix ans plus jeunes que ceux à qui cette science est étrangère. Les peintres et les sculpteurs sont bien pénétrés de cette vérité, car jamais ils ne représentent ceux qui font abstinence par choix ou par devoir, comme les avares et les anachorètes, sans leur donner la pâleur de la maladie, la maigreur de la misère et les rides de la décrépitude. EFFETS DE LA GOURMANDISE SUR LA SOCIABILITÉ. 59. La gourmandise est un des principaux liens de la société; c'est elle qui étend graduellement cet esprit de convivialité qui réunit chaque jour les divers états, les fond en un seul tout, anime la conversation, et adoucit les angles de l'inégalité conventionnelle, 16'4 MÉDITATION XI. C'est elle aussi qui motive les efforts que doit faire tout amphitryon pour bien recevoir ses convives, ainsi que la reconnaissance de ceux-ci, quand ils voient qu'on s'est savam- ment occupé d'eux; et c'est ici le lieu de honnir à jamais ces mangeurs stupides qui avalent avec une indifférence coupable les morceaux les plus distingués, ou qui aspirent avec une distraction sacrilège un nectar odorant et limpide. Loi générale. Toute disposition de haute intelligence néces- site des éloges explicites, et une louange délicate est obligée partout où s'annonce l'envie de plaire. INFLUENCE DE LA GOUnMANDISE SUR LE BONHEUR CONJUGAL. 60. Enfin, la gourmandise, quand elle est partagée, a l'influence la plus marquée sur le bonheur qu'on peut trouver dans l'union conjugale. Deux époux gourmands ont, au moins une fois par jour, une occasion agréable de se réunir; car même ceux qui font lit à part (et il y en a un grand nombre) mangent du moins à la même table; ils ont un sujet de conversation toujours renaissant; ils parlent non-seulement de ce qu'ils mangent, mais encore de ce qu'ils ont mangé, de ce qu'ils mange- ront, de ce qu'ils ont observée chez les autres, des plats à la mode, des inventions nouvelles, etc., etc. ; et on sait que ces causeries familières {chit chat) sont pleines de charme. La musique a sans doute aussi des attraits bien puissants pour ceux. qui l'aiment; mais il faut s'y mettre, c'est une besogne. D'ailleurs, on est quelquefois enrhumé, la musique est éga- rée, les instruments sont discords, on a la migraine, il y a du chômage. Au contraire , un besoin partagé appelle les époux à table , le même penchant les y retient ; ils ont naturellement l'un pour DE LA GOURMANDISE. 165 l'autre ces petits égards qui aunonceitt l'envie d'obliger, et la manière dont se passent les repas entre pour beaucoup dans le bonheur de la vie. Cette observation, assez neuve en France, n'avait point échappe au moraliste anglais Fieldinj[, et il l'a développée en peignant, dans son roman de Paméla, la manière diverse dont deux couples mariés finissent leur journée. Le premier est un lord, l'ainé, et par conséquent le pos- sesseur de tous les biens de la famille. Le second est son frère puiné, époux de Paméla, déshérité h cause de ce mariage, et vivant du produit de sa demi-paye, dans un état de gène assez voisin de l'indigence. Le lord et sa lemme arrivent de différents côtés, et se saluent froidement, quoiqu'ils ne se soient pas vus de la journée. Ils s'asseyent à une table splendidement servie, entourés de Inquais brillants d'or, se servent en silence et mangent sans plaisir. Cependant, après que les domestiques se sont retirés, une espèce de conversation s'engage entre eux; bientôt l'aigreur s'en mêle : elle devient querelle, et ils se lèvent furieux, pour aller, chacun dans son appartement, méditer sur les douceurs du veuvage. l(î(> MÉDITATION XI. Son frère, au contraire, en arrivant dans son modeste appar- tement, est accueilli avec le plus tendre empressement et les plus douces caresses. Il s'assied près d'une table frugale ; mais les mets qui lui sont servis peuvent-ils ne pas être excellents? C'est Paméla elle-même qui les a apprêtés! Ils mangent avec délices, en causant de leurs affaires, de leurs projets, de leurs amours. Une demi-bouteille de madère leur sert à prolonger le repas et l'entretien; bientôt le même lit les reçoit; et après les transports d'un amour partagé, un doux sommeil leur fera oublier le présent et rêver un meilleur avenir. Honneur à la gourmandise , telle que nous la présentons a nos lecteurs, et tant qu'elle ne détourne l'homme ni de ses occupations ni de ce qu'il doit à sa fortune! car, de même que les dissolutions de Sardanapale n'ont pas fait prendre les femmes en horreur, ainsi les excès de Y itellius ne peuvent pas faire tourner le dos à un festin savamment ordonné. La gourmandise devient-elle gloutonnerie, voracité, crapule, ' elle perd son nom et ses avantages, échappe à nos attribu- tions, et tombe dans celles du moraliste, qui la traitera par ses conseils, ou du médecin, qui la guérira par les remèdes. La gourmandise, telle que le professeur l'a caractérisée dans cet article, n'a de nom qu'en français; elle ne peut être dési- gnée ni par le mot latin gula, ni par l'anglais gluttony, ni par l'allemand lusternheit; nous conseillons donc à ceux qui seraient tentés de traduire ce livre instructif, de conserver le substantif, et de changer seulement l'article; c'est ce que tous les peuples ont fait pour la coquetterie, et tout ce qui s'y rapporte. NOTE D'UN GASTRONOME PATRIOTE. Je remarque avec orgueil que la coquetterie et la gourmandise, ces deux grandes modifications que Textrême sociabilité a apportées à nos plus impérieux besoins, sont toutes deux d'origine française. MEDITATION XII. DES GOURMANDS. n'est pas gourmand qui veut. 61. L est des individus à qui la nature a reftise une finesse d'organes, ou une tenue d'at- tention sans lesqueUes les mets les plus succulents passent inaperçus. La physiologie a déjà reconnu la première de ces variétés, en nous montrant la langue de ces infortunés mal pour\'ue des houppes nerveuses destinées à inhaler et apprécier les saveurs. Elles n'éveillent chez eux qu'un sentiment ohtnsj ils sont pour les saveurs ce que les aveugles sont pour la lumière. La seconde se compose des distraits, des habillards, des affairés, des ambitieux et autres, qui veulent s'occuper de deux choses n la fois, et ne mangent que pour se rem[)lir. Tel était entre autres Napoléon : il était irrégulier dans ses repas, et mangeait vite et mai; mais là se retrouvait aussi 168 MÉDITATION XH. cette vulonté absolue qu'il mettait ù tout. Dès que l'appétit se Faisait sentir, il fallait qu'il fût satisfait, et son service était monté de manière qu'en tout lieu et à toute heure on pouvait, au premier mot , lui présenter de la volaille , des côtelettes et du café. GOUIIUANDS PAR l>KÈI>tSTl> ATIUN. AÏS il est une classe privilégiée qu'une prédestination matérielle et organique appelle aux jouissances du goût. J'ai été de tout temps Lavatérien et Gallisle : je crois aux dispositions innées. Puisqu'il est des individus qui sont évidemment venus nu monde pour mal voir, mal marcher, mal entendre, parce qu'ils sont nés myopes, boiteux ou sourds, pourquoi n'y en aurait-il pas d'autres qui ont été prédisposés ù éprouver plus spécialement certaines séries de sensations? D'ailleurs, pour peu qu'on ait de penchant à l'observation, on rencontre à chaque instant dans le monde des physionomies qui portent l'empreinte irrécusable d'un sentiment dominant, tel qu'une im- pertinence dédaigneuse, le conten- tement de soi-même, la misan- thropie, la sensualité, etc., etc. A la vérité, on peut porter tout cela avec une figure insignifiante; mais quand la physionomie a un cachet déterminé, il est rare qu'elle soit trompeuse. Les passions agissent sur les muscles; et très-souvent, quoi- qu un homme se taise, on peut lire sur son visage les divers sentiments dont il est agité. Cette tension, pour peu qu'elle soit habituelle, finit par laisser des traces sensibles, et donne ainsi à la physionomie un caractère permanent et reconnaissable. DES GOURMANDS. PnKDESTINATION SENSITBLLE. 62. ES prédestinés de lu gourmandise sont en général d'une stature moyenne; ils ont le visage rond ou carré, les yeux brillants, le front petit, le nez court, les lèvres charnues et le menton arrondi. Les femmes sont potelées, plus jolies que belles, et visant un peu à l'obésité. Celles qui sont principalement friandes ont les traits plus fins, l'air plus délicat, sont plus mignonnes, et se distin{;uent surtout par un coup de langue qui leur est particulier. C'est sous cet extérieur qu'il faut cher- cher les convives les plus aimables : ils ac- ceptent tout ce qu'on leur offre, mangent lentement, et savourent avec réflexion. Ils ne se hâtent point de s'éloigner des lieux où ils ont reçu une hospitalité distinguée; et on les a pour la soirée, parce qu'ils connaissent tous les jeux et passe-temps qui sont les accessoires ordinaires d'une réunion gastronomique. Ceux, au contraire, à qui la nature a refusé l'aptitude aux jouissances du goût, ont le visage, le nez et les yeux longs; ^ quelle que soit leur taille, ils ont dans f leur tourniu'e quelque chose d'allongé. Ils ont les cheveux noirs et plats, et man- quent surtout d'embonpoint; ce sont eux qui ont inventé les pantalons. Les femmes que la nature a affligées du même malheur 170 MÉDITATION XII. sont anguleuses, s'ennuient à table, et ne vivent que de bos- ton et de médisanees. Cette théorie physiologique ne trouvera, je l'espère, que peu de contradicteurs, parce que chacun peut la vérifier autour de soi ; je vais cependant encore l'appuyer par des faits. Je siégeais un jour à un très-grand repas, et j'avais en face une très-jolie personne dont la figure était tout à fait sensuelle. Je me penchai vers mon voisin, et lui dis tout bas qu'avec des traits pareils il était impossible que cette demoiselle ne fût pas très-gourmande. « Quelle folie! me répondit-il; elle a tout au » plus quinze ans; ce n'est pas encore l'âge de la gourman- » dise... Au surplus, observons. » Les commencements ne me furent pas favorables : j'eus peur de m'étre compromis; car, pendant les deux premiers services, la jeune fille fut d'une discrétion qui m'étonnait, et je craignais d'être tombé sur une exception, car il y en a pour toutes les règles. Mais enfin le dessert vint, dessert aussi bril- lant que copieux, et qui me rendit l'espérance. Mon espoir ne fut pas déçu : non-seulement elle mangea de tout ce qu'on lui offrit, mais encore elle se fit servir des plats qui étaient les plus éloignés d'elle. Enfin elle goûta à tout; et le voisin s'étonnait de ce que ce petit estomac pouvait contenir tant de choses. Ainsi fut vérifié mon diagnostic, et la science triompha encore une fois. A deux ans de là; je rencontrai encore la même personne; c'était huit jours après son mariage : elle s'était développée tout à fait à son avantage; elle laissait pointer un peu de coquetterie, et étalant tout ce que la mode permet de montrer d'attraits, elle était ravissante. Son mari était a peindre : il ressemblait à un certain ventriloque qui savait rire d'un côté et pleurer de l'autre, c'est-à-dire qu'il paraissait très-content de ce qu'on admirait sa femme; mais dès qu'un amateur avait l'air d'insister, il était saisi du frisson d'une jalousie très-appa- rente. Ce dernier sentiment prévalut; il emporta sa femme dans un département éloigné, et là, pour moi, finit sa biographie. DES GOURMANDS. 171 Je fis une autre fois une remarque pareille sur le duc Decrès, . qui a été si lon{][tenips ministre de la marine. On sait qu'il était gros, court, brun, crépu et carré; qu'il avait le visag^e au moins rond, le menton relevé, les lèvres épaisses et la bouche d'un géant; aussi je le proclamai sur-le- champ amateur prédestiné de la bonne chère et des belles. Cette remarque physipgnomonique, je la coulai l)ien douce- ment et bien bas dans l'oreille d'une dame fort jolie et que je croyais discrète. Hélas ! je mie trompais ! elle était fille d'Lve, et mon secret l'eût étouffée. Aussi, dans la même soirée, l'ex- cellence fut instruite de l'induction scientifique que j'avais tirée de l'ensemble de ses traits. C'est ce que j'appris le lendemain par une lettre fort aimable que m'écrivit le duc, et par laquelle il se défendait avec mo- destie de posséder les deux qualités, d'ailleurs fort estimables, que j'avais découvertes en lui. Je ne me tins pas pour battu. Je répondis que la nature ne fait rien en vain; qu'elle l'avait évidemment formé pour de certaines missions; que, s'il ne les remplissait pas, il contra- riait son vœu; qu'au reste, je n'avais aucun droit à de pareilles confidences, etc., etc. La correspondance en resta là; mais peu de temps après tout Paris fut instruit par la voie des journaux de la mémorable bataille qui eut lieu entre le ministre et son cuisinier, bataille qui fut longue, disputée, et où l'excellence n'avait pas toujours le dessus. Or, si après une pareille aventure le cuisinier ne tlit pas renvoyé (et il ne le fat pas), je puis, je crois, en tirer la conséquence que le duc était absolument dominé par les talents de cet artiste, et qu'il déscvspérait d'en trouver un autre qui sût flatter aussi agréablement son goût ; sans quoi il n'au- rait jamais pu surmonter la répugnance toute naturelle qu'il devait éprouver à être servi par un préposé aussi belliqueux. Gomme je traçais ces lignes par une belle soirée d'hiver, M. Cartier, ancien premier violon de l'Opéra et démonstrateur habile, entre chez moi et s'assied près de mon feu. J'étais ll'l MÉDITATION XII. . plein de mon sujet, et le considérant avec attention : a Cher » professeur, lui dis-je, comment se fait-il que vous ne soyez » pas gourmand, quand vous en avez tous les traits? — Je » Tétais très-fort, répondit-il, mais je m'abstiens. — Serait-ce » par sagesse? » lui répliquai-je. Il ne répondit pas, mais il poussa un soupir à la Walter Scott, c'est-à-dire tout semblable à un gémissement. GOURMANDS PAU ÉTAT. 63. S'il est des gourmands par prédestination, il en est aussi par état; et je dois en signaler ici quatre grandea catégories : les financiers, les médecins, les gens de lettres et les dévots. LES FINANCIERS. Les financiers sont les héros de la Gourmandise. Ici, héros est le mot propre, car il y avait combat; et l'aristocratie nobi- liaire eût écrasé les financiers sous le poids de ses titres et de ses écussons, si ceux-ci n'y eussent opposé une table somp- tueuse et leurs coffres-forts. Les cuisiniers combattaient les généalogistes, et quoique les ducs n'attendissent pas d'être sortis pour persifler l'amphitryon qui les traitait, ils étaient venus, et leur présence attestait leur défaite. D'ailleurs tous ceux qui amassent beaucoup d'argent et avec facilité, sont presque indispensablemeut obligés d'être gour- mands. L'inégalité des conditions entraîne l'inégalité des richesses, toais l'inégalité des richesses n'amène pas l'inégalité des besoins; et tel qui pourrait payer chaque jour un dîner suffi- sant pour cent personnes, est souvent rassasié après avoir mangé une cuisse de poulet. Il faut donc que l'art use de toutes ses ressources pour ranimer cette ombre d'appétit par DES GOURMANDS. 173 des mets qui te soutiennent sans dommage et le caressent sans l'étouffer. C'est ainsi que Mondor est devenu gourmand, et que de toutes parts tes gourmands ont accouru auprès de lui. Aussi dans toutes ics séries d'apprêts que nous présentent les livres de cuisine élémentaire, il y en a toujours un ou plu- sieurs qui portent pour qualification : à la financière. Et on sait que ce n'était pas le roi , mais les fermiers généraux qui maDfjeçient autrefois le premier plat de petits pots, qui se payait toujours huit cents francs. Les choses ne se passent pas autrement de nos jours : les tables financières continuent a offrir tout ce que lu nature a de plus parfait, les serres de plus précoce, l'art de plus exquis; et les personnages les plus historiques ne dédaignent point de s'asseoir ii ces festins. LES UËDEOI ^s. 64. Des causes d'une au- tre nature, quoique non moins puissantes, agis- sent sur les médecins : ils sont gourmands par séduction, et il faudrait qu'ils fussent de bronz<.> pour résister a lu force des choses. Les chers docteurs sont d'autant mieux accueillis que la siinté, qui est sous leur patro- nage, est le plus précieux de tous les biens; aussi sont-ils enfants gâtés dans toute lu force du terme. 174 MEDITATION XII. Toujours impatiemment attendus, ils sont accueillis avec empressement. C'est une jolie malade qui les en{ja(;e; c'est une jeune personne qui les caresse; c'est un père, c'est un mari, qui leur recommandent ce qu'ils ont de plus cher. L'es- pérance les tourne par la droite, la reconnaissance par la gauche; on les embecque comme des pigeons; ils se laissent faire, et en six mois l'habitude est prise, ils sont gourmands sans retour {past rédemption). C'est ce que j'osai exprimer un jour dans un repas où je figurais, moi neuvième, sous la ])résidence du docteur Corvi- sart. C'était vers 1806 : « Vous êtes , m'écriai-je du ton inspiré d'un prédicateur » puritain, vous êtes les derniers restes d'une corporation qui » jadis couvrait toute la France. Hélas ! les membres en sont » anéantis ou dispersés : plus dé fermiers généraux, d'abbés, » de chevaliers, de moines blancs; tout le corps dégustateur » réside en vous seuls. Soutenez avec fermeté un si grand » poids, dussiez-vous essuyer le sort des trois cents Spartiates » au pas des Thermopyles. » Je dis, et il n'y eut pas une réclamation : nous agîmes en conséquence, et la vérité reste. Je fis à ce diner une observation qui mérite d'être connue. Le docteur Corvisart, qui était fort aimable quand il vou- lait, ne buvait que du vin de Champagne frappé de glace. Aussi, dès le commencement du repas et pendant que les autres convives s'occupaient à manger, il était bruyant, con- teur, anecdotier. Au dessert, au contraire, et quand la conver- sation commençait h s'animer, il devenait sérieux, taciturne et quelquefois morose. De cette observation et de plusieurs autres conformes, j'ai déduit le théorème suivant : Le vin de Champagne, qui est exci- tant dans ses premiers effets (ab initio), est stupéfiant dans ceux qui suivent (in recessu) ; ce qui est au surplus un effet notoire du gaz acide carbonique qu'il contient. DES GOURMANDS. ODJCnGATION, Puisque je tiens les docteurs h diplôme, je ne veux pas mourir sans leur reprocher l'extrême sévérité dont ils usent envers leurs malades. Dès qu'on n le malheur de tomber dans leurs mains, il faut subir une kyrielle de défenses , r il tout ce que nos habitudes ont d'agréuble. Je m'élève contre la plupart de ces interdictions, comme inutiles. Je dis inutiles, parce que les malades n'appètent presque jamais ce qui leur serait nuisible. Le médecin rationnel ne doit jamais perdre de vue la ten- dance naturelle de nos penchants, ni oublier que si les sensa- tions douloureuses sont iîincstes par leur nature, celles qui sont afjréables disposent à la santé. On a vu un peu de vin , une cuillerée de cafê, quelques gouttes de liqueur, rappeler le sourire sur les faces les plus hippocratiques. Au surplus, il faut qu'ils sachent bien, ces ordonnateurs sévères, que leurs prescriptions restent presque toujours sans effet; le malade cherche h s'y soustraire; ceux qui l'environ- nent ne manquent jamais de raisons pour lui complaire, et on n'en meurt ni plus ni moins. La ration d'un Busse malade, en 1815, aurait grisé un fort de la halle, et celle d'un Anjjlais eût rassasié un Limousin. Et il n'y avait pas de retranchement a y faire, car des inspecteurs militaires parcouraient sans cesse nos hôpitaux, et surveillaient à lu fois la fourniture et la consommation. 176 MÉDITATION XII. J'émets mon avis avec d'autant plus de confiance qu'il est appuyé sur des faits nombreux , et que les praticiens les plus heureux se rapprochent de ce système. Le chanoine RoUet, mort il y a environ cinquante ans, était buveur, suivant l'usage de ces temps antiques; il tomba ma- lade, et la première phrase du médecin fut employée h lui interdire tout usage du vin. Cependant, à la visite suivante, le docteur trouva le patient couché, et devant son Ht un corps de délit presque complet, savoir : une table couverte d'une nappe bien blanche, un gobelet de cristal, une bouteille de belle apparence, et une serviette pour s'essuyer les lèvres. A cette vue il entra dans une violente colère et parlait de se retirer, quand le malheureux chanoine lui cria d'une voix lamentable : « .Ah ! docteur, souvenez-vous que quand vous » m'avez défendu de boire, vous ne m'avez pas défendu le V plaisir de voir la bouteille. » Le médecin qui traitait M. de Montlusin de Pont-de-Veyle fut bien encore plus cruel, car non-seulement il interdit l'usage du vin à son malade, mais encore il lui prescrivit de boire de l'eau à grandes doses. Peu de temps après le départ de l'ordonnateur, madame de Montlusin, jalouse d'appuyer l'ordonnance et de contribuer au retour de la santé de son mari, lui présenta un grand verre d'eau la plus belle et la plus limpide. Le malade le reçut avec docilité, et se mit à le boire avec résignation ; mais il s'arrêta h la première gorgée , et rendant le vase à sa femme : « Prenez cela, ma chère, lui dit-il, et » gardez-le pour une autre fois : j'ai toujours ouï dire qu'il ne v fallait pas badiner avec les remèdes. » DES GOURMANDS. 177 LES GENS DE LETTRES. 66. ANS l'empire gastronomique, le quartier des gens de lettres est tout près de celui des médecins. Sous le règne de Louis XIV, les gens de lettres étaient ivrognes ; ils se conformaient à la mode, et les mémoires du temps sont tout à fait édifiants à ce sujet. Maintenant ils sont gourmands : en quoi il y a amélioration. Je suis bien loin d'être de l'avis du cynique Geoffroy, qui disait que si les productions modernes manquent de force, cela vient de ce que les auteurs ne boivent que de l'eau sucrée. Je crois, au contraire, qu'il a fait une double méprise, et qu'il s'est trompé sur le fait et sur la conséquence. L'époque actuelle est riche en talents; ils se nuisent peut- être par leur multitude ; mais la postérité , jugeant avec plus de calme, y verra bien des sujets d'admiration : c'est ainsi que nous-mêmes avons rendu justice aux chefs-d'œuvre de Racine et de Molière, qui furent froidement reçus par les contemporains. Jamais la position des gens de lettres dans la société n'a été plus agréable. Ils ne logent plus dans les régions élevées qu'on leur reprochait autrefois; les domaines de la littérature sont devenus plus fertiles; les flots de l'Hippocrène roulent aussi des paillettes d'or : égaux de tout le monde, ils n'entendent plus le langage du protectorat, et, pour comble de biens, la Gourmandise les comble de ses plus chères faveurs. ' On engage les gens de lettres à cause de l'estime qu'on fait de leurs talents, parce que leur conversation a en général quelque chose de piquant, et aussi parce que depuis quelque 23 178 MÉDITATION Xll. temps il est de règle que toute société doit avoir son homme de lettres. Ces messieurs arrivent toujours un peu tard; on ne les accueille que mieux, parce qu'on les a désirés; on les afFriande pour qu'As reviennent; on les régale pour qu'ils étincellent^ et comme ils trouvent cela fort naturel , ils s'y accoutument , deviennent, sont et demeurent gourmands. Les choses même ont été si loin qu'il y a eu un peu de scandale. Quelques furets ont prétendu que certains déjeuneurs s'étaient laissé séduire, que certaines promotions étalent issues de certains pâtés, et que le temple de l'immortalité s'était ouvert à la fourchette. Mais c'étaient de méchantes langues; ces bruits sont tombés comme tant d'autres : ce qui est fait est bien fait; et je n'en fais ici mention que pour montrer que je suis au courant de tout ce qui tient à mon sujet. LES DEVOTS. (>7. Enfin la Gourmandise compte beaucoup de dévots parmi ses plus fidèles sectateurs. Nous entendons par dévots ce qu'entendaient Louis XIV et Molière, c'est-à-dire ceux dont toute la religion consiste en pratiques extérieures; les gens pieux et charitables n'ont rien à faire là. Voyons donc comment la vocation leur vient. Parmi ceux qui veulent faire leur salut , le plus grand nombre cherche le chemin le plus doux ; ceux qui fuient les hommes , couchent sur la dure et revêtent le ciUce, ont toujours été et ne peuvent jamais être que des exceptions. Or, il est des choses damnables sans équivoque , et qu'on ne peut jamais se permettre, comme le bal, les spectacles, le jeu et autres passe-temps semblables. DES GOURMANDS. 179 Pendant qu'on les abomine, ainsi que ceux qui les mettent en pratique , la Gourmandise se présente et se glisse avec une face tout à fait théologique. De droit divin , l'homme est le roi de la nature , et tout ce que la terre produit a été créé pour lui. C'est pour lui que la caille s'engraisse , pour lui que le moka a un si doux parfum , pour lui que le sucre est favorable à la santé. Gomment donc ne pas user, du moins avec la modération convenable, des biens que la Providence nous offre, surtout si nous continuons à les regarder comme des choses périssables, surtout si elles exaltent notre reconnaissance envers l'Auteur de toutes choses ! Des raisons non moins fortes viennent encore renforcer celles-ci. Peut- on trop bien recevoir ceux qui dirigent nos âmes et nous tiennent dans la voie du salut? Ne doit-on pas rendre aimables, et par cela même plus fréquentes, des réu- nions dont le but est excellent? Quelquefois aussi les dons de Gomus arrivent sans qu'on les cherche : c'est un souvenir de collège, c'est le don d'une vieille amitié, c'est un pénitent qui s'humiUe, c'est un collatéral qui se rappelle, c'est un protégé qui se reconnaît. Gomment repousser de pareilles offrandes? comment ne pas les assortir? G 'est une pure nécessité. D'ailleurs les choses se sont toujours passées ainsi : Les moutiers étaient de vrais magasins des plus adorables friandises; et voilà pourquoi certains amateurs les regrettent si amèrement * . Plusieurs ordres monastiques, les Bernardins surtout, fai- saient profession de bonne chère. Les cuisiniers du clergé ont reculé les limites de Part; et quand M.*de Pressigny (mort archevêque de Besançon) revint du conclave qui avait nommé Pie VI, il disait que le meilleur dîner qu'il eût fait à Rome avait été chez le général des Gapucins. ^ Les meilleures liqueurs de France se faisaient «\ la Côte, chez les Visitan- dînes; celles de Niort ont inventé la confiture d'angélique; on vante les pains MIÎniTATIOtS XII. LES CHEVALIERS ET LKS ABBÉS. Nous ne pouvons mieux finir cet article qu'en faisant une mention honorable des deux corporations que nous avons vues dans toute leur yloire, et que la Révolution a éclipsées : les chevaliers et les abbés. Qu'ils étaient gourmands, ces chers amis ! il était impossible de s'y méprendre à leurs narines ouvertes , a leurs yeux écar- quillés, à leurs lèvres vernissées, h leur langue promeneuse; cependant chaque classe avait une manière de manger qui lui était particulière. Les chevaliers avaient quelque chose de militaire dans leur pose; ils s'administraient les morceaux avec dignité, les tra- vaillaient avec calme, et promenaient horizontalement, du maître à la maîtresse de la maison , des regards approbateurs. Les abbés, au contraire, se pelotonnaient pour se rappro- cher de l'assiette; leur main droite s'arrondissait comme la patte du chat qui tire les marrons du feu; leur physionomie était toute jouissance , et leur regard avait quelque chose de concentré qu'il est plus facile de concevoir que de peindre. Comme les trois quarts de ceux qui composent la génération actuelle n'ont rien vu qui ressemble aux chevaliers et aux abbés da fleur d'oranger des lœan de CIi.ileau-ThiciTy; et les Urmdine* de Bellcy ivaienl pour les noii confiteg une recette qui en fnmll an irétor d'.imour et de firiandue. Il eiti îi craindre, hélas! qu'elle ne aoil perdue. DES GOURMANDS. 181 que nous vêtions de désigner, et qu'il est cependant indispen- sable de les connaître pour bien entendre beaucoup de livres écrits dnns le dix-huitième siècle; nous emprunterons à l'au- teur du Traité historique sur le duel quelques pages qui ne laisseront rien à désirer à ce sujet. {Voyez les Variétés, n" XX.) LONGÉVITÉ ANNONCÉE AUX GOURMANDS. 69. 'après mes dernières lectures, je suis heureux, on ne peut pas plus heu- reux , de pouvoir donner à mes lec- teurs une bonne nouvelle, savoir, que la bonne chère est bien loin de nuire ài la santé, et que, toutes cho- ses égales, les gourmands vivent plus longtemps que les autres. C'est ce qui est arillimétiquement prouvé dans un mémoire très-bien fait, lu dernièrement à l'Académie des Sciences par le docteur Villermet. Il a comparé les divers états de la société où l'on fait bonne chère avec ceux où l'on se nourrit mal, et en a parcouru l'échelle tout entière. Il a également comparé entre eux les divers arrondissements de Paris où l'aisance est plus ou moins généralement répandue, et où l'on sait que, sous ce rapport, il existe une extrême différence, comme, par exempte, entre le faubourg Saint-Marceau et la Chaussée d'Antin. Enfin le docteur a poussé ses recherches jusqu'aux départe- ments de la France, et comparé, sous le même rapport, ceux qui sont plus ou moins fertiles : partout il a obtenu pour résultat général que la mortalité diminue dans lu même pro- portion que les moyens qu'on a de se bien nourrir augmen- tent, et qu'ainsi ceux que la fortune soumet au malheur de se 182 MÉDITATIO?^ XII. mal nourrir peuvent du moins être sûrs que la mort les en délivrera plus vite. Les deux extrêmes de cette progression sont que, dans l'état de la vie le plus favorisé, il ne meurt dans un an qu'un individu sur cinquante, tandis que, parmi ceux qui sont les plus exposés à la misère, il en meurt un sur quatre dans le même espace de temps. Ce n'est pas que ceux qui font excellente chère ne soient jamais malades; hélas! ils tombent aussi quelquefois dans le domaine de la faculté , qui a coutume de les désigner spus la qualification de bons malades; mais comme ils ont une plus grande dose de vitalité, et que toutes les parties de l'organi- sation sont mieux entretenues, la nat ^ a plus de ressources, et le corps résiste incomparablement mieux à la destruction. Cette vérité physiologique peut également s'appuyer sur l'histoire, qui nous apprend que toutes les fois que des circon- stances impérieuses, telles que la guerre, les sièges, le déran- gement des saisons, ont diminué les moyens de se nourrir, cet état de détresse a toujours été accompagné de maladies contagieuses et d'un grand surcroît de mortalité. La caisse Lafarge, si connue des Parisiens, aurait sans doute prospéré, si ceux qui l'ont établie avaient fait entrer dans leurs calculs la vérité de fait développée par le docteur Villermet. Ils avaient calculé la mortalité d'après les tables de Buffon, de Parcieux et autres, qui sont toutes établies sur des nombres pris dans toutes les classes et dans tous les âges d'une popu- lation. Mais comme ceux qui placent des capitaux pour se faire un avenir ont en général échappé aux dangers de l'en- fance, et sont accoutumés à un ordinaire réglé, soigné, et quelquefois succulent, la mort n'a pas donné, les espérances ont été déçues, et la spéculation a manqué. Cette cause n'a sans doute pas été la seule; mais elle est élémentaire. Cette dernière observation nous a été fournie par M. le pro- fesseur Pardessus. DES GOURMAKDS. 183 M. de Belloy, archevêque de Paris, qui a vécu près d'un siècle, avait un appétit assez prononcé; il aimait la bonne chère, et j'ai vu plusieurs fois sa Ggure patriarcale s'animer à l'arrivée d'un morceau distingué. Napoléon lui marquait, en toute occasion, déFérence et respect. MEDITATION XIII. ÉPROUVETTES GASTRONOMIOUES. 70. N u vu dutis le chapitre précédent que le curac- tère dtstinctif de ceux qui ont plus de préten- v^ tions que de droits aux honneurs de In ([ounnan- dise, consiste en ce qu'au sein de lu meilleure chère leurs yeux restent ternes et leur visa^jc inanimé. Ceux-là ne sont pus dignes qu'on leur prodigue des trésors dont ils ne sentent pas le prix : i) nous a donc paru très- intéressunt de pouvoir les signaler, et nous avons cherché les moyens de parvenir ii une connaissance si impoi-tante pour l'assortiment des hommes et pour la connaissance des convives. Nous nous sommes occupé de cette recherche avec cette suite qui force le succès, et c'est ii notre persévérance que nous devons l'avantage de présenter au corps honoruhie des amphitryons lu découverte des éprouvettes gastronomiques, découverte qui honorera le dix-neuvième siècle. Nous entendons par éprouvettes gastronomiques, des mets d'une saveur reconnue et d'une excellence tellement indispu- table, qne leur apparition seule doit émouvoir, chez un homme ÉPROUVETTES GASTRONOMIQUES. 185 bien organisé, toutes les puissances dégustatrices; de sorte que tous ceux chez lesquels, en pareil cas, on n'aperçoit ni l'éclair du désir ni la radiance de l'extiise, peuvent justement être notés comme indignes des honneurs de la séance et des plaisirs qui y sont attachés. La méthode des éprouvettes, dûment examinée et délibérée en grand conseil , a été inscrite au livre d'or dans les termes suivants, pris d'une langue qui ne change plus : Ulciimqiie ferculum, eximii et benè noti saporis, apposùum fuerù, fiât autopsia convivœ; et nisi faciès ejus ac oculi ver- tantur ad extasim, notetur ut indignus. Ce qui a été traduit comme il suit par le traducteur juré du grand conseil : « Toutes les fois qu'on servira un mets d'une saveur dis- » tinguée et bien connue, on observera attentivement les » convives, et on notera comme indignes tous ceux dont la » physionomie n'annoncera pas le ravissement. » La force des éprouvettes est relative, et doit être appropriée aux facultés et aux habitudes des diverses classes de la société. Toutes circonstances appréciées, elle doit être calculée pour causer admiration et surprise : c'est im dynamomètre dont la force doit augmenter à mesure qu'on monte dans les hautes zones de la société. Ainsi l'éprouvette destinée à un petit ren- tier de la rue Goquenard ne fonctionnerait déjà plus chez un second commis, et ne s'apercevrait même pas à un dîner d'élus {sélect few) chez un financier ou un ministre. Dans l'énumération que nous allons faire des mets qui ont été élevés à la dignité d'éprouvettes , nous commencerons par ceux qui sont a plus basse pression ; nous monterons ensuite graduellement, pour en éclairer la théorie, de manière non- seulement que chacun puisse s'en servir avec fruit, mais qu'il puisse encore en inventer de nouvelles sur le même principe ^ y donner son nom, et en faire usage dans la sphère où le hasard l'a placé. Nous avons eu un moment l'intention de donner ici, comme 24 ( V \ I I f 186 MÉDITATION XIIL pièces justificatives, la recette pour confectionner les diverses préparations que nous indiquons comme éprouvettes ; mais nous nous en sommes abstenu; nous avons cru que ce serait faire injustice aux divers recueils qui ont paru depuis et com- pris celui de Beauvilliers , et tout récemment le Cuisinier des cuisiniers. Nous nous contentons d'y renvoyer, ainsi qu'à ceux de Viaud et d'Appert, en observant qu'on trouve dans ce der- nier divers aperçus scientifiques auparavant inconnus dans les ouvrages de cette espèce. Il est à regretter que le public n'ait pas pu jouir de la rela- tion tachygraphique de ce qui fut dit au conseil, lorsqu'il délibéra sur les éprouvettes. Tout cela est resté dans la nuit ] du secret, mais il est du moins une circonstance qu'il m'a été permis de révéler. Quelqu'un ' proposa des éprouvettes négatives et par pri- vation. Ainsi, par exemple, un accident qui aurait détruit un plat d'une hatite saveur, une bourriche devant arriver par le cour- rier et qui aurait été retardée, soit que le fait fiit vrai, soit qu'il ne fut qu'une supposition ; à ces fâcheuses nouvelles , on ^ aurait observé et noté la tristesse graduelle imprimée sur le front des convives, et on aurait pu se procurer ainsi une bonne éclielle de sensibilité gastrique. Mais cette proposition, quoique séduisante au premier coup d'œil, ne résista pas à un examen plus approfondi. Le prési- dent observa, et observa avec grande raison, que de pareils événements, qui n'agiraient que superficiellement sur les organes disgraciés des indifférents , pourraient exercer sur les vrais croyants une influence funeste, et peut-être leur occa- sionner un saisissement mortel. Ainsi , malgré quelque insis- tance de la part de l'auteur, la proposition fut rejetée à l'unanimité. Nous allons maintenant donner l'état des mets que nous ^ M. F S qui, par sa physionomie classique, la finesse de son goût et ées talents administratifs, a tout ce qu*il faut pour devenir un financier parfait. ÉPROUVEÏTES GASTRONOMIQUES. 187 avons jugés propres à servir d'éprouvettes ; nous les avons divisés en trois séries d'ascension graduelle, suivant Tordre et la méthode ci-devant indiqués. ÉPROUVETTES GASTRONOMIQUES. PREMIÈRE SÉRIE. REVENU PRÉSUMÉ : 5,000 FRANCS (MÉDIOCRITÉ). Une forte rouelle de veau piquée de gros lard et cuite dans son jus ; Un dindon de ferme farci de marrons de Lyon; Des pigeons de volière gras, bardés et cuits à propos; Des œufs à la neige ; Un plat de choucroute {sauer-kraiU) hérissé. de saucisses et couronné de lard fumé de Strasbourg. Expression : a Peste! voilà qui a bonne mine : allons, il faut » y faire honneur!... » DEUXIÈME série. REVENT PRÉSI'MÉ : 15,000 FRANCS (aISANCE). Un filet de bœuf à cœur rose piqué, et cuit dans son jus; Un quartier de chevreuil, sauce hachée aux cornichons ; Un turbot au naturel; Un gigot de présalé h la provençale; Un dindon truffé; Des petits pois eu primeur. Expression : « Ah ! mon ami, quelle aimable apparition ! il » y a vraiment nopces ' et festins. » TROISIÈME SÉRIE. REVENT PRÉSUMÉ : 30,000 FRANCS ET PLUS (rIGHESSE). Une pièce de volaille de sept livres , bourrée de truffes du Périgord jusqu'à sa conversion en sphéroïde; ' Pour qun cette phrase :S(>it convenablement articulée, il faut faire sentir le p. 188 MÉDITATION XIll. Un énorme pâté de foies {jras de Strasbourj;, ayant forme de bastion ; Une grosse carpe du Rhin à la Chambord, richement dotée et parée ; Des cailles trufTées à la moelle , étendues sur des toasts beurrés au basilic ; Un brochet de rivière pic]ué, farci et baigné d'une crème d'écrevisses, secundum artem; Un faisan à son point, piijué en toupet, gisant sur une rôtie travaillée à la sainte-alliance ; Cent asperges de cinq à six lignes de diamètre, en primeur, sauce a t'osmazâme; Deux douzaines d'ortolans à la provençale, comme il est dit dans le Secrétaire et le Cuisinier; Une pyramide de meringues à la vanille et à la rose. (Cette éprouvette n'a d'effet nécessaire que sur les dames et sur les hommes à mollets d'abbé, etc.) Expression : « Ah! monsieur ou monseigneur, que votre > cuisinier est un homme admirable! on ne rencnntre ces » choses-là que chez vous ! » ÉPROUVETTES GASTRONOMIQUES. 189 OBSEIIVATION GëNëRALë. ouR qu'une éprouvette produise certainement son effet, il est né- cessaire qu'elle soit comparative- ment en large proportion : l'expé- rience, fondée sur lu connaissance du cœur humain, nous a appris que la rareté la plus savou- reuse perd son influence quand elle n'est pas en proportion exubérante; car le premier mouvement qu'elle imprime aux convives est justement arrêté par la crainte qu'ils peuvent avoir d'être mesquinement servis ou d'être, dans certaines positions, obligés de refuser par politesse : ce qui arrive sou- vent chez les avares fastueux. J'ai eu plusieurs fois occasion de vérifier l'effet des éprou- vettes gastronomiques; j'en rapporte un exemple qui suffira : J'assistais à un diner de gourmands de la quatrième caté- gorie, où nous ne nous trouvions que deux profanes, mon ami J... R... et moi. Après un premier service de haute distinction , on servit , entre autres choses, un énorme coq vierge ' de Barbezieux, truffé à tout rompre, et un gibraltar de foies gras de Strasbourg. Cette apparition produisit sur l'assemblée un effet marqué , mais difficile à décrire, à peu près comme le rire silencieux ^ Dcd hommes dont Tavis peut faire doctrine m*ont assaré que la chair de coq vierge est sinon plus tendre, du moins certainement de plus haut {joût que celle du chapon. J'ai trop d'affaires en ce bas monde pour faire cette expé- rience, que je délègue à mes lecteurs : mais je crois qu'on peut d'avance se ranger à cet avis, parce qu'il y a dans la première de ces chairs un élément de sapidité qui manque dans la seconde. Une femme de beaucoup d'esprit m'a dit qu'elle connaît les gourmands à la manière dont ils prononcent le mot bon dans les phrases : Voila qui est bon , voilà qui est bien bon, et autres pareilles; elle assure que les adeptes mettent à ce monosyllabe si court un accent de vérité, de douccm* et d'cnthonsinsmc auquel les palais disgraciés ne peuvent jamais atteindre. 190 MÉDITATION XIII. indiqué pur Gooper; et je vis bien qu'il y avait lieu îi obser- vation. Effectivement, toutes les conversations cessèrent par la plé- nitude des cœurs ; toutes les attentions se fixèrent sur l'adresse des prosecteurs; et quand les assiettes de distrihutton eurent passé , je vis se succéder tour à tour sur toutes les physiono- mies le feu du désir, l'extase de la jouissance, le repos parfait de lu béatitude. t \ » Ml } > i ■.■.;/.•■'■ \ % » % M ••v ' » » ('•«M' : ' Mwi •* 1 <»l »* 1>J . • . • - I » Il liiU} , ! «1 ' »,• 'il' «i.iu iin >ii« .îi- ;i I.. j Ir j-.ir't ■ ^ î .r I lé .: ^f»t i:il lu ' «• «' '• 't '. V {• i'r*iir(/iM 1 . " k « »«..•■.• I. -.'.K' , '•• ' M î • MEDITATION XIV. DU PLAISIR DE LA TABLE. 71: 'houue est incontestablement, des êtres sensitifs qui peuplent notre globe, celui qui éprouve le plus de souffrances. La nature l'a primitivement con> damné à la douleur par la nudité de so peau, par la forme de ses pieds, et par l'instinct de guerre et de destruction qui accompagne l'espèce humaine partout où on l'a rencontrée. Les animaux n'ont point été B-appés de cette malédiction; et sans quelques combats causés par l'instinct de la reproduc- tion, la douleur, dans l'état de nature, serait absolument inconnue à la plupart des espèces : tandis que l'homme, qui ne peut éprouver le plaisir que passagèrement et par un petit nombre d'organes, peut toujours, et dans toutes les parties de son corps, être soumis à d'épouvantables douleurs. Cet arrêt de la destinée a été aggravé, dans son exécution , par une foule de maladies qui sont nées des habitudes de l'état social : de sorte que te plaisir le plus vif et le mieux 192 MÉDITATION XIV. conditionné qu'on puisse ima(;iner ne peut, soit en inten- sité, soit en durée, servir de compensation pour les douleurs atroces qui accompagnent certains dérangements, tels que la goutte, la rage de dents, les rhumatismes aigus, la strangurie, ou qui sont causées par les su])plices rigoureux en usage chez certains peuples. C'est cette crainte pratique de la douleur qui fait que, même sans s*en apercevoir, l'homme se jette avec élan du côté opposé, et s'attache avec abandon au petit nombre de plaisirs que la nature a mis dans son lot. C'est par la même raison qu'il les augmente, les étire, les façonne, les adore enfin, puisque, sous le règne de l'ido- lâtrie, et pendant une longue suite de siècles, tous les plaisirs ont été des divinités secondaires, présidées par des dieux supérieurs. La sévérité des religions nouvelles a détruit tous ces patro- nages : Bacchus, l'Amour et Cornus, Diane, ne sont plus que des souvenirs ])oétiques; mais la chose subsiste : et sous la plus sérieuse de toutes les croyances, on se régale à l'occasion des mariages, des baptêmes et même des sépultures. ORICINE DU PLAISIR DE LA TABLE. 72. Les repas, dans le sens que nous donnons à ce mot, ont commencé avec le second âge de l'espèce humaine, c'est-à-dire au moment où elle a cessé de se nourrir de fruits. Les apprêts et la distribution des viandes ont nécessité le rassemblement de la famille, les chefs distribuant à leurs enfants le produit de leur chasse, et les enfants adultes rendant ensuite le même service à leurs parents vieillis. Ces réunions, bornées d'abord aux relations les plus pro- ches, se sont étendues peu à peu à celles de voisinage et d'amitié. DU PLAISIR DE LA TABLE. 193 Plus Uird, et quand le genre humain se fut étendu, le voya- yeur futijjué vint s'asseoir à ces repas primitiFs, et raconta ce qui se passait dans les contrées lointaines. Ainsi naquit l'hos- pitalité , avec ses droits réputés sacrés chez tous les peuples ; car il n'en est aucun si féroce qui ne se fit un devoir de res- pecter les jours de celui avec qui il avait consenti de partager le pain et le sel. C'est pendant le repas que durent naître ou se perfectionner les langues , soit parce que c'était une occasion de rassemble- ment toujours renaissante, soit parce que le loisir qui accom- pagne et suit le repas dispose naturellement à la confiance et à la loquacité. DIFFÉRENCE EMTRE LE PLAISIB DE UANGtB ET LE PLAISIR DE LA TABLE. ELS durent être, par la nature des choses, les éléments du plaisir de la table, qu'il faut bien distinguer du plaisir de munger, qui est son antécédent nécessaire. Le plaisir de manger est la sensation ' actuelle et directe d'un besoin qui se satis- - - fait. Le plaisir de la table est la sensation réfléchie qui natt des diverses circonstances de faits, de lieux, de choses et de per- sonnes qui accompagnent le repas. Le plaisir de manger nous est commun avec les animaux, il ne suppose que la faim et ce qu'il Faut pour la satisfaire. Le plaisir de la table est particulier à l'espèce humaine; il suppose des soins antécédents pour les apprêts du repas, pour le choix du lieu et le rassemblement des convives. Le plaisir de manger exige, sinon la faim, au moins de l'ap- pétit ; le plaisir de la table est le plus souvent indépendant de l'un et de l'autre. 194 MÉDITATION XIV. Ces deux états peuvent toujours s'observer dans nos festins. Au premier service, et en commençant la session, chacun mange avidement, sans parler, sans faire attention à ce qui peut être dit ; et quel que soit le rang qu'on occupe dans la société, on oublie tout pour n'être qu'un ouvrier de la grande manufacture. Mais quand le besoin commence à être satisfait, la réflexion naît, la conversation s'engage, un autre ordre de choses commence, et celui qui jusque-là n'était que consom- mateur, devient convive plus ou moins aimable, suivant que le Maître de toutes choses lui en a dispensé les moyens. EFFETS. 74. Le plaisir de la table ne comporte ni ravissements, ni extases, ni transports, mais il gagne en durée ce qu'il perd en intensité, et se distingue surtout par le privilège particulier dont il jouit, de nous disposer à tous les autres, ou du moins de nous consoler de leur perte. Effectivement, à la suite d'un repas bien entendu, le corps et l'àme jouissent d'un bien-être particulier. Au physique , en même temps que le cerveau se rafraîchit , la physionomie s'épanouit, le coloris s'élève, les yeux brillent, une douce chaleur se répand dans tous les membres. Au moral, l'esprit s'aiguise, l'imagination s'échauffe, les bons mots naissent et circulent; et si La Farc et Saint-Aulaire vont à la postérité avec la réputation d'auteurs spirituels, ils le doivent surtout à ce qu'ils furent convives aimables. D'ailleurs, on trouve souvent rassemblées autour de la même table toutes les modifications que l'extrême sociabilité a introduites parmi nous : l'amour, l'amitié, les affaires, les spéculations, la puissance, les sollicitations, le protectorat, l'ambition, l'intrigue, voilà pourquoi le conviviat touche à tout; voilà pourquoi il produit des fruits de toutes les saveurs. DU PLAISIR DE LA TABLE. 195 ACCESSOIRES INDUSTRIELS. 75. C'est par une conséquence immédiate de ces antécédents que toute l'industrie humaine s'est concentrée pour augmenter la durée et l'intensité du plaisir de la table. Des poètes se plaigpiirent de ce que le cou étant trop court s'opposait à la durée du plaisir de la dégustation; d'autres déploraient le peu de capacité de l'estomac; et on en fint jusqu'à délivrer ce viscère du soin de digérer un premier repas, pour se donner le plaisir d'en avaler un second. Ce fut là l'effort suprême tenté pour amplifier les jouis- sances du goût; mais si, de ce côté, on ne put pas franchir les bornes posées par la nature , on se jeta dans les accessoires , qui du moinsL offraient plus de latitude. On orna de fleurs les vases et les coupes ; on en couronna les convives; on mangea sous la voûte du ciel, dans les jardins, dans les bosquets , en présence de toutes les merveilles de la nature. Au plaisir de la table, on joignit les charmes de la musique et le son des instruments. Ainsi , pendant que la cour du roi des Phéaciens se régalait, le chantre Phémius célébrait les faits et les guerriers des temps passés. Souvent des danseurs, des bateleurs et des mimes des deux sexes et de tous les costumes , venaient occuper les yeux sans nuire aux jouissances du goût; les parfums les plus exquis se répandaient dans les airs ; on alla jusqu'à se faire servir par la beauté sans voile , de sorte que tous les sens étaient appelés à une jouissance devenue universelle. Je pourrais employer plusieurs pages à prouver ce que j'avance. Les auteurs grecs, romains, et nos vieilles chroni- ques, sont là prêts à être copiés; mais ces recherches ont déjà été faites, et ma facile érudition aurait peu de mérite : je 196 MÉDITATION XIV. donne donc pour constant ce que d'autres ont prouvé : c'est un droit dont j'use souvent et dont le lecteur doit me savoir gré. DIX-HDITIÈME ET DIX-KEU VIÈUE SIÈCLE. 76. DUS avons adopté, plus ou moins, sui- vant les circonstances, ces divers moyens de béatification , et nous y avons joint encore ceux que les découvertes nou- velles nous ont révélés. Sans doute la délicatesse de nos mœurs ne pouvait pas laisser subsister les vomi- toires des Romains; mais nous avons mieux fait, et nous sommes parvenus au même but par une voie avouée par le bon {^oùt. On a inventé des mets tellement attrayants, qu'ils font renaître sans cesse l'appétit; et ils sont en même temps si légers, qu'ils flattent le palais, sans presque surcharger l'esto- mac. Sénèque aurait dit : Nubes esculentas. Nous sommes donc porvenus à une telle progression alimen- taire, que si la nécessité des affaires ne nous forçait pas à nous lever de table, ou si le besoin du sommeil ne venait pas s'in- terposer, la durée des repas serait à peu près indéfinie, et on n'aurait aucune donnée certaine pour déterminer le temps qui pourrait s'écouler depuis le premier coup de madère jusqu'au dernier verre de punch. Au surplus, il ne faut pas croire que tous ces accessoires soient indispensables pour constituer le plaisir de lo table. On goûte ce plaisir dans presque toute son étendue, toutes les fois qu'on réunit les quatre conditions suivantes : chère au moins passable, bon vin, convives aimables, temps sufSsant. C'est ainsi que j'ai souvent désiré avoir assisté au repas DU PLAISIR DE LA TABLE. Ifll fni(;al qu'Horace destinait au voisin qu'il aurait invité, ou à l'hôte que le mauvais temps aurait contraint à chercher un abri auprès de lui; savoir : un bon poulet, un chevreau (sans doute bien gras), et, pour dessert, des raisins, des fij^ues et des noix. En y joi-piunt du vin récolté sous le consulat de Manlius {nata meciim consule Manlio), et la conversation de ce poëte voluptueux, il me semble qtie j'aurais soupe de la manière la plus confortable. At roilii cùtn luiigiim po»i tenipus vcncral liospea Sîvc operum vacuo, tongum canvîva per inibrem Viriniis, l>cnè emt, non piscibus iirlie pclilia, Sirc] piitio at(|iic Lxdo, luin ' pcpalliii iit.-i seciindas El nux oniabat mcnsna, ciim duplicu ficu. C'est encore ainsi qu'hier ou demain trois paires d'amis se seront régalés du gigot à l'eau et du rognon de Pontoise, arrosés d'orléuns et de médoc bien limpides; et qu'ayant fini la soirée dans une causerie pleine d'abandon et de charmes, ils auront totalement oublié qu'il existe des mets plus fins et des cuisiniers plus savants. Au contraire, quelque recherchée que soit la bonne chère, quelque somptueux que soient les accessoires, il n'y a pas plaisir de table si le vin est mauvais, les convives ramasses sans choix, les physionomies tristes et le repas consommé avec précipitation. aïs, dira peut-être le lecteur impatienté, comment donc doit être fait, en l'an de grâce 1825, un repas ponr réunir toutes les conditions qui procurent au suprême degré le plaisir de la table? Je vais répondre à cette question. Recueil lez- vons, lecteurs, et prêtez attention : c'est Gasterea, c'est la plus jolie des Muses, ' Le dessert ic trouve préciscmcnt désigné et distingué par l'ndverlie lum et par les moli lecundai mental. 198 MÉDITATION XIV. qui m'inspire; je serai plus clair qu'un oracle, et mes préceptes traverseront les siècles. « Que le nombre des convives n'excède pas douze, afin que la conversation puisse être constamment générale \ » Qu'ils soient tellement choisis, que leurs occupations soient, variées, leurs goûts analogues, et avec de tels points de contact qu'on ne soit point obligé d'avoir recours à l'odieuse formalité des présentations ; » QjLie la salle h manger soit éclairée avec luxe, le couvert d'une propreté remarquable, et l'atmosphère à la température de treize à seize degrés au thermomètre de Réaumur; » Que les hommes soient spirituels sans prétention, et les femmes aimables sans être trop coquettes ' ; » Que les mets soient d'un choix exquis, mais en nombre resserré; et les vins de première qualité, chacun dans son degré; » Que la progression , pour les premiers , soit des plus sub- stantiels aux plus légers; et pour les seconds, des plus lam- pants aux plus parfumés; » Que le mouvement de consommation soit modéré, le dîner étant la dernière affaire de la journée; et que les convives se tiennent comme des voyageurs qui doivent arriver ensemble au même but ; » Que le café soit brûlant, et les liqueurs spécialement de choix de maître; » Que le salon qui doit recevoir les convives soit assez spa- cieux pour organiser une partie de jeu pour ceux qui ne peuvent pas s'en passer, et pour qu'il reste cependant assez d'espace pour les colloques post-méridiens; » Que les convives soient retenus par les agréments de la société et ranimés par l'espoir que la soirée ne se passera pas sans quelque jouissance ultérieure ; » Que le thé ne soit pas trop chargé; que les rôties soient artistement beurrées, et le punch fait avec soin; * J'écris h Paris, entre le Palais-Royal cl la Chaussée-d'Antin, DU PLAISIR DE LA TABLE. 199 ■ Que la retraite ne commence pas avant onze heures, maïs qu'à mÏDuit tout le monde soit couché, i Si quelqu'un a assisté à un repas réunissant toutes ces con- ' ditions, il peut se vanter d'avoir assisté à sa propre apothéose, et on aura eu d'autant moins de plaisir qu'un plus grand nombre d'entre elles auront été oubliées ou méconnues. J'ai dit que le plaisir de la table, tel que je l'ai caractérisé, était susceptible d'une assez longue durée; je vais le prouver en donnant la relation véridique et circonstanciée du plus long repas que j'aie fait en ma vie : c'est un bonbon que je mets dans la bouche du lecteur, pour te récompenser de lu complai- sance qu'il a de me lire avec plaisir. La voici : J'avais, au fond de la rue du Bac, une famille de parents, composée comme il suit : le docteur, soixante-dix- huit ans ; le capitaine , soixante-seize ans ; leur sœur Jeannette, soixante- quatorze. Je les allais voir quelquefois, et ils me re- cevaient toujours avec beaucoup d'umitié. B Parbleu ! me dit un ■ jour le docteur Dubois 1 en se levant sur la B pointe des pieds pour =. • me frapper sur l'épau- ■ le, il y a longtemps " que tu nous vantes tes ^ «fondues (œufs brouit- '" ■ lés au fromage), tu ne » cesses de nous en faire » venir l'eau à la boucbe; il est temps que cela finisse. Nous « irons un jour déjeuner chez toi, le capitaine et moi, et nous " verrons ce que c'est. ■ {C'est, je crois, vers 1801, qu'il me 200 MÉDITATION XIV. faisait cette agacerier.) « Très-volontiers, lui répondis-je , et » vous Taurez dans toute sa gloire, car c'est moi qui la ferai. » Votre proposition me rend tout à fait heureux. Ainsi, à » demain dix heures, heure militaire '. » Au temps indiqué , je vis arriver mes deux convives , rasés de frais, bien peignés, bien poudrés : deux petits vieillards encore verts et bien portants. Ils sourirent de plaisir quand ils virent la table prête, du linge blanc , trois couverts mis , et à chaque place deux dou- zaines d'huitres , avec un citron luisant et doré. Aux deux bouts de la table s'élevait une bouteille de vin de Sauterne, soigneusement essuyée, fors le bouchon, qui indiquait d'une manière certaine qu'il y avait longtemps que le tirage avait eu lieu. Hélas! j'ai vu disparaître, ou à peu près, ces déjeuners d'huitres, autrefois si fréquents et si gais, où on les avalait par milliers; ils ont disparu avec les abbés, qui n'en man- geaient jamais moins d'une grosse, et les chevaliers, qui n'en finissaient plus. Je les regrette, mais en philosophe : si le temps modifie les gouvernements, quels droits n'a-t-il pas sur de simples usages? Après les huîtres, qui furent trouvées très-fraîches, on servit des rognons à la brochette, une caisse de foie gras aux truffes, et enfin la fondue. On eu avait rassemblé les éléments dans une casserole, qu'on apporta sur la table avec un réchaud à l'esprit-de-vin. Je fonctionnai sur le champ de bataille, et les cousins ne perdirent pas un de mes mouvements. Ils se récrièrent sur les charmes de cette préparation, et m'en demandèrent la recette, que je leur promis, tout en leur contant à ce sujet deux anecdotes que le lecteur rencontrera peutrétre ailleurs. Après la fondue vinrent les fruits de la saison et des confi- ^ Toutes les fois qu*uii rendez-vous est annoncé ainsi , on doit servir ù Theui'c sonnante : les retardataires sont réputés déserteurs. DU PLAISIR DE LA TABLE. 201 tures, une tasse de vrai moka fait à la Dubelloy, dont la méthode commençait à se propag^er, et enfin deux espèces de liqueurs, un esprit pour déterger, et une huile pour adoucir. Le déjeuner bien fini, je proposai à mes convives de prendre un peu d'exercice, et pour cela de faire le tour de mon appar- tement, appartement qui est loin d'être élégant, mais qui est vaste, confortable, et où mes amis se trouvaient d'autant mieux que les plafonds et les dorures datent du milieu du règne de Louis XV. Je leur montrai l'argile originale du buste de ma jolie cou- sine madame Récamier par Ghinard, et son portrait en minia- ture par Augustin ; ils en furent si ravis , que le docteur, avec ses grosses lèvres, baisa le portrait, et que le capitaine se permit sur le buste une licence pour laquelle je le battis ; car si tous les admirateurs de l'original venaient en faire autant , ce sein si voluptueusement contourné serait bientôt dans le même état que l'orteil de saint Pierre de Rome , que les pèle- rins ont raccourci a force de le baiser. Je leur montrai ensuite quelques plâtres des meilleures sculptures antiques, des peintures qui ne sont pas sans mérite, mes fusils, mes instruments de musique et quelques belles éditions tant françaises qu'étrangères. Dans ce voyage polymathique , ils n'oublièrent pas ma cui- sine. Je leur fis voir mon pot-au-feu économique, ma coquille à rôtir, mon tournebroche à pendule, et mon vaporisateur. Ils examinèrent tout avec une curiosité minutieuse, et s'éton- nèrent d'autant plus, que chez eux tout se faisait encore comme du temps* de la régence. Au moment où nous rentrâmes dans mon salon, deux heures sonnèrent. « Peste! dit le docteur, voilà l'heure du dîner, et » ma sœur Jeannette nous attend ! Il faut aller la rejoindre. Ce » n'est pas que je me sente une grande envie de manger, mais » il me faut mon potage. C'est une si vieille habitude, que n quand je passe une journée sans en prendre , je dis comme » Titus : Diem perdidi, — Cher docteur, lui répondis-je, pour- 26 202 MÉDITATION XIV. » quoi aller si loin pour trouver ce que vous avez sous la main? » Je vais envoyer quelqu'un à la cousine, pour la prévenir que » vous restez avec moi, et que vous me faites le plaisir d'ac- » cepter un diner pour lequel vous aurez quelque indulgence, » parce qu'il n'aura pas tout les mérites d'un impromptu fait » à loisir, y» Il y eut à ce sujet entre les deux frères délibération ocu- laire, et ensuite consentement formel. Alors j'expédiai un volante pour le faubourg Saint-Germain ; je dis un mot a mon maître queux ; et après un intervalle de temps tout à fait mo- déré , et partie avec ses ressources , partie avec celles des res- taurateurs voisins, il nous servit un petit diner bien retroussé et tout à fait appétissant. Ce fut pour moi une grande satisfaction que de voir le sang-froid et l'aplomb avec Jesquels mes deux amis s'assirent, s'approchèrent de la table, étalèrent leur serviette, et se pré- parèrent à agir. Ils éprouvèrent deux surprises auxquelles je n'avais pas moi- même pensé ; car je leur fis servir du parmesan avec le potage, et leur offris après un verre de madère sec. C'étaient deux nouveautés importées depuis peu p chassions 1 Villeneuve pnr un soleil ardent , le thermomètre de Itéaumur marqu.int Î6" h l'ombre. Ainsi pLicés sous la zone torride, il arait eu l'attention de faire trouTer goui nos pas dm serviteurs polophorel' qui avaient, dans des senux de cuir pleins de gLtce, tout ce que l'on pouvait désirer, loil pour rafraîchir, soil pour con- forter. On choisissait, et On se sentait revivre. Je suis tente de croire que l'application d'un liqnide aussi frais à de» l.inBues arides et à des gosiers desséchés, cause la sensation la plus délicieuse qu'on puisse Qodtcr en sûreté de conscience. • M. Sùttmtam cBDibiiin( cetl» eipreuion i uuic d> la nunnblanceiii«po(-a>i-/ni; U «ït y lobifïtiirr iriiophorr, mal dijjft connu. 208 MÉDITATION XV. dises d'Achard , et tout ce qu'il y a de transportable dans les laboratoires les plus savants. On n*a point oublie le Champagne foug^ueux qui s*ag[ite sous la main de la beauté; on s'assied sur la verdure, on mange, les bouchons volent ; on cause , on rit , on plaisante en toute liberté; car on a l'univers pour salon et le soleil pour lumi- naire. D'ailleurs l'appétit, cette émanation du ciel, donne à ce repas une vivacité inconnue dans les enclos , quelque bien décorés qu'ils soient. Cependant comme il faut que tout finisse, le doyen donne le signal; on se lève, les hommes s'arment de leurs fusils, les dames de leurs chapeaux. On se dit adieu, les voitures s'avan- cent, et les beautés s'envolent pour ne plus se montrer qu'à la chute du jour. Voilà ce que j'ai vu dans les hautes classes de la société où le Pactole roule ses flots ; mais tout cela n'est pas indispensable. J'ai chassé au centre de la France et au fond des départe- ments; j'ai vu arriver à la halte des femmes charmantes, des jeunes personnes rayonnantes de fraîcheur, les unes en cabrio- lets , les autres dans de simples carioles , ou sur l'àne modeste qui fait la gloire et la fortune des habitants de Montmorency; je les ai vues les premières à rire des inconvénients du trans- port; je les ai vues étaler sur la pelouse la dinde à gelée transparente, le pâté de ménage, la salade toute prête à être retournée; je les ai vues danser d'un pied léger autour du feu du bivouac allumé en pareille occasion ; j'ai pris part aux jeux et aux folâtreries qui accompagnent ce repas nomade , et je suis bien convaincu qu'avec moins de luxe on ne rencontre ni moins de charmes, ni moins de gaieté, ni moins de plaisir. Eh! pourquoi, quand on se sépare, n'échangerait-on pas quelques baisers avec le roi de la chasse , parce qu'il est dans sa gloire; avec le culot, parce qu'il est malheureux; avec les autres, pour ne pas faire de jaloux? Il y a départ, l'usage l'autorise, il est permis et même enjoint d'en profiter. Camarades! chasseurs prudents, qui visez au solide, tirez DliS HALTES DK CHASSIi. 209 droit et soignez les bourriches avant l'arrivée des dames ; car l'expérieDce a appris qu'après leur départ il est rare que la chasse soit fructueuse. On s'est épuisé en conjectures pour expliquer cet effet. Les uns l'attribuent au travail de la digestion, qui rend toujours le corps un peu lourd; d'autres, à l'attention distraite qui ne peut plus se recueillir; d'autres, ii des colloques confidentiels qui peuvent donner l'envie de retourner bien vite. Quant à nous, Dont judi|ii'aa fond ivi cceurs le n^jnnl a (lu lire , nous pensons que, l'âge des dames étant à l'orient, et les chasseurs matière inflammable, il est impossible que, par la collision des sexes, il ne s'échappe pas quelque étincelle géné- sique qui effarouche la chaste Diane, et qui fait que dans son déplaisir elle retire, pour le reste de la journée, ses fiiveurs aux délinquants. Nous disons pour le reste de la journée, car l'histoire d'En- dymion nous a appris que la déesse est bien loin d'être sévère après le soleil couché. (Voyez le tableau de Girodet.) Les haltes de chasse sont une matière vierge que nous n'avons tait qu'effleurer; elles pourraient être l'objet d'un traité aussi amusant qu'instructif. Nous le léguons au lecteur intelli- gent qui voudra s'en occuper. DE LA DIGESTION. 79. n ne vit pas de ce qu'on mange, dit un vieil adajjc, mais de ce qu'on digère, li faut donc digérer pour vivre; et cette né- cessité est un niveau (jui courbe sous sa puissance le pauvre et le riche , le berger et le roi. Mais combien peu savent ce qu'ils font tjiiund ils digèrent! Lu plupart sont comme M. Jourdain, qui titisuit de lation que tout le monde connaît et qu'on est con- venu de ne jamais nommer. La di{;eslîon dure plus ou moins de temps, suivant la dis- position particulière des individus. Cependant on peut lui donner un terme moyen de sept heures, savoir : im peu plus de trois Iieiires pntir l'estomac, et le surplus pour le trajet jusqu'au rectum. qui partciil ilc rhacun iliv irlni', H abniilinsenl an nJ poKiérieiir uteuses; on croit voir voltiger des objets mnl déterminés. Cet état dure peu ; bientôt tout disparait, tout ébranlement cesse, et on tf)mbe dans le sommeil absolu. Que fait lame pendant ce temps? Elle vit en elle-même; elle est comme le pilote pendant le calme, comme un miroir pendant la nuit, comme un lutU dont personne ne toucbe; elle attend de nouvelles excitations. Cependant quelques psychologues, et entre autres M, le comte de Redern, prétendent que l'àme ne cesse jamais d'ayir; et ce dernier en donne pour preuve que tout homme qu'on arrache à son premier sommeil éprouve la sensation de celui qu'on trouble dans une opération a laquelle il serait sérieuse- ment occupé. Cette observation n'est pas sans fondement, et mérite d'être attentivement vérifiée. Au surplus, cet état d'anéantissement absolu est de peu de durée (il ne passe presque jamais cinq ou six heures) ; peu à peu les pertes se réparent, un sentiment obscur d'existence commence à renaître, et le dormeur passe dans l'empire des MEDITATIOJN XIX. DES RÊVES. ES rêves sont des impressions unilaté- rales qui arrivent à l'àme sans le secours lies objets extérieurs. Ces phénomènes, si communs et en même temps si extraordinaires , sont cependant encore peu connus. La faute en est aux savants, cjui ne nous ont point encore laissé un corps d'observations suffisant. Ce secours indispensable viendra avec le temps, et la double nature de l'homme en sera mieux connue. Dans l'état actuel de la science, il doit rester pour convenu qu'il existe un fluide aussi subtil que puissant, qui transmet au cerveau les impressions reçues par les sens ; et que c'est par l'excitation que causent ces impressions que naissent les idées. Le sommeil absolu est dû a la déperdition et à l'inertie de ce Quide. Il faut croire que les travaux de la digestion et de l'assimi- lation, qui sont loin de s'arrêter pendant le sommeil, réparent 228 MÉDITATION XIX. cette perte, de sorte qu*il est un temps où Tindividu, ayant déjà tout ce qu'il faut pour agir, n'est point encore excité par les objets extérieurs. Alors le fluide nerveux , mobile par sa nature , se porte au cerveau par les conduits nerveux ; il s'insinue dans les mêmes endroits et dans les mêmes traces; puisqu'il arrive par la même voie, il doit donc produire les mêmes efFets, mais cependant avec moins d'intensité. La raison de cette difierence me parut facile à saisir. Quand l'homme éveillé est impressionné par un objet extérieur, la sensation est précise, soudaine et nécessaire; l'organe tout entier est en mouvement. Quand, au contraire, la même im- pression lui est transmise pendant son sommeil , il n'y a que la partie postérieure des nerfs qui soit en mouvement; la sen- sation doit nécessairement être moins vive et moins positive ; et pour être plus facilement entendu, nous disons que chez l'homme éveillé il y a percussion de tout l'organe, et que chez riiomme dormant il n'y a qu'ébranlement de la partie qui avoisine le cer\^eau. Cependant on sait que dans les rêves voluptueux la nature atteint son but a peu près comme dans la veille; mais cette différence naît de la différence même des organes; car le gêné- sique n'a besoin que d'une excitation quelle qu'elle soit, et chaque sexe porte avec soi tout le matériel nécessaire pour la consommation de l'acte auquel la nature l'a destiné. RECHERCHE A FAIRE. 87. Quand le fluide nerveux est ainsi porté au cerveau, il y afflue toujours par les couloirs destinés à l'exercice de quel- qu'un de nos sens, et voilà pourquoi il y réveille certaines sensations ou certaines séries d'idées préférablement à d'autres. Ainsi, on croit voir quand c'est le nerf optique qui est ébranlé, '^. DES ^{ÉVES. 229 en.tendre quand ce sont les neri^ auditifs, etc. ; et remarquons ici, comme singularité, qu'il est au moins très-rare que les sensations qu'on éprouve en rêvant se rapportent au goût et a l'odorat : quand on rêve d'un parterre ou d'une prairie, on voit des fleurs sans en sentir le parfum ; si l'on croit assister à un repas, on en voit les mets sans en savourer le goût. Ce serait un travail digne des plus savants que de reclier- cher pourquoi deux de nos sens n'impressionnent point Tàme pendant le sommeil , tandis que les quatre autres jouissent de presque toute leur puissance. Je ne connais aucun psychologue qui s'en soit occupé. Remarquons aussi que plus les affections que nous éprou- vons en dormant sont intérieures, plus elles ont de force. Ainsi, les idées les plus sensuelles ne sont rien auprès des angoisses qu'on ressent si on rêve qu'on a perdu un enfant chéri ou qu'on va être pendu. On peut se réveiller, en pareil cas, tout trempé de sueur ou tout mouillé de larmes. NATURE DES SONGES. 88. Quelle que soit la bizarrerie des idées qui quelquefois nous agitent en dormant, cependant en y regardant d'un peu près, on verra que ce ne sont que des souvenirs ou des combinaisons de souvenirs. Je suis tenté de dire que les songes ne sont que la mémoire des sens. Leur étrangeté ne consiste donc qu'en ce que l'association de ces idées est insolite, parce qu'elle s'est affranchie des lois de la chronologie, des convenances et du temps; de sorte que, en dernière analyse, personne n'a jamais rêvé à ce qui lui était auparavant tout à fait inconnu. On ne s'étonnera pas de la singularité de nos rêves , si on réfléchit que, pour l'homme éveillé, quatre puîssances se sur- veillent et se rectifient réciproquement; savoir : la vue, l'ouïe. 230 MÉDITATION XIX. le toucher et la mémoire; au lieu que, chez celui qui dort, chaque sens est nhandonné à ses seules ressources. Je semis tente de comparer ces deux «itiits du cerveau h un piano près duquel serait assis un musicien qui, jetant par distraction les doigts sur les touches, y formerait par rémi- niscence quelque mélodie, et qui pourrait y ajouter une har- monie complète s'il usait de tous ses moyens. Cette compa- raison pourrait se pousser heaucoup plus loin, en ajoutant que la réflexion est aux idées ce que l'harmonie est aux sons, et que certaines idées en contiennent d'autres, tout comme un son principal en contient aussi d'autres qui tu! sont secon- daires, etc., etc. SVSTJiMK nu DorTKHH CM.}. > me laissant doucement conduire par un sujet qui n'est pas sans charmes, me voilà parvenu aux couRns du système du docteur Gall, qui enseigne et soutient la inultiformité des organes du cer\'eau. ,. Je ne dois donc pas aller plus loin, ni franchir les limites que je me suis fixées; cependant, pur amour pour la science, à laquelle on jteut bien voir que je ne suis pus étranger, je ne puis m'empêcher de consigner ici deux observations que j'ai faites avec soin, et sur lesquelles on peut d'autant mieux compter, que, parmi ceux qui me liront, il existe plusieurs personnes qui pourraient en attester la vérité. Vers 1790 il existait, dans un village appelé Gevrin, arron- dissement de Belley, un commerçant extrêmement rusé; il s'appelait Landot, et s'était arrondi une assez jolie Ibrtune. DES RÊVES. 231 Il fut tout à coup frappé d'un tel coup de paralysie, qu'on le crut mort. La Faculté vint h son secours, et il s'en tira, niais non sans perte, car il laissa derrière lui à peu près toutes ses facultés intellectuelles, et surtout la mémoire. Cependant, comme il se traînait encore, tant bien que mal, et qu'il avait repris l'appétit, il avait conservé l'administration de ses biens. Quand on le vit dans cet état, ceux qui avaient eu des affaires avec lui crurent que le temps était venu de prendre leur revanche; et sous prétexte de venir lui tenir compagnie, on venait de toutes parts lui proposer des marchés, des achats, des ventes, des échanges, et autres de cette espèce qui avaient été jusque-là l'objet de son commerce habituel. Mais les assail- lants se trouvèrent bien surpris, et sentirent bientôt qu'il fallait décompter. Le madré vieillard n'avait rien perdu de ses puissances commerciales, et le même homme qui quelquefois ne connais- sait pas ses domestiques et oubliait jusqu'à son nom, était toujours au courant du prix de toutes les denrées , ainsi que de la valeur de tout arpent de prés, de vignes ou de bois à trois lieues à la ronde. Sous ces divers rapports, son jugement était resté intact; et comme on s'en défiait moins , la plupart de ceux qui tâtè-* rent le marchand invalide furent pris aux pièges qu'eux-mêmes avaient préparés pour lui. DEUXIEME OBSERVATION. L existait à Belley un M. Chirol, qui avait servi longtemps dans les gardes du corps, tant sous Louis XV que sous Louis XVL Son intelligence était tout juste à la hauteur du service qu'il avait eu à faire toute sa vie; mais il avait au suprême degré l'esprit des jeux, de sorte que non-seulement il jouait bien tous les jeux anciens y tels que l'honibre, le piquet, le whist, mais iJ2 MÉDITATION XIX- enr:ore que quand la mode eo întrrxiiiisait on nooreao, des la troisième partie il en connaissait toutes les finesses. Or, re M. Cbirol fiit aussi (rap[»é de paralysie, et le coup fut tel qu'il tomba dans un état d'insensibilité prp<;qiie absolue. Deux choses cependant furent épargnées, les (acuités diges- tives et la (acuité de jouer. Il Tenait tous les jours dans la maison on depuis plus de vingt ans il avait coutume de faire sa partie, s*asseyait en un coin, et y demeurait immobile et somnolent, sans s'occuper en rien de ce qui se passait autour de lui. Le moment d'arranger les parties étant venu , on hii pro- posait d'y prendre part ; il acceptait toujours , se traînait vers la table; et là on pouvait se convaincre que la maladie, qui avait paralysé la plus grande partie de ses (acuités, ne lui avait pas (ait perdre un point de son jeu. Peu de temps avant sa mort, M. Cbirol donna une preuve authentique de l'intégrité de son existence comme joueur. Il nous survint à Belley un banquier de Paris qui s'appelait, je crois, M. Deiins. Il était porteur de lettres de recomman- dation; il était étranger, il était Parisien : c'était plus qu'il n'en fallait dans une petite ville pour qu'on s'empressât à (aire tout ce qui pouvait lui être agréable. M. Deiins était gourmand et joueur. Sous le premier rap- port on lui donna su(Bsamment d'occupation en le tenant chaque jour cinq ou six heures à table; sous le second rapport il était plus difficile à amuser : il avait un grand amour pour le piquet, et parlait de jouer à six francs la fiche, ce qui excédait de beaucoup le taux de notre jeu le plus cher. Pour surmonter cet obstacle , on fit une société où chacun prit ou ne prit pas intérêt, suivant la nature de ses pressenti- ments : les uns disant que les Parisiens en savent bien plus long que les provinciaux; d'autres soutenant, au contraire, que tous les habitants de cette grande ville out toujours dans leur individu quelques atomes de badauderie. Quoi qu'il en DES RÊVES. 233 soit, la société se form»; et h qui confia-t-on le soin de défên^ dre la masse commune?... A M. Chirol. Quand le banquier parisien vit arriver cette grande figure pûle, blême, marchant de côté, qui vint s'asseoir en face de lui, il crut d'abord que c'était une plaisanterie; mais quand il vit !e spectre prendre les cartes et les battre en professeur, il commença à croire que cet adversaire avait autrefois pu être digne de lui. Il ne fiit pas longtemps a se convaincre que cette faculté durait encore; car, non-seulement à cette partie, mais encore à un grand nombre d'autres qui se succédèrent, M. Delins fut battu, opprinté, plumé tellement, qu'à son départ il eut à nous compter plus de six cents francs, qui lurent soigneusement partagés entre les associés. Avant de partir, M. Delins vint nous remercier du bon accueil qu'il avilit reçu de nous : cependant il se récriait sur l'état caduc de l'adversaire que nous lui avions opposé, et nous assurait qu'il ne pourrait jamais se consoler d'avoir lutté avec tant de désavantage contre un mort. 234 MÉDITATION XIX. RESULTAT. La conséquence de ces deux observations est facile à déduire : il me semble évident que le coup qui, dans ces deux cas, avait bouleversé le cerveau , avait respecté la portion de cet organe qui avait si longtemps été employée aux combinaisons du commerce et du jeu : et sans doute cette portion d'organe n'avait résisté que parce qu'un exercice continuel lui avait donné plus de vigueur, ou encore parce que les mêmes im- pressions, si longtemps répétées, y avaient hissé des traces plus profondes. INFLUENCE DE L*AGE. 90. L'âge a une influence marquée sur la nature des songes. Dans l'enfance, on rêve jeux, jardins, fleurs, verdure et autres objets riants; plus tard, plaisirs, amours, combats, mariages; plus tard, établissements, voyages, faveurs du prince ou de ses représentants; plus tard enfin, affaires, embarras, trésors, plaisirs d'autrefois et amis morts depuis longtemps. PHÉNOMÈNES DES SONGES. 91. Certains phénomènes peu communs accompagnent quel- quefois le sommeil et les rêves : leur examen peut servir aux progrès de l'antbroponomie ; et c'est par cette raison que je consigne ici trois observations prises parmi plusieurs que, pendant le cours d'une assez longue vie, j'ai eu occasion de faire sur moi-même dans le silence de la nuit. DES RÊVES. 235 PREMIERE OBSERVATION. Je révais une nuit que j'avais trouvé le secret de m'afFran- chir des lois de la pesanteur, de manière que mon corps étant devenu indifférent à monter ou descendre, je pouvais faire Tun ou l'autre avec une facilité égale et d'après ma volonté. Cet état me paraissait délicieux ; et peut-être bien des per- sonnes ont rêvé quelque chose de pareil ; mais ce qui devient plus spécial, c'est que je me souviens que je m'expliquais à moi-même très-clairement (ce me semble du moins) les moyens qui m'avaient conduit à ce résultat. Ces moyens me parais- saient tellement simples, que je m'étonnais qu'ils n'eussent pas été trouvés plus tôt. En m'éveillant, cette partie explicative m'échappa tout à fait, mais la conclusion m'est restée; et depuis ce temps, il m'est impossible de ne pas être persuadé que tôt ou tard un génie plus éclairé fera cette découverte, et à tout hasard je prends date. DEUXIEME OBSERVATION. 92. Il n'y a que peu de mois que j'éprouvai, en dormant, une sensation de plaisir tout à fait extraordinaire. Elle consistait en une espèce de frémissement délicieux de toutes les parti- cules qui composent mon être. C'était une espèce de fourmil- lement plein de charmes qui, partant de l'épiderme depuis les pieds jusqu'à la tête, m'agitait jusque dans la moelle des os. Il me semblait voir une flamme violette qui se jouait autour de mon front. Lambere flamma comas, et circum tempora pasci. J'estime que cet état, que je sentis bien physiquement, dura au moins trente secondes, et je me réveillai rempli d'un étou" nement qui n'était pas sans quelque mélange de frayeur « 236 MÉDITATION XIX. De cette sensation , qui est encore très-présente à* mon sou- venir, et de quelques observations qui ont été faîtes sur les extatiques et sur les nerveux, j'ai tiré la conséquence que les limites du plaisir ne sont encore ni connues ni posées, et qu'on ne sait pas jusqu'à quel point notre corps peut être béatifié. J'ai espéré que dans quelques siècles la physiologie à venir s'emparera de ces sensations extraordinaires , les procurera à volonté comme on provoque le sommeil par l'opium , et que nos arrière-neveux auront par la des compensations pour les douleurs atroces auxquelles nous sommes quelquefois soumis. La proposition que je viens d'énoncer a quelque appui dans l'analog^ie; car j'ai déjà remarqué que le pouvoir de l'harmo- nie , qui procure des jouissances si vives , si pures et si avide- ment recherchées, était totalement inconnu aux Romains : c'est une découverte qui n'a pas plus de cinq cents ans d'antiquité. TROI.SIÈMK OBSEHVATION. En l'an VIII (1800), m'étant couché sans aucun antécédent remarquable, je me réveillai vers une heure du matin, temps ordinaire de mon premier sommeil; je me trouvai dans un état d'excitation cérébrale tout à foit extraordinaire : mes conceptions étaient vives, mes pensées profondes; la sphère de mon intelligence me paraissait agrandie. J'étais levé sur mon séant et mes yeux étaient affectés de la sensation d'une lumière pale, vaporeuse, indéterminée, et qui ne servait en aucune manière à faire distinguer les objets. A ne consulter que la foule d'idées qui se succédèrent rapi- dement, j'aurais pu croire que cette situation eût duré plu- sieurs heures; mais, d'après ma pendule, je suis certain qu'elle ne dura qu'un peu plus d'une demi-heure. J'en fus tiré par un incident extérieur et indépendant de ma volonté; je fus rappelé aux choses de la terre. DES RÊVES. 237 A l'instant la sensation lumineuse disparut, je me sentis déchoir; les limites de mon intelligence se rapprochèrent; en un mot, je redevins ce que j'étais la veille. Mais comme j'étais bien éveillé , ma mémoire , quoique avec des couleurs ternes , a retenu une partie des idées qui traversèrent mon esprit. Les premières eurent le temps pour objet. Il me semblait que le passé, le présent et l'avenir étaient de même nature et ne faisaient qu'un point , de sorte qu'il devait être aussi facile de prévoir l'avenir que de se souvenir du passé. Voilà tout ce qui m'est resté de cette première intuition , qui fut en partie effacée par celles qui suivirent. Mon attention se porta ensuite sur les sens; je les classai par ordre de perfection, et étant venu à penser que nous devions en avoir autant à l'intérieur qu'à l'extérieur, je m'oc- cupai à en faire la recherche. J'en avais déjà trouvé trois, et presque quatre, quand je retombai sur la terre. Les voici : P La compassion, qui est une sensation précordiale qu'on éprouve quand on voit souffrir son semblable ; 2® La prédilection, qui est un sentiment de préférence non- seulement pour un objet, mais pour tout ce qui tient à cet objet ou en rappelle le souvenir; 3" La sympathie, qui est aussi un sentiment de préférence qui entraine deux objets l'un vers l'autre. On pourrait croire , au premier aspect , que ces deuji;, senti- ments ne sont qu'une seule et même chose; mais ce qui empêche de les confondre, c'est que la prédilection n'est pas toujours réciproque, et que la sympathie l'est nécessairement. Enfin, en m'occupant de la compassion, je fiis conduit à une induction que je crus très-juste, et que je n'aurais pas aperçue en un autre moment, savoir : que c'est de la compassion que dérive ce beau tliéorème, base première de toutes les législations : NE FAIS PAS AUX AUTRES CE QUE TU NE VOUDRAIS PAS Qu'oN TE FÎT. Do as y ou wiU donc by. ALTERI NE FAGIAS QUOD TIBI FIERI NON VIS. 238 MÉDITATION XIX. Telle est, au surplus, l'idée qui m'est restée de l'état où j'étais et de ce que j'éprouvais dans cette occasion, que je donnerais volontiers, s'il était possible, tout le temps qui me reste à vivre pour un mois d'une existence pareille. Les gens de lettres me comprendront bien plus iBcilement que les autres ; car il en est peu à qui il ne soit arrivé , h un degré sans doute très-inférieur, quelque chose de semblable. On est, dans son lit, couché bien chaudement, dans une position horizontale, et la tête bien couverte; on pense à l'ou- vrage qu'on a sur le métier, l'imagination s'échauffe, les idées abondent, les expressions les suivent ; et comme il faut se lever pour écrire, on s'habille, on quitte son bonnet de nuit, et on se met à son bureau. Mais voilà que tout ù coup on ne se retrouve plus le même; l'imagination s'est refroidie, le fil des idées est rompu, les expressions manquent; on est obhgé de chercher avec peine ce qu'on avait si facilement trouvé, et fort souvent on est contraint d'ajourner le travail à un jour plus heureux. Tout cela s'explique facilement par l'effet que doit produire sur le cerveau le changement de position et de température : on retrouve encore ici l'influence du physique sur le moral. En creusant cette observation, j'ai été conduit trop loin peut-être; mais enfin j'ai été conduit ù penser que l'exaltation des Orientaux était due en partie à ce que, étant de lu religion de Mahomet, ils ont toujours la tête chaudement couverte, et que c'est pour obtenir l'eft'et contraire que tous les législateurs des moines leur ont imposé l'obligation d'avoir celte partie du corps découverte et rasée. MEDITATION XX. DE L'INFLUENCE DE LA DIÈTE SUR LR REPOS, LE 80UUEIL ET LES SONGES. VF. riiomulo se repose, qu'il s'endorme ou qu'il rêve, il ne cesse d'être sous la puissance des lois de la nutrition, et ne sort pus de l'empire de la {^astronomie. , La théorie et l'expérience s'accordent pour prouver que la qualité et lu quan- tité des aliments influent puissamment sur le travail, ie repos, le sommeil et les rêves. EFFETS DE LA DIÈTE SUR LE TRAVAIL. L'homme mal nourri ne peut longtemps suffire aux fatigues d'un travail prolongé ; son corps se couvre de sueur ; bientôt ses forces l'abandonnent; et pour lui le repos n'est autre chose que l'impossibilité d'agir. S'il s'agit d'un travail d'esprit, les idées naissent sans 240 MÉDITATION XX. vifjiieur et sans précision ; la réflexion se refuse à les joindre , le jugement à les analyser; le cerveau s'épuise dans ces vains efforts, et on s'endort sur le champ de bataille. J'ai toujours pensé que les soupers d'Auteuil, ainsi que ceux des hôtels de Rambouillet et de Soissons, avaient fait grand bien aux auteurs du temps de Louis XIV ; et le malin Geoffroy (si le fait eût été vrai) n'aurait pas tant eu tort quand il plaisantait les poètes de la fin du dix-huitième siècle sur l'eau sucrée, qu'il croyait leur boisson favorite. D'après ces principes, j'ai examiné les ouvrages de certains auteurs connus pour avoir été pauvres et souffreteux, et je ne leur ai véritablement trouvé d'énergie que quand ils ont diï être stimulés par le sentiment habituel de leurs maux ou par l'envie souvent assez mal dissimulée. Au contraire, celui qui se nourrit bien et qui répare ses forces avec prudence et discernement peut suffire à une somme de travail qu'aucun être animé ne peut supporter. La veille de son départ pour Boulogne, l'empereur Napoléon travailla pendant plus de trente heures, tant avec son conseil d'Etat qu'avec les divers dépositaires de son pouvoir, sans autre réfection que deux très-cou rtsr repas et quelques tasses de café. Brown parle d'un commis de l'amirauté d'Angleterre qui, ayant perdu par accident des états auxquels seul il pouvait travailler, employa cinquante-deux heures consécutives à les refaire. Jamais, sans un régime approprié, il n'eût pu faire face à cette énorme déperdition; il se soutint de la manière suivante : d'abord de l'eau , puis des aliments légers , puis du vin, puis des consommés, enfin de l'opium. Je rencontrai un jour un courrier que j'avais connu à l'ar- mée, et qui arrivait d'Espagne, où il avait été envoyé en dépêche par le gouvernement [correo ganando horas, — J^sp.)\ il avait fait le voyage en douze jours, s'étant arrêté à Madrid seule- ment quatre heures ; quelques verres de vin et quelques tasses de bouillon, voilà tout ce qu'il avait pris pendant cette longue INFLUENCE DE LA DIETE. 241 suite de secousses et d*insoinnie ; et il ajoutait que des aliments plus solides l'eussent infailliblement mis dans l'impossibilité de continuer sa route. SlJll LES REVES. 96. La diète n'a pas une moindre influence sur le sommeil et sur les rêves. Celui qui a besoin de manger ne peut pas dormir; les angoisses de son estomac le tiennent dans un réveil doulou- reux, et si la faiblesse et l'épuisement le forcent à s'assoupir, ce sommeil est léger, inquiet et interrompu. Celui qui , au contraire , a passé dans son repas les bornes de la discrétion , tombe immédiatement dans le sommeil absolu : s'il a rêvé, il ne lui reste aucun souvenir, parce que le fluide nerveux s'est croisé en tous sens dans les canaux sensitifs. Par la même raison son réveil est brusque : il revient avec peine à la vie sociale; et quand le sommeil est tout à fait dissipé , il se ressent encore longtemps des fatigues de la digestion. On peut donner comme maxime générale que le café re- pousse le sommeil. L'habitude affaiblit et fait même totalement disparaître cet inconvénient; mais il a infailliblement lieu chez tous les Européens, quand ils commencent à en prendre. Quelques aliments, au contraire, provoquent doucement le sommeil : tels sont ceux où le lait domine, la famille entière des laitues, la volaille, le pouipier, la fleur d'oranger, et sur- tout la pomme de reinette, quand on la mange immédiatement avant de se coucher. SUITE. 97. L'expérience, assise sur des millions d'observations, a appi'id que la diète détermine les rêves. 31 242 MÉDITATION XX. En général, tous les aliments qui sont légèrement excitants font rêver : telles sont les viandes noires, les pigeons, le canard, le gibier, et surtout le lièvre. On reconnaît encore cette propriété aux asperges, au céleri, aux truffes , aux sucreries parfumées , et particulièrement à lu vanille. Ce serait une grande erreur de croire qu'il faut bannir de nos tables les substances qui sont ainsi somnifères; car les rêves qui en résultent sont en général d'une nature agréable, légère, et prolongent notre existence, même pendant le temps où elle paraît suspendue. Il est des personnes pour qui le sommeil est une vie à part, une espèce de roman prolongé, c'est-à-dire que leurs songes ont une suite, qu'ils achèvent dnns la seconde nuit cebii qu'ils avaient commencé la veille, et voient en dormant certaines physionomies qu'ils reconnaissent pour les avoir déjà vues, et que cependant ils n'ont jamais rencontrées dans le monde réel. L'houue qui n réfléchi sur son existence physique, et qui la conduit d'après les prin- cipes que nous développons, celui-là prépare avec sagacité son repos, son sommeil et ses rêves. Il partage son travail de manière à ne jamais s'excéder; il le rend plus léger en le variant avec discernement, et rafraîchit son attitude par de courts intervalles de repos, qui le soulagent sans interrompre la con- tinuité, qui est quelquefois un devoir. Si, pendant le jour, un repos plus long lui est nécessaire, INFLUENCE DE LA DIÈTE. 24:) il ne s'y livre jamais que dans l'attitude de session : il se refuse au sommeil, à moins qu'il n'y soit invinciblement entraîné, et se garde bien surtout d'en contracter l'habitude. Quand la nuit a amené l'heure du repos diurnal, il se retire dans une chambre aérée, ne s'entoure point de rideaux qui lui feraient cent fois respirer le même air, et se garde bien de fermer les volets de ses croisées , afin que , toutes les fois que son œil s'entr'ouvrira, il soit consolé par un reste de lumière. Il s'étend dans un lit légèrement relevé vers la tète; son oreiller est de crin ; son bonnet de nuit est de toile ; son buste n'est point accablé sous le poids des couvertures ; mais il a . soin que ses pieds soient chaudement couverts. Il a mangé avec discernement, ne s'est refusé à la bonne ni à l'excellente chère; il a bu les meilleurs vins, et avec précau- tion, même les plus fameux. Au dessert, il a plus parlé de galanterie que de poUtique , et a fait plus de madrigaux que d'épigrammes ; il a pris une tasse de café, si sa constitution s'y prête, et accepté, après quelques instants, une cuillerée d'excellente liqueur, seulement pour parfumer sa bouche. En tout il s'est montré convive aimable, amateur distingué, et n'a cependant outre-passé que de peu la limite du besoin. En cet état, il se couche content de lui et des autres, ses yeux se ferment; il traverse le crépuscule, et tombe, pour quelques heures, dans le sommeil absolu. Bientôt la nature a levé son tribut; l'assimilation a rem- placé la perte. Alors des rêves agréables viennent lui donner une existence mystérieuse; il voit les personnes qu'il aime, retrouve ses occupations favorites , et se transporte aux lieux où il s'est plu. Enfin, il sent le sommeil se dissiper par degrés et rentre dans la société sans avoir à regretter de temps perdu, parce que, même dans son sommeil, il a joui d'une activité sans fatigue et d'un plaisir sans mélange. MEDITATION XXI. DE L'OBÉSITÉ. 99. I j'avais été médecin avec cllplûme, j'niirais d'abord fait une bonne monographie de l'obésité; j'aurais ensuite établi mon em- pire dans ce recoin de la science; et j'aurais eu le double avanta[,'e d'avoir pour malades les gens qui se portent le mieux, et d'être journellement assiégé par la- plus jolie moitié du genre humain; car avoir une juste portion d'embonpoint, ni trop ni trop peu, est pour les femmes l'étude de tonte leur vie. Ce que je n'ai pas fait, un autre docteur te fera; et s'il est il la fois savant, discret et beau garçon, je lui prédis des succès il miracles. Eiariare aliquii nosirù ei oulbus hartf! En attendant, je vais ouvrir la carrière; car un article sur l'obésité est de rigueur dans un ouvrage qui a pour objet l'homme en tant qu'il se repait. 't* .. >. i^ < ; .. «*••■• > hir \ \ I. m: I ,.M I I • I,,. ■ , ; < ! "^ . u >. s* 'I ' 1 1 i . I , • '■' •: . i -t In «i»' M ; I ' •}fr ' I î- I ' .'"t ..»• I» i . , «:::.>: '.«' o»j . H' :ip T.i j<' :ip [•! : s >.n«( • ., • * 1» .s 'iJI . / , (- I \^M.j II- «I U* Ut» *.JVKI«M» nÛ .1 ». f .If o' '••t --^Sjth» '[;;yi;;;a:r)£ :^t u,a ïy:.^:':^:^;.^'':^ Dt-; 1,'OBÉSITÉ. 2« J'entends par obésité cet état de con{;estion yrnisseiise où, sans que l'individu soit malude, les membres augmentent peu à peu en volume, et perdent leur forme et leur liarmonie pri- mitives. Il est une sorte d'obésité qui se borne au ventre; je ne l'iiî jamais observée chez les femmes : comme elles ont généralement la fibre plus molle, quand l'obésité les ot- Uique, elle n'épargne rien. J'appelle cette variété gaslrophorie, et gastrophores ceux qui en sont ntteints. Je suis même de ce nombre; mais, quoique porteur d'un ventre assez proé- minent, j'ai encore le bas de la jambe sec, et le nerf détacbé comme un cheval arabe. Je n'en ai pas inoins toujours regardé mon ventre comme un ennemi redoutable; je l'ai vaincu et fixé nu majestueux; mais pour le vaincre, il fallait le combattre : c'est à une lutte de trente ans que je dois ce qu'il y a de bon dans cet essai. Je commence par un extrait de plus de cinq cents dialogues que j'ai eus autrefois avec mes voisins de table menacés ou affligés d'obésité. L'oBËSR. — Dieu! quel pain déhcieux! Où le prenez-vous donc? Moi. — Chez M. Limet, rue de Richelieu : il est le bou- langer de LL.' AA. Rit. le duc d'Orléans et le prince de Condé î je l'ai pris parce qu'il est mon voisin, et je le garde parce que je l'ai proclamé le premier panificateur du monde. 246 MÉDITATION XXI. L'obèse. — J'en prends note; je mange beaucoup de pain, et avec de pareilles flûtes je me passerais de tout le reste. Autre obèse. — Mais que faites- vous donc là? Vous recueillez le bouillon de votre potage , et vous laissez ce beau riz de la Caroline? Moi. — C'est un régime particulier que je me suis feit. L'obèse. — Mauvais régime, le riz fait mes délices ainsi que les fécules, les pâtes et autres pareilles : rien ne nourrit mieux, à meilleur marché, et avec moins de peine. Un obèse renforcé. — Faites-moi, monsieur, le plaisir de me passer les pommes de terre qui sont devant vous. Au train dont on va, j*ai peur de ne pas y être à temps. Moi. — Monsieur, les voilà à votre portée. L'obèse. — Mais vous allez sans doute vous servir; il y en a assez pour nous deux, et après nous le déluge. Moi. — Je n'en prendrai pas; je n'estime la pomme de terre que comme préservatif contre la famine ; à cela près , je ne trouve rien de plus éminemment fade. L'obèse. — Hérésie gastronomique ! rien n'est meilleur que les pommes de terre; j'en mange de toutes les manières; et s'il en parait au second service, soit à la lyonnaise, soit au soufflé, je fuis ici mes protestations pour la conservation de mes droits. Une dame obèse. — Vous seriez bien bon si vous envoyiez chercher pour moi de ces haricots de Soissons que j'aperçois au bout de la table. Moi, après avoir exécuté l'ordre et en chantant tout bas sur un air connu : Les Soissonnais sont heureux , Les haricots sont chez eux... L'obèse. — Ne plaisantez pas; c'est un vrai trésor pour ce pays-là. Paris en tire pour des sommes considérables. Je vous demande grâce aussi pour les petites fèves de marais, qu'on appelle yëves anglaises; quand elles sont encore vertes, c'est un manger des dieux. DE L'OBÉSITÉ. 247 Moi. — Anathème aux haricots! anathème aux fèves de marais ! L'obèse, d'un air résolu. — Je me moque de votre ana- thème; ne dirait-on pas que vous êtes a vous seul tout un concile? Moi, à une autre. — Je vous félicite sur votre belle santé; il me semble, madame, que vous avez un peu eng^raissé depuis la dernière fois que j'ai eu l'honneur de vous voir. L'obèse. — Je le dois probablement à mon nouveau régime. Moi. — Comment donc? L'obèse. — Depuis quelque temps je déjeune avec une bonne soupe gérasse, un bowl comme pour deux, et quelle soupe encore ! La cuiller y tiendrait droite. Moi, à une autre. — Madame, si vos yeux ne me trompent pas, vous accepterez un morceau de cette charlotte, et je vais l'attaquer en votre faveur. L'obèse. — Eh bien , monsieur, mes yeux vous trompent : j'ai ici deux objets de prédilection , et ils sont tous du genre masculin ; c'est ce gâteau de riz à côtes dorées, et ce gigan- tesque biscuit de Savoie ; car vous saurez pour votre règle que je raffole des pâtisseries sucrées. Moi, à une autre. — Pendant qu'on politique là-bas, voulez- vous, madame, que j'interroge pour vous cette tourte à la frangipane? L'obèse. — Très-volontiers : rien ne me va mieux que la pâtisserie. Nous avons un pâtissier pour locataire; et, entre ma fille et moi, je crois bien que nous absorbons le prix de la location, et peut-être au delà. Moi, après avoir regardé la jeune personne. — Ce régime vous profite à merveille ; mademoiselle votre fille est une très- belle personne, armée de toutes pièces. L'obèse. — Eh bien , croiriez-vous que ses compagnes lui disent quelquefois qu'elle est trop grasse? Moi. — C'est peut-être par envie... âW MEDITATION XXI. L'oBÉst. — Cela pourrait bien être. Au surplus, je la marie, et le premier enfant arrangera tout cela. C'est par des discours semblables que j'éclaircissaïs une théorie dont j'avais pris les éléments hors de l'espèce humaine ; savoir, que la corpulence graisseuse a toujours pour principale cause une diète trop chargée d'éléments féculents et farineux, et que je m'assurais que le même régime est toujours suivi du même effet. Effectivement, les animaux carnivores ne s'engraissent jamais (voyez les loups, les chacals, les oiseaux de proie, les corbeaux, etc.). Les herbivores s'enfjraissent peu, du moins tant que l'âge ne les a pas réduits au repos; et au contraire ils s'engraissent vite et en tout temps, aussitôt qu'on leur a fait manger des pommes de terre, des grains et des farines de toute espèce. L'obésité ne se trouve jamais ni chez les sauvages, ni dans les classes de la société où on travaille pour manger et où on ne mange que pour vivre. DE L'OBÉSITÉ. AUSES DK L 0 'après les observations qui prérèdenl, et dont chacun peut vérifier l'exacti- tude, il est Facile d'assigner les princi- pales causes de l'obésifé. La première est la disposition natu- relle de l'individu. Presque tous les hommes naissent avec certaines prédispositions dont leur physionomie porte l'em- preinte. Sur cent personnes qui meurent de la poitrine , quatre-vingt-dix ont les cheveux bruns, le visage long et le nez pointu. Sur cent obèses, quatre-vingt-dix ont le visage court, les yeux ronds et le nez obtiis, il est donc vrai qu'il existe des personnes prédestinées en quelque sorte pour l'obésité, et dont, toutes choses égales, les puissances digestives élaborent une plus grande quantité de graisse. Cette vérité physique, dont je suis profondément convaincu, influe d'une manière fâcheuse sur ma manière de voir en cer< taines occasions. Quand on rencontre dans la société une petite demoiselle bien vive, bien rosée, au nez fripon, aux formes arrondies, aux mains rondelettes, aux pieds courts et grassouillets, tout le monde est ravi et la trouve charmante, tandis que, instruit par l'expérience, je jette sur elle des regards postérieurs de dix ans, je vois les ravages que l'obésité aura faits sur ces charmes si frais, et je gémis sur des maux qui n'existent pas encore. Cette compassion anticipée est un sentiment pénible, et Fournit une preuve entre mille autres, que l'homme serait plus malheureux s'il pouvait prévoir l'avenir. La seconde et principale cause de l'obésité est dans les farines et fëcules dont l'Jiomme fait ta base de sa nourriture :t2 250 MÉDITATION XXI. journalière. Nous l'avons déjà dit, tous les animaux qui vivent de farineux s'eng^raissent dé gré ou de force ; l'homme suit la loi commune. La fécule produit plus vite et plus sûrement son effet quand elle est unie au sucre : le sucre et la graisse contiennent l'hy- drogène, principe qui leur est commun; l'un et l'autre sont inflammables. Avec cet amalgame, elle est d'autant plus active qu'elle flatte plus le goût et qu'on ne mange guère les entre- mets sucrés que quand l'appétit naturel est déjà satisfait, et qu'il ne reste plus alors que cet autre appétit de luxe qu'on est obligé de solliciter par tout ce que l'art a de plus raffiné et le changement de plus tentatif. La fécule n'est pas moins inorassante quand elle est char- royée par les boissons, comme dans la bière et autres de la même espèce. Les peuples qui en boivent habituellement sont aussi ceux où on trouve les ventres les plus merveilleux, et quelques familles parisiennes qui, en 1817, burent de la bière par économie, parce que le vin était fort cher, en ont été récompensées par un embonpoint dont elles ne savent plus que faire. SUITE. 101. Une double cause d'obésité résulte de la prolongation du sommeil et du défaut d'exercice. Le corps humain répare beaucoup pendant le sommeil ; et dans le même temps il perd peu , puisque l'action musculeuse est suspendue. 11 faudrait donc que le superflu acquis fût éva- poré par l'exercice; mais, par cela même qu'on dort beaucoup, on limite d'autant le temps où l'on pourrait agir. Par une autre conséquence, les grands dormeurs se refusent à tout ce qui leur présente jusqu'à l'ombre d'une fatigue; l'excédant de l'assimilation est donc emporté par le torrent de la circulation ; il s'y charge, par une opération dont la nature DE L'OBÉSITÉ. 251 s'est réservé le secret, de quelques centièmes additionnels d'hydrogène, et la graisse se trouve formée, pour être déposée par le même mouvement dans les capsules du tissu cellulaire. SUITE. 102. Une dernière cause d'obésité consiste dans l'excès du manger et du boire. On a eu raison de dire qu'un des privilèges de l'espèce humaine est de manger sans avoir faim et de boire sans avoir soif; et, en effet, il ne peut appartenir aux bétes; car il naît de la réflexion sur le plaisir de la table et du désir d'en pro- longer la durée. On a trouvé ce double penchant partout où l'on a trouvé des hommes ; et on sait que les sauvages mangent avec excès et s'enivrent jusqu'à l'abrutissement, toutes les fois qu'ils en trouvent l'occasion. Quant à nous, citoyens des deux mondes, qui croyons être à l'apogée de la civilisation, il est certain que nous mangeons trop. Je ne dis pas cela pour le petit nombre de ceux qui , serrés par l'avarice ou l'impuissance, vivent seuls et à l'écart : les pre- miers, réjouis de sentir qu'ils amassent; les autres, gémissant de ne pouvoir mieux faire; mais je le dis avec affirmation pour tous ceux qui, circulant autour de nous, sont tour à tour amphitryons ou convives, offrent avec politesse ou acceptent avec complaisance; qui, n'ayant déjà plus de besoin, mangent d'un mets parce qu'il est attrayant, et boivent d'un vin parce qu'il est étranger; je le dis, soit qu'ils siègent chaque jour dans un salon, soit qu'ils fêtent seulement le dimanche et quelquefois le lundi, dans cette majorité immense, tous man- gent et boivent trop, et des poids énormes en comestibles sont chaque jour absorbés sans besoin. 252 MÉDITATION XXI. Cette cuuse, presque toujours présente, ayit diftëremment suivant la constitution des individus; et pour ceux qui ont l'estomac mauvais, elle a pour effet non l'obésité, mais l'in- digestion. ANECDOTE. 103. Nous en avons sous les yeux un exemple que la moitié de Paris a pu connaître. M. Lang avait une des maisons les plus brillantes de cette ville; sa table surtout était excellente, mais son estomac était aussi mauvais que sa gourmandise était grande. Il faisait par- faitement ses honneurs , et mangeait surtout avec un courage digne d'un meilleur sort. Tout se passait bien jusqu'au café inclusivement; mais bientôt l'estomac se refusait au travail qu'on lui avait imposé, les douleurs commençaient, et le malheureux gastronome était obligé de se jeter sur un canapé, où il restait jusqu'au lende- main à expier dans de longues angoisses le court plaisir qu'il avait goûté. Ce qu'il y a de très-remarquable , c'est qu'il ne s'est jamais corrigé; tant qu'il a vécu, il s'est soumis à cette étrange alter- native, et les souffrances de la veille n'ofit jamais influé sur le repas du lendemain. Chez les individus qui ont l'estomac actif, l'excès de nutri- tion agit comme dans l'article précédent. Tout est digéré, et ce qui n'est pas nécessaire pour la réparation du corps se fixe et se tourne en graisse. Chez les autres, il y a indigestion perpétuelle : les aliments défilent sans faire profit, et ceux qui n'en connaissent pas la cause s'étonnent que tant de bonnes choses ne produisent pas un meilleur résultat. On doit bien s'apercevoir que je n'épuise point minutieuse* ment la matière ; car il est une foule de causes secondaires qui DE L'OBÉSITÉ. 253 naissent de nos habitudes, de l'état embrassé, de nos manies, de nos plaisirs, qui secondent et activent celles que je viens d'indiquer. Je lègue tout cela au successeur que j'ai planté en commen- çant ce chapitre, et me contente de préliber, ce qui est le droit du premier venu en toute matière. Il Y a longtemps que l'intempérance a fixé les regards des observateurs. Les philosophes ont vanté la tempérance; les princes ont fait des lois somptuaires , la religion a moralisé la gourmandise; hélas! on n'en a pas mangé une bouchée de moins, et l'art de trop manger devient chaque jour plus florissant. Je serai peut-être plus heureux en prenant une route nou- velle, j'exposerai les inconvénients physiques de l'obésité; le soin de soi-même {self-preservation) sera peut-être plus influent que la morale, plus persuasif que les sermons, plus puissant que les lois, et je crois le beau sexe tout disposé à ouvrir les yeux à la lumière. INCONVÉNIENTS DE l'oBÉSITÉ 104. L*obésité a une influence fâcheuse sur les deux sexes, en ce qu'elle nuit à la force et à la beauté. Elle nuit à la force , parce qu'en augmentant le poids de la masse à mouvoir, elle n'augmente pas la puissance motrice; elle y nuit encore en gênant la respiration, ce qui rend impos- sible tout travail qui exige un emploi prolongé de la force musculaire. L'obésité nuit à la beauté en détruisant l'harmonie de pro- portion primitivement établie , parce que toutes les parties ne grossissent pas d'une manière égale. Elle y nuit encore en remplissant des cavités que la nature avait destinées à faire ombre : aussi rien n'est si commun que MÉDITAÏIO.N XXI. de rencontrer des physionomies jadis très-piquantes et que l'obésité a rendues a peu près insignifiantes. Le chef du dernier gouvernement n'avait pas échappé il cette loi. Il avait tort engraissé dans ses dernières campagnes, de pâle il était devenu blafard , et ses yeux avaient perdu une partie de leur fierté. L'obésité entraine avec elle le dégoût pour la danse, la pro- menade, l'équitation , ou l'inaptitude pour toutes les occupa- tions ou amusements qui exij^ent un peu d'ugilité ou d'adresse. Elle prédispose aussi a diverses maladies, telles que l'apo- plexie, i'hydropisie, les ulcères aux jambes, et rend toutes les autres affections plus difficiles à guérir. EXKUPLbS D OBKSITK, Atita les héros corpulents, je n'ai gardé le souvenir que de Marius et de Jean Sobieski. Marins, qui était de petite taille, était devenu aussi large que long, et c'est peut- être cette énormité qui effraya le Cimbre chargé de le tuer. Quant au roi de Pologne, son obésité pensa lui être funeste, car, étant tombé dans un gros de cavalerie turque devant lequel il fut obligé de fuir, In respiration lui manqua bientôt , et il aurait été infailliblement massacré, si quelques-uns de ses aides de camp ne l'avaient soutenu , presque évanoui sur son cheval, tandis que d'autres se sacrifiaient généreusement pour arrêter l'ennemi. Si je ne me trompe, le duc de Vendôme, ce digne fils du grand Henri, était aussi d'une corpulence remarquable. Il mourut dans une auberge, abandonné de tout le monde, et I assez de connaissance pour voir le dernier de ses DE L'OBÉSITÉ. 255 {jens arracher le coussin sur lequel il reposait au moment de rendre le dernier soupir. Les recueils sont pleins d'exemples d'obésité monstrueuse; je les y laisse, pour parler en peu de mots de ceux que j'ai moi-même recueillis. M. Rameau, mon condisciple, maire de La Chaleur, en Rour(^ogne, n'avait que cinq pieds deux pouces, et pesait cinq cents. M. le duc de Luynes, à côté duquel j'ai souvent siégé, était devenu énorme; la graisse avait désorganisé sa belle figure, et il passa les dernières années de sa vie dans une somnolence presque habituelle. Mais ce que j'ai vu de plus extraordinaire en ce genre était un habitant de New-York, que bien des Français encore exis- tants à Paris peuvent avoir vu dans la rue de Broadway, assis sur un énorme fauteuil dont les jambes auraient pu porter une église. Edouard avait au moins cinq pieds dix pouces, mesure de France, et comme la graisse l'avait gonflé en tous sens, il avait au moins huit pieds de circonférence. Ses doigts étaient comme ceux de cet empereur romain à qui les colliers de sa femme servaient d'anneaux; ses bras et ses cuisses étaient tubulés, de la grosseur d'un homme de moyenne stature, et il avait les pieds comme un éléphant, couverts par l'augmen- tation de ses jambes ; le poids de la graisse avait entraîné et fait bâiller la paupière inférieure ; mais ce qui le rendait hideux h voir, c'étaient trois mentons en sphéroïdes qui lui pendaient sur la poitrine dans la longueur de plus d'un pied , de sorte que sa figure paraissait être le chapiteau d'une colonne torse. Dans cet état, Edouard passait sa vie assis près de la fenêtre d'une salle basse qui donnait sur la rue , et buvant de temps en temps un verre d'ale, dont un pitcher de grande capacité était toujours auprès de lui. Une figure aussi extraordinaire ne pouvait pas manquer d'arrêter les passants; mais il ne fallait pas qu'ils y missent 25(i MÉDITATION XXI. trop de temps, Edouard ne tardait pas a les mettre en fuite, en leur disant d'une voix sépulcrale : • What hnve. you ti> » stare like wild cuts!,,. Go your way you, lazy body... Be » gone you, good for nothinff dogs... " (Qu'avez-vous ù regar- der d'un air effaré, comme des chats sauvages?... Passez votre cliemin, paresseux... Allez-vous-en, chiens de vauriens!) et autres douceurs pareilles. L'ayant sauvent salué par son nom, j'ai quelquefois causé avec lui; il assurait qu'il ne s'ennuyait point, qu'il n'était point malheureux, et que si la mort ne venait point le déranger, il attendrait volontiers ainsi la fin du monde. De ce qui précède il résulte que, si l'obésité n'est pas une maladie, c'est au moins une indisposition fâcheuse, dans laquelle nous tombons presque toujours par notre faute. Il en résulte encore que tous doivent désirer de s'en pré- server quand ils n'y sont pas parvenus, ou d'en sortir quand ils y sont arrivés; et c'est en leur faveur que nous allons exa- miner quelles sont les ressources que nous présente la science aidée de l'ohsen'alion. MEDITATION XXII. TRAITEMENT PRÉSERVATIF OU CORATIF DE L'OBÉSITÉ'. E commence par un fait qui prouve qu'il faut du countjje soit pour se préserver, soit pour se (piérir de l'obésité. M. Louis Greiïulhe, que Sa Majesté lioaora plus tard du titre de comte , vint me voir un matin, et me dit qu'il avait appris que je m'étais occupé de l'obésité; qu'il en était forte- ment menacé, et qu'il venait me demander des conseils. H Monsieur, lui dis-je, n'étant pas docteur a diplôme, je ■ suis maitre de vous rehiser; cependant je suis à vos ordres, » mais à une condition : c'est que vous donnerez votre parole ' I) y a environ vingt ans que j'avaU entrepris un traité ex profeiso lur l'obé- sité. Mis lecteurs doivent surtout en regretter la préface : elle avait la f^)rine dramatique, et j'y prouvais h un méjecin que la fièvre est Lieu moini dange- reuse qu'un prooè», car ce dernier, après avoir fait courir, attendre, mentir, pciler le plaideur, après l'avoir indéHnimenl privé de repos, de joie et d'ai^enl, finissait encore par le rendre malade et le faire mourir de malemort : vérité tonl aussi boone i propager qu'aucune autre. 33 258 MEDITATION XXII. » d'honneur de suivre, pendant un mois, avec une exactitude » rigoureuse, la règle de conduite que je vous donnerai. » M. GrefFulhe fit la promesse exigée, en me prenant la main, et dès le lendemain je lui délivrai mon fetFa , dont le premier article était de se peser au commencement et à la fin du trai- tement, à l'effet d'avoir une base mathématique pour en véri- fier le résultat. A un mois de là, M. GrefFulhe revint me voir, et me parla h peu près en ces termes : « Monsieur, dit-il, j'ai suivi votre prescription comme si » ma vie en avait dépendu , et j*ai vérifié que dans le mois le » poids de mon corps a diminué de trois livres, même un peu » plus. Mais, pour parvenir à ce résultat, j'ai été obligé de » faire à tous mes goûts, à toutes mes habitudes, une telle » violence, en un mot, j'ai tant souffert, qu'en vous faisant V tous mes remerciments de vos bons conseils , je renonce au » bien qui peut m'en provenir, et m'abandonne pour l'avenir » à ce que la Providence en ordonnera. » Après cette résolution, que je n'entendis pas sans peine, l'événement fut ce qu'il devait être; M. Greffulhe devint de plus en plus corpulent, fut sujet aux inconvénients de l'ex- trême obésité, et, à peine âgé de quarante ans, mourut des suites d'une maladie suffbcatoire a laquelle il était devenu sujet. CiKNKUALlTKS. 107. Toute cure de l'obésité doit commencer par ces trois pré- ceptes de théorie absolue : discrétion dans le manger, modé- ration dans le sommeil, exercice à pied ou à cheval. Ce sont les premières ressources que nous présente la science : cependant j'y compte peu, parce que je connais les hommes et les choses , et que toute prescription qui n'est pas exécutée à la lettre ne peut pas produire d'effet. TRAITEMENT DE L'OBÉSITÉ. 259 Or, V il faut beaucoup de caractère pour sortir de table avec appétit; tant que ce besoin dure, un morceau appelle l'autre avec un attrait irrésistible; et en général on mange tant qu'on a faim, en dépit des docteurs, et même à l'exemple des docteurs. 2** Proposer à des obèses de se lever matin, c'est leur percer le cœur : ils vous diront que leur santé s'y oppose; que quand ils se sont levés matin , ils ne sont bons à rien toute la jour- née; les femmes se plaindront d'avoir les yeux battus; tous consentiront à veiller tard , mais ils se réserveront de dormir la grasse matinée; et voilà une ressource qui échappe. 3** Monter à cheval est un remède cher, qui ne convient ni à toutes les fortunes ni a toutes les positions. Proposez à une jolie obèse de monter à cheval , elle y con- sentira avec joie, mais à trois conditions : la première, qu'elle aura à la fois un beau cheval, vif et doux; la seconde, qu'elle aura un habit d'amazone frais et coupé dans le dernier goût; la troisième, qu'elle aura un écuyer d'accompagnement com- plaisant et beau garçon. Il est assez rare que tout cela se trouve, et on n 'équité pas. L'exercice à pied donne lieu à bien d'autres objections : il est (îitigant à mourir, on transpire et on s'expose à une fausse pleurésie; la poussière abime les bas, les pierres percent les petits souliers, et il n'y a pas moyen de persister. Enfin si, pendant ces diverses tentatives , il survient le plus léger accès de migraine , si un bouton gros comme la tête d'une épingle perce la peau , on le met sur le compte du régime , on l'aban- donne, et le docteur enrage. Ainsi , restant convenu que toute personne qui désire voir diminuer son embonpoint doit manger modérément, peu dor- mir, et faire autant d'exercice qu'il lui est possible, il faut cependant chercher une autre voie pour arriver au but. Or, il est une méthode infaillible pour empêcher la corpulence de devenir excessive, ou pour la diminuer, quand elle en est venue à ce point. Cette méthode, qui est fondée sur tout ce 2C0 MÉDITATION XXII. que la physique et la chimie ont de plus certain, consiste dans un régrme diététique approprié à l'effet qu'on veut obtenir. De toutes les puissances médicales, le régime est la pre- mière, parce qu'il agit sans cesse, le jour, la nuit, pendant la veille, pendant le sommeil; que l'effet s'en rafraîchit à chaque repas, et qu'il finit par subjuguer toutes les parties de l'indi- vidu. Or, le régime antiobésique est indiqué par la cause la plus commune et la plus active de l'obésité, et puisqu'il est démontré que ce n'est qu'à force de farines et de fécules que les congestions graisseuses se forment, tant chez l'homme que chez les animaux; puisque, à l'égard de ces derniers, cet effet se produit chaque jour sous nos yeux , et donne lieu au com- merce des animaux engraissés, on peut en déduire, comme conséquence exacte, qu'une abstinence plus ou moins rigide de tout ce qui est farineux ou féculent conduit à la diminution de l'embonpoint. « O mon Dieu ! allez- vous tous vous écrier, lecteurs et lec- » trices , ô mon Dieu ! mais voyez donc comme le professeur » est barbare ! voila que d'un seul mot il proscrit tout ce que V nous aimons, ces pains si blancs de Limet, ces biscuits » d'Achard, ces galettes de... et tant de bonnes choses qui se » font avec des farines et du beurre, avec des farines et du » sucre, avec des farines, du sucre et des œufs ! Il ne fait grâce » ni aux pommes de terre, ni aux macaronis! Aurait*on dû » s'attendre à cela d'un amateur qui paraissait si bon? » Qu'est-ce que j'entends là? ai-je répondu en prenant ma » physionomie sévère, que je ne mets qu'une fois l'an ; eh bien, » mangez, engraissez; devenez laids, pesants, asthmatiques, » et mourez de gras fondu ; je suis là pour en prendre note, et » vous figurerez dans ma seconde édition... Mais que vois-je? » une seule phrase vous a vaincus; vous avez peur, et vous » priez pour suspendre la foudre!... Rassurez-vous; je vais » tracer votre régime, et vous prouver que quelques délices » vous attendent encore sur cette terre, où l'on vit pour M manger* TRAITEMENT DE L'OBÉSITÉ. 261 » Vous (limez le pain : eh bien, vous Tnangerez du pain de » seigle : Test. niable Cadet de Vaux en a depuis longtemps » préconisé h s vertus; il est moins nourrissant, et surtout il » est moins agréable : ce qui rend le précepte plus facile à • remplir. Car pour être sûr de soi, il faut surtout fuir la ten- V tation. Retenez bien ceci, c'est de la morale. V Vous aimez le potage, ayez-le à la julienne, aux légumes » verts, aux choux, aux racines; je vous interdis pain, pâtes » et purées. » Au premier service, tout est à votre usage, à peu d'excep- » tions près : comme le riz aux volailles et la croûte des pâtés » chauds. Travaillez, mais soyez circonspects, pour ne pas 9 satisfaire plus tard un besoin qui n'existera plus. » Le second service va paraître, et vous aurez besoin de » philosophie. Fuyez les farineux, sous quelque forme qu'ils » se présentent; ne vous reste-t-il pas le rôti, la salade, les » légumes herbacés? Et puisqu'il faut vous passer quelques » sucreries, préférez la crème au chocolat et les gelées au » punch, à l'orange et autres pareilles. » Voilà le dessert. Nouveau danger : mais si jusque-là vous » vous êtes bien conduits, votre sagesse ira toujours croissant. » défiez-vous des bouts de table (ce sont toujours des brioches » plus ou moins parées) ; ne regardez ni aux biscuits ni aux » macarons; il vous reste des fruits de toute espèce, des confi- » tures, et bien des choses que vous saurez choisir si vous 9 adoptez mes principes. » Après dîner, je vous ordonne le café, vous permets la » liqueur, et vous conseille le thé et le punch dans l'occasion. » Au déjeuner, le pain de seigle de rigueur, le chocolat » plutôt que le café. Cependant je permets le café au lait un » peu fort; point d'œufs; tout le reste à volonté. Mais on ne » saurait déjeuner de trop bonne heure. Quand on déjeune » tard, le diner vient avant que la digestion soit faite; on n'en » mange pas moins; et cette mangerie sans appétit est une » cause de l'obésité très-active, parce qu'elle a lieu souvent. » 262 MÉDITATION XXII. SriTE DU RÉCIME. 108. Jusqu'ici je vous ai tracé, en père tendre et un peu com- plaisant, les limites d'un régime qui repousse l'obésité qui vous menace : ajoutons -y encore quelques préceptes contre celle qui vous a atteints. Buvez, chaque été, trente bouteilles d'eau de Seltz, un très- grand verre le matin, deux heures avant le déjeuner, et autant en vous couchant. Ayez à l'ordinaire des vins blancs, légers et acidulés, comme ceux d'Anjou. Fuyez la bière comme la peate, demandez souvent des radis, des artichauts h. la poi- vrade, des asperges, du céleri, des cardons. Parmi les viandes, préférez le veau et la volaille; du pain, ne mangez que la croûte; dans les cas douteux, laissez-vous guider par un doc- teur qui adopte mes principes ; et quel que soit le moment où vous aurez commencé à les suivre, vous serez avant peu frais, jolis, lestes, bien portants et propres à tout. Après vous avoir ainsi placés sur votre terrain, je dois aussi vous en montrer les écueils, de peur que, emportés par un zèle obésifuge, vous n'outre-passiez le but. L'écueil que je veux signaler est l'usage habituel des acides, que des ignorants conseillent quelquefois, et dont l'expérience a toujours démontré les mauvais effets. DANGER DES ACIDES. lOÎ). Il circule parmi les femmes une doctrine funeste, et qui fait périr chaque année bien des jeunes personnes, savoir : que les acides, et surtout le vinaigre, sont des préservatifs contre l'obésité, TRAITEMENT DE L'OBÉSITÉ. 263 Sans doute l'usage continu des acides fait maigrir, mais c'est en détruisant la fraîcheur, la santé et la vie; et quoique la limonade soit le plus doux d'entre eux, il est peu d'estomacs qui y résistent longtemps. La vérité que je viens d'énoncer ne saurait être rendue trop publique ; il est peu de mes lecteurs qui ne pussent me fournir quelque observation pour l'appuyer, et dans le nombre je pré- fère la suivante, qui m'est en quelque sorte personnelle. En 1776, j'habitais Dijon; j'y faisais un cours de droit en la faculté; un cours de chimie sous M. Guy ton de Morveau, pour lors avocat général, et un cours de médecine domestique sous M. Maret, secrétaire perpétuel de l'Académie, et père de M. le duc de Bassano. J'avais une sympathie d'amitié pour une des plus jolies personnes dent ma mémoire ait conservé le souvenir. Je dis sympathie d'amitié, ce qui est rigoureusement vrai et en même temps bien surprenant, car j'étais alors grandement en fonds pour des affinités bien autrement exigeantes. Cette amitié, qu'il faut prendre pour ce qu'elle a été et non pour ce qu'elle aurait pu devenir, avait pour caractère une familiarité qui était devenue , dès le premier jour, une con- fiance qui nous paraissait toute naturelle, et des chuchotements ch ne plus finir, dont la maman ne s'alarmait point, parce qu'ils avaient un caractère d'innocence digne des premiers âges. Louise était donc très-jolie, et avait surtout, dans une juste proportion, cet embonpoint classique qui fait le charme des yeux et la gloire des arts d'imitation. Quoique je ne fusse que son ami, j'étais bien loin d'être aveugle sur les attraits qu'elle laissait voir ou soupçonner, et peut-être ajoutaient-ils, sans que je pusse m'en douter, au chaste sentiment qui m'attachait à elle. Quoi qu'il en soit, un soir que j'avais considéré Louise avec plus d'attention qu'à l'ordinaire : « Chère amie, lui dis-je, vous êtes malade; il me M semble que vous avez maigri. — Oh ! non, me répondit-elle » avec un sourire qui avait quelque chose de mélancolique, je 264 MÉDITATION XXll. ' M me porte bien; et si j'ai un peu maigri, je puis, sous ce M rapport, perdre un peu sans m'appauvrir. — Perdre, lui M répliquai-je avec feu; vous n'avez besoin ni de perdre ni » d'acquérir; restez comme vous êtes, charmante a croquer; » et autres phrases pareilles qu'un ami de vingt ans a toujours à commandement. Depuis cette conversation, j'observai cette jeune fille avec un intérêt mêlé d'inquiétude, et bientôt je vis son teint pâlir, ses joues se creuser, ses appas se flétrir. . . Oh ! comme la beauté es} une chose fragile et fugitive! Enfin je la joignis au bal où elle allait encore comme à l'ordinaire; j'obtins d'elle qu'elle se reposerait pendant deux contredanses ; et mettant ce temps à profit, j'en reçus l'aveu que, fatiguée des plaisanteries de quel- ques-unes de ses amies qui lui annonçaient qu'avant deux ans elle serait aussi grosse que saint Christophe, et aidée par les conseils de quelques autres, elle avait cherché à maigrir, et, dans cette vue, avait bu pendant un mois un verre de vinaigre chaque matin; elle ajouta que jusqu'alors elle n'avait fait à personne confidence de cet essai. Je frémis à cette confession : je sentis toute l'étendue du danger, et j'en fis part dès le lendemain à la mère de Louise, qui ne fut pas moins alarmée que moi ; car elle adorait sa fille. On ne perdit pas de temps; on s'assembla, on consulta, on médicamenta. Peines inutiles! les sources de la vie étaient irrémédiablement attaquées; et au moment où on commençait à soupçonner le danger, il ne restait déjà plus d'espérance. Ainsi, pour avoir suivi d'impioidents conseils, l'aimable Louise , réduite à l'état affreux qui accompagne le marasme , s'endormit pour toujours, qu'elle avait à peine dix-huit ans. Elle s'éteignit en jetant des regards douloureux vers un avenir qui ne devait pas exister pour elle; et l'idée d'avoir, quoique involontairement, attenté à sa vie, rendit sa fin plus douloureuse et plus prompte. * C'est la première personne que j'aie vue mourir; car elle rendit le dernier soupir dans mes bras, au moment où, suivant TRAITEMENT DE L'OBÉSITÉ. 2(>5 son désir, je la soulevais pour lui faire voir le jour. Huit heures environ après sa mort, sa mère désolée me pria de l'accom- pagner dans une dernière visite qu'elle voulait faire à ce qui restait de sa fille; et nous observâmes avec surprise que l'en- semble de la physionomie avait pris quelque chose de radieux et d'extatique qui n'y paraissait point auparavant. Je m'en étonnai : la maman en tira un augure consolateur. Mais ce cas n'est pas rare. Lavateren fait mention dans son Traité de la physionomie. CEINTURE ANTIOBÉSIQUE. 110. Tout régime antiobésique doit être accompagné d'une pré- caution que j'avais oubliée, et par laquelle j'aurais dû com- mencer : elle consiste à porter jour et nuit une ceinture qui contienne le ventre, en le serrant modérément. Pour en bien sentir la nécessité, il faut considérer que la colonne vertébrale, qui forme une des parois de la caisse intestinale, est ferme et inflexible : d'où il suit que tout l'ex- cédant de poids que les intestins acquièrent, au moment où l'obésité les fait dévier de la ligne verticale, s'appuie sur les diverses enveloppes ,qui composent la peau du ventre, et celles-ci , pouvant se distendre presque indéfiniment ' , pour- raient bien n'avoir pas assez de ressort pour se retraire quand cet effort diminue, si on ne leur donnait pas un aide méca- nique qui, ayant son point d'appui sur la colonne dorsale elle-même, devint son antagoniste et rétablit l'équilibre. Ainsi, cette ceinture produit le double effet d'empêcher le ventre de céder ultérieurement ciu poids actuel des intestins, et de lui donner la force nécessaire pour se rétrécir quand ce poids ^ Mirabran disait cl*un homme excessivement {][ro8, que Dieu ne l'avait créé que pour montrer jusqu'à quel point la peau humaine pouvait s'étendre sans rompre. 34 Ï66 MÉDITATION XXII. diminue. On ne doit jamais la quitter; autrement le bien pro- duit pendant le jour serait détruit par l'abandon de ta nuit; mais elle est peu gênante, et on s'y accoutume bien vite. La ceinture, qui sert aussi de moniteur pour indiquer qu'on est suffisamment repu, doit être fuite avec quelque soin, sa pression doit être ù la fois modérée et toujours la même, c'est- à-dire qu'elle doit être fuite de manière à se resserrer à mesure que l'embonpoint diminue. On n'est point condamné a lu porter toute la vie, on peut lu quitter sans inconvénient quand on est revenu au point désiré, et qu'on y a demeuré stutionnuire pendant quelques semaines. Bien entendu qu'on observera une diète convenable. Il y a au moins six ans que je n'en porte plus. nu QUINQUINA, L existe une substance que je crois active- ment untiobésique; plusieurs observations m'ont conduit à le croire; cependant, je permets encore de douter, et j'appelle les docteurs a expérimenter. TT-^-T- Cette substance doit être le quinquina. Dix ou douze personnes de ma connaissance ont eu de longues fièvres intermittentes; quelques-unes se sont guéries par des remèdes de bonne femme, des poudres, etc.; d'autres par l'usage continu du quinquina, qui ne manque jamais son effet. Tous les individus de la première catégorie qui étaient obèses ont repris leur ancienne corpulence; tous ceux de lu seconde sont restés dégagés du superflu de leur embon)iuint : ce qui me donne le droit de penser que c'est le quinquina qui a produit ce dernier effet, car il n'y a eu de différence entre eux que le mode de ^érisori. TRAITEMENT DE L'OBÉSITÉ. 267 La théorie rationnelle ne s'oppose point à cette conséquence ; car, d*une part, le quinquina, élevant toutes les puissances vitales, peut bien donner à la circulation une activité qui trouble et dissipe les gaz destinés à devenir de la graisse; et, d'autre part, il est prouvé qu'il y a dans le quinquina une partie de tannin qui peut fermer les capsules destinées, dans les cas ordinaires, à recevoir des congestions graisseuses. Il est même probable que ces deux effets concourent et se ren- forcent l'un l'autre. C'est d'après ces données, dont chacun peut apprécier la justesse, que je crois pouvoir conseiller l'usage du quinquina à tous ceux qui désirent se débarrasser d'un embonpoint devenu incommode. Ainsi, dummodo annxierint in omni medicatîonù génère doctissimi Facidtatis prof essores , je pense qu'après le premier mois d'un régime approprié , celui ou celle qui désire se dégraisser fera bien de prendre pendant un mois, de deux jours l'un, à sept heures du matin, deux heures avant de déjeuner, un verre de vin blanc sec, dans lequel on aura délayé environ une cuillerée à café de bon quinquina rouge , et qu'on en éprouvera de bons effets. Tels sont les moyens que je propose pour combattre une incommodité aussi fâcheuse que commune. Je les ai accommodés à la faiblesse humaine, modifiée par l'état de société dans lequel nous vivons. Je me suis pour cela appuyé sur cette vérité expérimentale que, plus un régime est rigoureux, moins il produit d'effet, parce qu'on le suit mal ou qu'on ne le suit pas du tout. Les grands efforts sont rares ; et si on veut être suivi , il ne faut proposer aux hommes que ce qui leur est facile, et même, quand on le peut, ce qui leur est agréable. MEDITATION XXIII. DE LA MAIGREUR. DKFINITIOS. 112. A tnaijreur est l'état d'un individu rirtnt la chair musculaire, n'étant pas renflée par In graisse , laisse apercevoir les formes et les an^jles de la charpente Il y a doux sortes de maigreur : la première est celle qui , étant le résultat de la disposition primitive du corps, est accompagnée de la santé et de l'exercice complet de toutes les fonctions organiques; la seconde est celle qui, ayant pour cause la faiblesse de certains or{janes ou l'action défectueuse de quelques autres, donne si celui qui en est atteint une appa- rence misérable et chétive. J'ai connu une jeune femme de taille moyenne qui ne pesait que soixante-cinq livres. DE LA MAIGREUR. 269 EFFETS DE LA MAIGREUR. 113. / La maigreur n'est pas un grand désavantage pour les hommes; ils n'en ont pas moins de vigueur, et sont beau- coup plus dispos. Le père de la jeune dame dont je viens de faire mention, quoique tout aussi maigre qu'elle, était assez fort pour prendre avec les dents une chaise pesante, et la jeter derrière lui, en la faisant .passer par-dessus sa tète. Mais elle est un malheur effroyable pour les femmes; car pour elles la beauté est plus que la vie , et la beauté consiste surtout dans la rondeur des formes et la courbure gracieuse des lignes. La toilette la plus recherchée, la couturière la plus sublime, ne peuvent masquer certaines absences, ni dissimuler certains angles ; et on dit assez communément que , à chaque épingle qu'elle ôte, une femme maigre, quelque belle qu'elle paraisse, perd quelque chose de ses charmes. Avec les chétives il n'y a point de remède, ou plutôt il faut que la Faculté s'en mêle, et le régime peut être si long que la guérison arrivera bien tard. Mais pour les femmes qui sont nées maigres et qui ont l'estomac bon, nous ne' voyons pas qu'elles puissent être plus difficiles à engraisser que des poulardes; et s'il faut y mettre un peu plus de temps, c'est que les femmes ont l'estomac comparativement plus petit, et ne peuvent pas être soumises à un régime rigoureux et ponctuellement exécuté comme ces animaux dévoués. Cette comparaison est la plus douce que j'aie pu trouver; il m'en fallait une, et les dames la pardonneront, à cause des intentions louables dans lesquelles ce chapitre est médité. 270 MÉDITATION XXIII. PB EDESTl NATION NATURF.LLE. lU. La nature, variée dans ses œuvres, a des moules pour la maigreur comme pour l'obésité. Les personnes destinées h être maigres sont construites dans un système allongé. Elles ont les mains et les pieds menus, les jambes grêles, la région du coccyx peu étoffée, les côtes apparentes, le nez aquilin, les yeux en amande, la bouche grande, le menton pointu et les cheveux bruns. Tel est le type général : quelques parties du corps peuvent y échapper; mais cela arrive rarement. On voit quelquefois des personnes maigres qui mangent beaucoup. Toutes celles que j'ai pu interroger m'ont avoué qu'elles digéraient mal, qu'elles... et voilà pourquoi elles res- tent dans le même état. Les chétifs sont de tous les poils et de toutes les formes. On les distingue en ce qu'ils n'ont rien de saillant ni dans les traits ni dans la tournure ; qu'ils ont les yeux morts, les lèvres pales, et que la combinaison de leurs traits indique Finéner- gie, la faiblesse, et quelque chose qui ressemble à la souffrance. On pourrait presque dire d'eux qu'ils ont l'air de n'être pas finis, et que chez eux le flambeau de la vie n'est pas encore tout à fait allumé. RÉGIME INCRASSANT. 1J5. Toute femme maigre désire engraisser : c'est un vœu que nous avons recueilli mille fois; c'est donc pour rendre un dernier hommage à ce sexe tout -puissant que nous allons chercher à remplacer par des formes réelles ces appas de soie DE LA MAIGREUR. 271 ou de coton qu'on voit exposés avec profiisioii jdans les magasins de nouveautés, au grand scandale des sévères, qui passent tout effarouchés, et se détournent de ces chimères avec autant et plus de soin que si la réalité se présentait i\ leurs veux. Tout le secret pour acquérir de Tembonpoint consiste dans un régime convenable : il ne faut que manger et choisir ses aliments. Avec ce régime, les prescriptions positives relativement au repos et au sommeil deviennent à peu près indifférentes, et on n'en arrive pas moins au but qu'on se propose. Car si vous ne faites pas d'exercice, cela vous disposera à engraisser; si vous en faites, vous engraisserez encore, car vous mangerez davantage; et quand l'appétit est savamment satisfait, non- seulement on répare, mais encore on acquieii quand on a besoin d'acquérir. Si vous dormez beaucoup, le sommeil est incrassant; si vous dormez peu, votre digestion ira plus vite, et vous mangerez davantage. Il ne s'agit donc que d'indiquer la manière dont doivent toujours se nourrir ceux qui désirent arrondir leurs formes; et cette tâche ne peut être difficile, après les divers principes que nous avons déjà établis. Pour résoudre le problème, il faut présenter à l'estomac des aliments qui l'occupent sans le fatiguer, et aux puissances assimilatives des matériaux qu'elles puissent tourner en graisse. Essayons de tracer la journée alimentaire d'un sylphe ou d'une sylphide à qui l'envie aura pris de se matérialiser. Règle générale. On mangera beaucoup de pain frais et fait dans la journée ; on se gardera bien d'en écarter la mie. On prendra avant huit heures du matin, et au lit s'il le faut, un potage au pain ou aux pâtes, pas trop copieux, afin qu'il passe vite, ou, si on veut, une tasse de bon chocolat. A onze heures , on déjeunera avec des œufs frais , brouillés 272 MÉDITATION XXllI. ou sur le plat, des petits pàtës, des côtelettes, et ce qu'on voudra; l'essentiel est qu'il y ait des œufs. La tasse de café ne nuira pas. L'heure du dîner aura été réglée de manière à ce que le dé- jeuner ait passé avant qu'on se mette à table ; car nous avons coutume de dire que quand l'ingestion d'un repas empiète sur la digestion du précédent, il y a malversaition. Après le déjeuner, on fera un peu d'exercice; les hommes, si l'état qu'ils ont embrassé le permet, car le devoir avant tout; les dames iront au bois de Boulogne, aux Tuileries, chez leur couturière, chez leur marchande de modes, dans les magasins de nouveautés, et chez leurs amies, pour causer de ce qu'elles auront vu. Nous tenons pour certain qu'une pa- reille causerie est éminemment médicamenteuse, par le grand contentement qui l'accompagne. A diner, potage, viande et poisson à volonté; mais on y joindra les mets au riz, les macaronis, les pâtisseries sucrées, les crèmes douces, les charlottes, etc. Au dessert, les biscuits de Savoie, babas, et autres prépa- rations qui réunissent les fécules, les œufs et le sucre. Ce régime, quoique circonscrit en apparence, est cependant susceptible d'une grande variété; il admet tout le règne ani- mal; et on aura grand soin de changer l'espèce, l'apprêt et l'assaisonnement des divers mets farineux dont on fera usage et qu'on relèvera par tous les moyens connus, afin de prévenir le dégoût, qui opposerait un obstacle invincible à toute amé- lioration ultérieure. On boira de la bière par préférence, sinon des vins de Bordeaux ou du midi de la France. On fuira les acides, excepté la salade, qui réjouit le cœur. On sucrera les fruits qui en sont susceptibles; on ne prendra pas de bains trop froids; on tachera de respirer de temps en temps l'air pur de la campagne; on mangera beaucoup de raisin dans la saison; on ne s'exténuera pas au bal ù force de danser. DE LA MAIGREUR. 273 On se couchera vers onze heures dans les jours ordinaires , et pas plus lard qu'une heure du matin dans les exira. En suivant ce rejointe avec exactitude et courage, on aura bientôt réparé les distractions de la nature ; la santé gojjnera autant que la beauté ; la volupté fera son profit de l'un et de l'autre, et des accents de reconnaissance retentiront agréable- ment à l'oreille du professeur. On engraisse les moutons, les veaux, les bœufs, ta volaille, les carpes, les écrevisses, les huitres ; d'où je déduis la maxime générale : Tout ce qui mange peut s'engraisser, pourvu que les aliments soient bien et convenablement choisis. MEDITATION XXIV. DU JEUNE. DEFINITION Le jeûne est une abstinence volontaire d'aliments dans un but moral ou relifrieux. Quoique le jeune soit contraire à un de nos penchants , ou plutôt de nos besoins les plus habituels, il est cependant de la plus haute antiquité. OItIUINt DU JKlJN^:. oia comment les auteurs en expliquent rétablissement. Dans les afFlictions particulières, disent- ils, un père, une mère, un entant chéri, venant à mourir dans une famille, toute lu maison était en deuïl; on le pleurait, on lavait son corps, on l'embanmait, on lui taisait des obsèques cuntbrmes à son rauj;. Dans ces occasions, on ne son(reait ^ère à manf^er : on jeûnait sans s'en aper- cevoir. DU JEUKE. 275 De même, dans les désolations publiques, quand on était offlifjé d'une sécheresse extraordinaire, de pluies excessives, de guerres cruelles, de maladies contagieuses, en un mot, de ces fléaux où la force et l'industrie ne peuvent rien, on s'aban- donnait aux larmes, on imputait toutes ces désolations à la colère des dieux; on s'humiliait devant eux, on leur offrait les mortifications de l'abstinence. Les malheurs cessaient, on se persuada qu'il fallait en attribuer la cause aux larmes et au jeûne, et on continua d'y avoir recours dans des conjonctures semblables. Ainsi , les hommes affligés de calamités publiques ou parti- culières se sont livrés a la tristesse, et ont négligé de prendre de la nourriture ; ensuite ils ont regardé cette abstinence volontaire comme un acte de religion. Ils ont cru qu'en macérant leur corps quand leur àme était désolée, ils pouvaient émouvoir la miséricorde des dieux; et cette idée saisissant tous les peuples, leur a inspiré le deuil, les vœux, les prières, les sacrifices, les mortifications et l'abs- tinence. Enfin, Jésus-Christ étant venu sur la terre a sanctifié le jeûne, et toutes les sectes chrétiennes t'ont adopté avec plua. ou moins de mortifinatinns. MÉDITATION XXiV. COHHF. NT ON JEUNAIT ETTE pratique du jeune , je suis forcé de le dire, est singulièrement tombée en désuétude ; et, soit pour l'édifica- tion des . mécréants, soit pour leur conversion, je me plais à raconter comment nous faisions vers le milieu du dix-huitième siècle. En temps ordinaire, nous déjeunions avant neuf heures avec du pain, du fromage, des fruits, quelquefois du pùté et de la viande froide. Entre midi et une heure , nous dinions avec le pota(re et le pot-au-iêu officiels, plus ou moins bien accompagnés, suivant les fortunes et les occurrences. Vers quatre heures on goûtait : ce repas était léger, et spécialement destiné aux enfants et à ceux qui se piquaient de suivre les usages des temps passés. Mais il y avait des goûters soupatoires, qui commençaient à cinq heures et duraient indéfiniment; ces repas étaient ordi- nairement fort gais, et les dames s'en accommodaient à mer- veille; elles s'en donnaient même quelquefois entre elles, d'où les hommes étaient exclus. Je trouve dans mes Mémoires secrets qu'il y avait là force médisances et cancans. Vers huit heures, on soupuît avec entrée, rôti, entremets, salade et dessert; on causait, on faisait une partie, et on allait se coucher. Il y a toujours eu à Paris des soupers d'un ordre plus relevé, et qui commençaient après le spectacle. Ils se compo- saient, suivant les circonstances, de jolies femmes, d'actrices il la mode, d'impures élégantes, de grands seigneurs, de finan- ciers, de libertins et de beaux esprits. DU JEUNE. 277 Là, on contait Tuventure du jour, on chantait la chanson nouvelle; on parlait politique, littérature, spectacles, et sur- tout on faisait l'amour. Voyons maintenant ce qu'on faisait les jours déjeune. On faisait maigre, on ne déjeunait point, et par cela même on avait plus d'appétit qu'à l'ordinaire. L'heure venue, on dînait tant qu'on pouvait; mais le pois- son et les légumes passent vite; avant cinq heures on mourait de faim ; on regardait sa montre, on attendait, et on enrageait tout eu faisant son salut. Vers huit heures, on trouvait non un bon souper, mais la collation, mot venu du cloître, parce que vers la fin du jour les moines s'assemblaient pour faire des conférences sur les Pères de l'Église, après quoi on leur permettait un verre de vin. A la collation, on ne pouvait servir ni beurre, ni œufs, ni rien de ce qui avait eu vie. Il fallait donc se contenter de salade, de confitures, de fruits; mets, hélas! bien peu consis- tants, si on les compare aux appétits qu'on avait en ce temps- là; mais on prenait patience pour l'amour du ciel, on allait se coucher, et tout le long du carême on recommençait. Quant à ceux qui faisaient les petits soupers dont j'ai fait mention, on m'a assuré qu'ils ne jeûnaient pas et n'ont jamais jeûné. Le chef-d'œuvre de la cuisine de ces temps anciens était une collation rigoureusement apostolique, et qui cependant eût l'air d'un bon souper. La science était venue à bout de résoudre ce problème au moyen de la tolérance du poisson au bleu, des coulis de racines et de la pâtisserie à l'huile. L'observance exacte du carême donnait lieu à un plaisir qui nous est inconnu , celui de se décarémer en déjeunant le jour de P&ques. En y regardant de près, les éléments de nos plaisirs sont la difficulté, la privation, le désir et la jouissance. Tout cela se 278 MÉDITATION XXIV. rencontrait dans l'acte qui rompait Tabstinence; et j'ai vu deux de mes grands-oncles, gens sages et graves, se pâmer d'aise au moment où, le jour de Pâques, ils voyaient entamer un jambon ou éventrer un pâté. Maintenant, race dégénérée que nous sommes ! nous ne suffirions pas à de si puissantes sensations. ORIGINE DU RELACHEMENT. 118. J'ai vu naître lé relâchement; il est venu par nuances insensibles. Les jeunes gens jusqu'à un certain âge n'étaient pas astreints au jeûne; et les femmes enceintes, ou qui croyaient l'être, en étaient exemptées par leur position, et déjà on servait pour eux du gras et un souper qui tentait violemment les jeûneurs. Ensuite, les gens faits vinrent à s'apercevoir que le jeûne les irritait, leur donnait mal à la tétc, les empêchait de dormir. On mit ensuite sur le compte du jeûne tous les petits accidents qui assiègent l'homme à l'époque du printemps, tels que les éruptions vernales, les éblouissements , les saignements de nez, et autres symptômes d'effervescence qui signalent le renouvellement de la nature. De sorte que l'un ne jeûnait pas parce qu'il se croyait malade, l'autre parce qu'il l'avait été, et un troisième parce qu'il craignait de le devenir; d'où il arrivait que le maigre et les collations devenaient tous les jours plus rares. Ce n'est pas tout : quelques hivers furent assez nides pour qu'on craignît de manquer de racines; et la puissance ecclé- siastique elle-même se relâcha officiellement de sa rigueur, pendant que les maîtres se plaignaient du surcroit de dépenses que leur causait le régime du maigre, que quelques-uns di- saient que Dieu ne voulait pas qu'on exposât sa santé, et que les gens de peu de foi ajoutaient qu'on ne prenait pas le paradis par la famine. DU JEUNE. 279 Cependant le devoir restait reconnu, et presque toujours on demandait aux pasteurs des permissions qu'ils refusaient rarement, en ajoutant toutefois la condition de faire quelques aumônes pour remplacer l'abstinence. Enfin la Révolution vint, qui, remplissant tous les cœurs de soins, de craintes et d'intérêts d'une autre nature, fit qu'on n'eut ni le temps ni l'occasion de recourir à des prêtres, dont les uns étaient poursuivis comme ennemis de l'État, ce qui ne les empêchait pas de traiter les autres de schismaliques. A cette cause, qui heureusement ne subsiste plus, il s'en est joint une autre non moins influente. L'heure de nos repas a totalement changé : nous ne mangeons plus ni aussi sou- vent ni aux mêmes heures que nos ancêtres, et le jeûne aurait besoin d'une organisation nouvelle. Gela est si vrai , que quoique je ne fréquente que des gens réglés, sages, et même assez croyants, je ne crois pas, en vingt-cinq ans, avoir trouvé, hors de chez moi, dix repas maigres et une seule collation. Bien des gens pourraient se trouver fort embarrassés en pareil cas; mais je sais que saint Paul l'a prévu, et je reste à l'abri sous sa protection. Au reste, on se tromperait fort si on croyait que l'intem- pérance a gagné en ce nouvel ordre de choses. Le nombre des repas a diminué de près de moitié. L'ivro- gnerie a disparu, pour se réfugier, en de certains jours , dans les dernières classes de la société. On ne fait plus d'orgies : un homme crapuleux serait honni. Plus du tiers de Paris ne se permet , le matin , qu'une légère collation ; et si quelques- uns se livrent aux douceurs d'une gourmandise délicate et recherchée , je ne vois pas trop comment on pourrait leur en 'faire le reproche, car nous avons vu ailleurs que tout le monde y gagne et que personne n'y perd. Ne finissons pas ce chapitre sans observer la nouvelle direc- tion qu'ont prise les goûts des peuples. Chaque jour des milliers d'hommes passent au spectacle ou 280 MÉDITATION XXIV. au café la soirée que quarante ans plutôt ils auraient passée au cabaret. Sans cloute l'économie ne gagne rien ii ce nouvel arrange- ment, mais il est très-avantageux sous le rapport des mœurs. Les mœurs s'adoucissent au spectacle; on s'instruit au café par la lecture des journaux ; et on échappe certainement aux querelles, aux maladies et a l'abrutissement, qui sont les suites inFaillibles de la fréquentation des cabarets. MEDITATION XXV, 1>E L'ÉPUISEMENT. 11'9. N entend par épuisement un état de fuiblesse, de langueur et d'accablement causé par des circonstances antécédentes, et qui rend plus difficile l'exeicice des fonctions vitales. On peut, en n'y com- prenant pas l'épuisement causé par la privation des aliments, en compter trois espèces. L'épuisement causé par la Ritîgue musculaire, l'épuisement causé par les travaux de l'esprit, et l'épuisement causé par les excès génésiques. Un remède commun aux trois espèces d'épuisement est ta cessation immédiate des actes qui ont amené cet état, sinon maladif, du moins très>voisin de la maladie. TRAITEUEKT. Après ce préliminaire indispensable, la gastronomie est là , toujours prête à présenter des ressources. 282 MÉDITATION XXV. A l'homme excédé par l'exercice trop prolongé de ses forces musculaires, elle offre un bon potage, du vin généreux, de la viande faite et le sommeil. Au savant qui s'est laissé entraîner par les charmes de son sujet, un exercice au grand air pour rafraîchir son cerveau, le bain pour détendre ses fibres irritées, la volaille, les légumes herbacés et le repos. Entîn nous apprendrons, par l'observation suivante, ce qu'elle peut faire pour celui qui oublie que la volupté a ses limites, et le plaisir ses dangers. CITBE OPh^RÉE PAR LE PROFESSEUR. 'allai un jour faire visite a un de mes meilleurs amis (M. lïubat); on me dit qu'il était malade, et efTectivement je le trouvai en robe de chambre auprès de son feu, et en attitude d'affaissement. Sa physionomie m'effraya : il avait le visage pâle, les yeux brillants, et sa lèvre tombait de manière à laisser voir les dents de la mâchoire inférieure, ce qui avait quelque chose de hideux. Je m'enquis avec intérêt de la cause de ce changement subit; il hésita, je le pressai, et après quelque résistance : ■ Mon ami, dit-il en rougissant, tu sais que ma femme est » jalouse, et que cette manie m'a fait passer bien des mauvais » moments. Depuis quelques jours , il lui en a pris une crise ■ effroyable, et c'est en voulant lui prouver qu'elle n'a rien ■ perdu de mon affection et qu'il ne se fait à son préjudice a aucune dérivation du tribut conjugal que je me suis mis en cet ■ état. — Tu as donc oublié, lui dis-je, et que tu as quaronte- ■ cinq ans, et que la jalousie est un mal sans remède? Ne DE L'EPUKSEMEiM. 2» » sais-tu fsisjurens quid femina possit? » Je tins encore quel- ques autres propos peu galants, car j'étais en colère. ff Voyons , au surplus , continuai-je : ton pouls est petit , » dur, concentré; que;vas-tu faire? — Le docteur, me dit-il, » sort d'ici; il a pensé que j'avais une fièvre nerveuse, et a » ordonné une saignée, pour laquelle il doit incessamment » m'envoyer le chirurgien. — Le chirurgien! m'écriai -je, » garde-t'en bien , ou tu es mort ; chasse-le comme un meur- » trier, et dis-lui que je me suis emparé de toi, corps et àme, » Au surplus, ton médecin connaît-il la cause occasionnelle » de ton mal? — Hélas! non, une mauvaise honte m'a em- » péché de lui faire une confession entière. — Eh bien, il faut » le prier de passer chez toi. Je vais te faire une potion appro- » priée à ton état; en attendant, prends ceci. » Je lui pré- sentai un verre d'eau saturée de sucre, qu'il avala avec la- confiance d'Alexandre et la foi du charbonnier. Alors je le quittai et courus chez moi pour y mixtionner, fonctionner et élaborer un magister réparateur qu'on trouvera dans les Variétés *, avec les divers modes que j'adoptai pour me hatcr ; car, en pareil cas , quelques heures de retard peu- vent donner lieu à des accidents irréparables. Je revins bientôt armé de ma potion , et déjà je trouvai du mieux; la couleur reparaissait aux joues, l'œil était détendu; mais la lèvre pendait toujours avec une effrayante difformité. Le médecin ne tarda pas à reparaître : je l'instruisis de ce que j'avais fait, et le malade fit ses aveux. Son front doctoral prit d'abord un aspect sévère; mais bientôt nous regardant avec un air où il y avait un peu d'ironie : « Vous ne devez » pas être étonné, dit-il à mon ami, que je n'aie pas deviné » une maladie qui ne convient ni à votre âge ni à votre état, » et il y a de votre part trop de modestie à en cacher la cause, » qui ne pouvait que vous faire honneur. J'ai encore à vous » gronder de ce que vous m'avez exposé à une erreur qui » aurait pu vous être funeste. Au surplus, mon confrère, < Voyez à la fin du volume, n^ X. 284 SIËDIÏATIOJX XXV. •) ajouta-t'îl en me faisant un salut que je lui rendis avec » usure, vous a indiqué la bonne route; prenez son potage, » quel que soit le nom qu'il y donne, et ^ la fièvre vous • quitte, comme je le crois, déjeunez^ demain avec une tasse ■ de chocolat dans laquelle vous ferez délayer deux jaunes B d'œufs trais. » A ces mots il prit sa canne, son chapeau, et nous quitta, nous laissant Fort tentés de nous égayer à ses dépens. Bientôt je fis prendre à mon malade une forte tasse de mon élixir de vie; il le but avec avidité, et voulait redoubler; mais j'exigeai un ajournement de deux heures, et lui servis une seconde dose avant de me retirer. Le lendemain il était sans fièvre et presque bien portant; il déjeuna suivant l'ordonnance, continua la potion, et put vaquer dès le surlendemain à ses occupations ordinaires ; mais la lèvre rebelle ne se releva qu'après le troisième jour. Peu de temps après, l'affaire transpira, et toutes les dames en chuchotaient entre elles. Quelques-unes admiraient mon ami, presque toutes le plai- gnaient, et le professeur gastronome fut glorifié. MEDITATION XXVI. DE LA MOUT. 121. E Créateur a imposé à riiomiiit; six grandes et principales nécessités, qui sont : la naissance, l'action, le man- {rer, le sommeil, la reproduction et la mort. La mort est l'interruption absolue des relations sensuelles et l'anéantissement absolu des forces vitales, qui abandonnent le corps aux lois de la décomposition. . Ces diverses nécessités sont toutes accompagnées et adoucies par quelques sensations de plaisir, et la mort elle-même n'est pas sans charmes quand elle est naturelle , c'est-à-dire quand :286 MEDITATION XXVJ. le corps a j)arcouru les diverses phases de croissance, de viri- lité, de vieillesse et de décrépitude auxquelles il est destiné. Si je n'avais pas résolu de ne faire ici qu'un très-court cha- pitre, j'appellerais à mon aide les médecins qui ont observé par quelles nuances insensibles les corps animés passent à l'état de matière inerte. Je citerais des philosophes, des rois, des littérateurs, qui, sur les bornes de l'éternité, loin d'être en proie à la douleur, avaient des pensées aimables et les ornaient du charme de la poésie. Je rappellerais cette réponse de Fontenelle mourant, qui, interrogé sur ce qu'il sentait, répondit : « Rien autre chose qu'une difficulté de vivre. » Mais je préfère n'annoncer que ma conviction, fondée non- seulement sur l'analogie, mais encore sur plusieurs observa- tions que je crois bien faites, et dont voici la dernière : J'avais une grand'tante âgée de quatre-vingt-treize ans, qui se mourait. Quoique gardant le lit depuis quelque temps, elle avait conservé toutes ses facultés, et on ne s'était aperçu de son état qu'à la diminution de son appétit et à l'affaiblissement de sa voix. Elle m'avait toujours montré beaucoup d'amitié, et j'étais auprès de son Ut, prêt à la servir avec tendresse, ce qui ne m'empêchait pas de l'observer avec cet œil philosophique que j'ai toujours porté sur tout ce qui m'environne. « Es-tu là, mon neveu? me dit-elle d'une voix à peine arti- » culée. — Oui, ma tante; je suis à vos ordres, et je crois » que vous feriez bien de prendre un peu de bon vin vieux. » — Donne, mon ami ; le liquide va toujours en bas. » Je me hâtai; et la soulevant doucement, je lui fis avaler un demi- verre de mon meilleur vin. Elle se ranima à l'instant; et tour- nant sur moi des yeux qui avaient été fort beaux : « Grand » merci, me dit-elle, de ce dernier service; si jamais tu viens » à mon âge, tu verras que la mort devient im besoin tout » comme le sommeil. » Ce furent ses dernières paroles, et une demi-heure après elle s'était endormie pour toujours. DE LA MORT. 287 Le docteur Richerand a décrit avec tant de vérité et de phi- losophie les dernières dégradations du corps humain et les derniers moments de Tindividu , que mes lecteurs me sauront gré de leur faire connaître le passage suivant : « Voici l'ordre dans lequel les facultés intellectuelles cessent » et se décomposent. La raison , cet attribut dont l'homme se » prétend le*possesseur exclusif, l'abandonne la première. Il » perd d'abord la puissance d'associer des jugements, et bientôt » après celle de comparer, d'assembler, de combiner, de joindre » ensemble plusieurs idées pour prononcer sur leurs rapports. » On dit alors que le malade perd la tête, qu'il déraisonne, » qu'il est en délire. Celui-ci roule ordinairement sur les idées » les plus familières à l'individu; la passion dominante s'y fait » aisément reconnaître : l'avare tient sur ses trésors enfouis » les propos les plus indiscrets; tel autre meurt assiégé de » religieuses terreurs. Souvenirs délicieux de la patrie absente, » vous vous réveillez alors avec tous vos charmes et dans toute » votre énergie. » Après le raisonnement et le jugement, c'est la faculté » d'associer des idées qui se trouve frappée de la destruction » successive. Ceci arrive dans l'état connu sous le nom de » défaillance, comme je l'ai éprouvé sur moi-même. Je causais » avec un de mes amis, lorsque j'éprouvai une difficulté insur- » montable à joindre deux idées sur la ressemblance desquelles » je voulais former un jugement; cependant la syncope n'était » pas complète ; je conservais encore la mémoire et la faculté » de sentir; j'entendais distinctement les personnes qui étaient » autour de moi dire : // s'évanouît, et s'agiter pour me faire » sortir de cet état, (/ui n était pas sans quelque douceur, » La mémoire s'éteint ensuite. Le malade, qui dans son » délire reconnaissait encore ceux qui l'approchaient, mécon- » naît enfin ses proches, puis ceux avec lesquels il vivait dans » une grande intimité. Enfin, il cesse de sentir; mais les sens » s'éteignent dans un ordre successif et déterminé : le goût et » l'odorat ne donnent plus aucun signe de leur existence; les 288 MÉDITATION XXVI. » yeux se couvrent d'un nuage terne et prennent une expres- » sion sinistre; l'oreille est encore sensible aux sons et au » bruit. Voilà pourquoi sans doute les anciens, pour s'assurer » de la réalité de la mort, étaient dans l'usage de pousser de » grands cris aux oreilles du défunt. Le mourant ne flaire, ne » goûte, ne voit et n'entend plus. Il lui reste la sensation du » toucher, il s'agite dans sa couche, promène sesbi*as au dehors, » change à chaque instant de ])osture ; il exerce , comme nous » l'avons déjà dit, des mouvements analogues à ceux du fœtus » qui remue dans le sein de sa mère. La mort qui va le frapper » ne peut lui inspirer aucune frayeur; car il n'a plus d'idées, » et il finit de vivre comme il avait commencé, sans en avoir » la conscience. » (Righeband, Nouveaux éléments de physio^ logie, neuvième édition, t. II, p. 600.) \^->^ ■"^f^ ZZVII. HISTOIRE PHILOSOPHIQUE DE LA CUISINE. ! est le plus ancien des arts; car Adam naquit à jeun, et le nouveau-në, à peine entré dans ce monde, pousse des cris qui ne se calment que sur le sein de sa nourrice. C'est aussi de tous les arts celui qui nous , n rendu le service le plus important pour la vie civile; car ce sont les besoins de la cuisine qui nous ont appris à appliquer le feu , et c'est par le feu que l'iiomme a dompté la nature. Quand on voit les choses d'en haut, on peut compter jusqu'à trois espèces de cuisine : La première, qui s'occupe de la préparation des aliments, a consen'é ie nom primitif; La seconde s'occupe ù les analyser et à en vérifier les élé- ments : on est convenu de l'appeler chimie; Et la troisième, qu'on peut appeler cuisine de réparation, est plus connue sous le nom de pharmacie. 37 290 MÉDITATION XXVIl. Si elles diffèrent par le but, elles se tiennent par Tapplica- tion du feu, par l'usage des fourneaux et par l'emploi des méraes vases. Ainsi, le même morceau de hœuf que le cuisinier convertit en potage et en bouilli, le chimiste s'en empare pour savoir en combien de sortes de corps il est résoluble, et le phaima- cien nous le fait violemment sortir du corps, si par hasard il y cause une indigestion. OUUHK d'alimentation. m L'homme est un animal omnivore; il a des dents incisives pour diviser les fruits, des dents molaires pour broyer les graines, et des dents canines pour déchirer les chairs : sur quoi on a remarqué que plus l'homme est rapproché de l'état sauvage, plus les dents canines sont fortes et faciles à distinguer. Il est extrêmement probable que l'espèce fiit longtemps fru- givore , et elle y fut réduite par la nécessité ; car l'homme est le plus lourd des animaux de l'ancien monde, et ses moyens d'attaque sont très-bornés, tant qu'il n'est pas armé. Mais l'instinct de perfectionnement attaché à sa nature ne tarda pas à se développer : le sentiment même de sa faiblesse le porta à chercher à se faire des armes; il y fut poussé aussi par l'instinct Carnivore, annoncé |)ar ses dents canines; et dès qu'il fut armé, il fit sa proie et sa nourriture de tous les ani- maux dont il était environné. Cet instinct de destruction subsiste encore; les enfants ne manquent presque jamais de tuer les petits animaux qu'on leur abandonne; ils les mangeraient s'ils avaient faim. Il n'est point étonnant que l'homme ait désiré se nourrir (h* chair; il a l'estomac trop petit, et les fruits ont trop peu de substances animalisables pour suffire pleinement à sa restau- HISTOIRE DK L\ CUISINE. 291 ration ; il pourrait mieux se nourrir de lë{;umes ; mais ce régime suppose des arts qui n'ont pu venir qu'à la suite des siècles. Les premières armes durent être des branches d'arbre, et plus tard on eut des arcs et des flèches. Il est très-digne de remarque que partout où on a trouvé l'homme, sous tous les climats, à toutes les latitudes, on l'a toujours trouvé armé d'arcs et de flèches. Cette uniformité est difficile à expliquer. On ne voit pas comment la même série d'idées s'est présentée à des individus soumis à des circon- stances si différentes; elle doit provenir d'une cause qui s'est cachée derrière le rideau des âges. La chair ciiie n'a qu'un inconvénient, c'est de s'attacher aux dents par sa viscosité; à cela près, elle n'est point désa- gréable au goût. Assaisonnée d'un peu de sel, elle se digère très-bien, et doit être plus nourrissante que toute autre. « Mein Gott, me disait, en 1815, un capitaine de Croates » à qui je donnais à dîner, il ne faut pas tant d'apprêts pour M faire bonne chère. Quand nous sommes en campagne et que » nous avons faim, nous abattons la première bête qui nous » tombe sous la main; nous en coupons un morceau bien » charnu, nous le saupoudrons d'un peu de sel, que nous » avons toujours dans la sabre-tasche * ; nous le mettons sous M la selle, sur le dos du cheval; nous donnons un temps de » galop, et (faisant le mouvement d'un homme qui déchire à » belles dents) gnian, gnian, gnian, nous nous régalons » comme des princes. » Quand les chasseurs du Dauphiné vont à la chasse dans le mois de septembre, ils sont également pourvus de poivre et de sel. S'ils tuent un becfigue de haute graisse, ils le plument, l'assaisonnent, le portent quelque temps sur leur chapeau et le mangent. Ils assurent que cet oiseau ainsi traité est encore meilleur que rôti. ^ Ln sabre-tasche, ou poche de sabre, est cette espèce de sac écussunné qui est suspendu au baudrier d*où pend le sabre des troupes légères ; elle joue uu grand rôle dans les contes que les soldats font entre eux. 292 MÉDITATION XXVII. D'ailleurs, si nos trisaïeux mangeaient leurs aliments crus, nous n'en avons pas tout à fait ])erdu l'habitude. Les palais les plus délicatis s'arrangent très-bien des saucissons d'Arles , des mortadelles, du bœuf fiimé (f Hambourg, des anchois, des harengs pecs, et d'autres pareils, qui n'ont pas passé par le feu, et qui n'en réveillent pas moins l'appétit. DECOUVERTE DU FEU. 124. Après qu'on se fut régalé assez longtemps à la manière des Croates, on découvrit le feu; et ce fut encore un hasard; car le feu n'existe pas spontanément sur la terre; les habitants des îles Mariannes ne le connaissaient pas. CUISSON. 125. Le feu une fois connu, l'instinct de perfectionnement fit qu'on en approcha les viandes, d'abord pour les sécher, et ensuite on les mit sur des charbons pour les cuire. La viande ainsi traitée fut trouvée bien meilleure; elle prend plus de consistance, se mâche avec beaucoup plus de facilité, et l'osmazôme, en se rissolant, s'aromatise et lui donne un parfum qui n'a pas cessé de nous plaire. Cependant on vint à s'apercevoir que la viande cuite sur les charbons n'est pas exempte de souillure; car elle entraine toujours avec elle quelques parties de cendre ou de charbon dont on la débarrasse difficilement. On remédia à cet incon- vénient en la perçant avec des broches qu'on mettait au-dessus des charbons ardents, en les appuyant sur des pierres d'une hauteur convenable. C'est ainsi qu'on parvint aux grillades, préparation aussi HISTOIRE DE LA CUISINE. 293 simple que savoureuse, car toute viande {frillée est de haut {joût, parce qu'( Je se fume en partie. Les choses n'étaient pas beaucoup phis avancées du temps d'Homère; et j'espère qu'on Verra ici avec plaisir la manière dont Achille reçut dans sa tente trois des plus considérables d'entre les Grecs, dont l'un était roi. Je dédie aux dames la narration que j'en vais faire, parce qu'Achille était le plus beau des Grecs, et que sa fierté ne l'em- pêcha pas de pleurer quand on lui enleva Briséis; c'est aussi pour elles que je choisis la traduction élégante de M. Dugas- Montbel, auteur doux, complaisant, et assez gourmand pour un helléniste : • Patrocliis auteiii ililccto obciUvit socio ; Secl cacabiiiii ingcntcm posuit ad i{;nis jiihar; Tergum in ipso posuit ovis et piiiguis caprx. Apposuit et suis saginati terguin floreus pingucdine. Iluic tenebat carne.) Automcdon, secabatquc nobilis Achillcs, Eas quidem scite sccabat, et verubus affigebat. Ignem Mœnetiades acccndebat ipagnum , deo similis vir ; Ac postquam ignis deflagravit, et flamma exstincta est, Prunas stravit et verua desuper extendit. Inspersitque sale sacro, fulcris elevans. At postquam assavit et in mensas culinarias fudit, Patroclus quidem, panem accipiens, distribuit in mensiu Pulchris in canistris, sed camem distribuit Achilles. Ipse autem advcrsus scdit Ulyssis divini , Ad parietem aitcrum. Diis autem sacrificare jus^it Patroclum suum socium. Is in ignem jecit libanicnta. fli in cibos parâtes appositos manus inimiserunt; Sed postquam potus et cibi desidcrium excmisjcnt, Innuit Ajax Phœnici : intellcxit autem divinus Ulysses, Tmplensquc vino poculum, propinavit Achilii ', etc. Iliade, ix, 5M)Î. « Aussitôt Patrocle obéit aux ordres de son compagnon » fidèle. Cependant Achille approche de la flamme étincelante ^ Je n*ai pas copié le texte original, que peu de personnes auraient entendu : mais j'ai cru devoir donner la version latine, parce que cette langue, plus répandue, se moulant parfaitement sur le grec, se prête mieux aux détails et à la simplicité de ce repas héroïque. 294 MÉDITATION XXVII. » un vase qui renferme les épaules d'une brebis, d'une cbèvre » {jrasse, et le large dos d'un porc succulent. Automédon tient » les viandes que coupe le divin Achille; celui-ci les divise en » morceaux, et les perce avec des pointes de fer. » Patrocle, semblable aux immortels, allume un grand feu. M Dès que le bois consumé ne jette plus qu'une flamme lan- » guissantc, il pose sur le brasier deux longs dards soutenus n par deux fortes pierres, et répand le sel sacré. M Quand les viandes sont prêtes, que le festin est dressé, » Patrocle distribue le pain autour de la table dans de riches » corbeilles; mais Achille veut lui-même servir les viandes. >» Ensuite il se place vis-à-vis d'Ulysse, à l'autre extrémité de w la table, et commande à son compagnon de sacrifier aux » dieux. » Patrocle jette dans les flammes les prémices du repas , et " tous portent bientôt les mains vers les mets qu'on leur a M ser\'is et préparés. Lorsque dans l'abondance des festins ils »j ont chassé la faim et la soif, Ajax fait un signe à Phénix; '» Ulysse l'aperçoit, il remplit de vin sa large coupe, et s'adres- M sant au héros : Saint, Achille, dit-il... »» Ainsi, un roi, un fils de roi, et trois généraux grecs, duiè- rent fort bien avec du pain, du vin et de la viande grillée. Il faut croire que si Achille et Patrocle s'occupèrent eux- mêmes des apprêts du festin , c'(;tait par extraordinaire , et pour honorer d'autant jdus les hôtes distingués dont ils rece- vaient la visite; car ordinairement les soins de la cuisine étaient abandonnés aux esclaves et aux femmes : c'est ce qu'Homère nous apprend encore en s'occupant, dans V Odyssée, des repas des poursuivants. On regardait alors les entrailles des animaux farcies de sang et de graisse comme un mets très-distingué (c'était du boudin). A cette époque, et sans doute longtemps auparavant, la poésie et la musique s'étaient associées aux délices des repas. Des chantres vénérés célébraient les merveilles de la nature, les amours des dieux et les hauts faits des fpierriers; ils exer- HISTOIRE DE LA CUiSIAE. 295 raient une espèce de sacerdoce, et il est probable (pie le divin Homère lui-même était issu de quelques-uns de ces hommes favorisés du ciel ; il ne se fût point élevé si haut si ses études poétiques n'avaient pas commencé dès son enfance. Madame Dacier remarque qu'Homère ne parle de viande bouillie en aucun endroit de Ses ouvrages. Les Hébreux étaient plus avancés, à cause du séjour qu'ils avaient fait en Egypte; ils avaient des vaisseaux qui allaient sur le feu; et c'est dans un vase pareil que fut faite la soupe que Jacob vendit si cher à son frère Ésaii. Il est véritablement difficile de deviner comment l'homme est parvenu à travailler les métaux; ce fut, dit-on, Tubal-Caïn qui s'en occupa le premier. Dans l'état actuel de nos connaissances, des métaux nous servent à traiter d'autres métaux; nous les assujettissons avec des j)inces en fer, nous les forgeons avec des marteaux de fer; nous les taillons avec des limes d'acier; mais je n'ai encore trouvé personne qui ait pu m'expliquer comment fut faite la première pince et forgé le premier marteau. FESTINS DES ORIENTAUX. DES GRECS. 126. La cuisine fit de grands progrès quand on eut, soit en airain, soit en poterie, des vases qui résistèrent au feu. On put assaisonner les viandes, faire cuire les légumes; on eut du bouillon, du jus, des gelées; toutes ces choses se suivent et se soutiennent. Les livres les plus anciens qui nous restent font mention honorable des festins des rois d'Orient. Il n'est pas difficile de croire que des monarques qui régnaient sur des pays si fertiles en toutes choses , et surtout en épiceries et en parfums , eus- sent des tables somptueuses; mais les détails nous manquent. 296 MÉDITATION XXVll. On suit seulement que Cadmus, qui ap]>ortu l'écriture en Grèce, avait été cuisinier du roi de Sidon. Ce fut cliez ces peuples voluptueux et mous que s'introduisit ta coutume d'entourer de lits les tables des Festins, et de manger cou du;. Ce raltinement, qui tient de la tiiiblesse, ne hit pas partout également bien reçu. Les peuples qui faisaient un cas parti- culier de la force et du courage, ceux cbez qui la frugalité était une vertu, le repoussèrent longtemps; mais il fut adopté il Athènes, et cet usage fut longtemps général dans le monde civilisé. La cuisine et ses douceurs furent en grande faveur chez les Athéniens, peuple élégant et avide de nouveautés : les rois, les particuliers riches, les poètes, les savants, donnèrent l'exemple, et les philosophes eux-mêmes ne crurent pas devoir se refuser a des jouissances puisées au sein de la nature. Après ce qu'on lit dans les anciens auteurs, on ne peut pas douter que leurs festins ne fiiasent de véritables fêtes. HISTOIRE DE LA CUISINE. 297 La chasse, lu pêche el le commerce leur procuraient une {grande partie des ohjets qui passent encore pour excellents, et la concurrence les avait fait monter ù un prix excessif. Tous les arts concouraient ii l'ornement de leurs tables, autour desquelles les convives se rangeaient, couches sur des lits couverts de riches tapis de pourpre. On se faisait une étude de donner encore plus de prix a la bonne chère par une conversation «{j^éable, et les propos de table devinrent une science. Les chants , qui avaient lieu vers le troisième service, perdirent leur sévérité antique; ils ne furent plus exclusivement employés ii célébrer les dieux, les héros et les faits his- toriques : on chanta l'amitié, le plaisir et l'amour, avec une douceur et une harmonie auxquelles nos lan- gues sèches et dures ne pourront jamais atteindre. Les vins de la Grèce, que nous trouvons encore excellents, avaient éle examinés et classés par les gourmets, à commencer par les plus doux jusqu'aux plus fumeux ; dans certains repas, on en parcourait l'écltelle tout entière, et, an contraire de ce qui se fait aujourd'hui, les verres grandissaient en raison de la bonté du vin qui y était versé. Les plus jolies femmes venaient encore embellir ces réunions voluptueuses : des danses, des jeux et des divertissements de toute espèce prolongeaient les plaisirs de la soirée. On respirait la volupté por tous les pores; et plus d'un Aristi|)j s, arrivé sous la bannière de Platon, ftt retraite sous celle d'Épicure. Les savants s'empressèrent à l'envi d'écrire sur un art qui procurait de si douces jouissances. Platon, Athénée et plu- sieurs autres nous ont conservé leurs noms. Mais, hélas! leurs ouvrages sont perdus; et s'il faut surtout en regretter quel- 298 MÉDITATION XXVII. qu'un , ce doit être la Gastronomie d*Achestrade, qui ftit l'ami d'un des fils de Périclès. « Ce grand écrivain, dit Théotime, avait parcouru les terres et les mers pour connaître par lui-même ce qu'elles produisent de meilleur. Il s'instruisait dans ses voyages, non des mœurs des peuples, puisqu'il est impossible de les changer, mais il entrait dans les laboratoires où se préparent les délices de la table, et il n'eut de commerce qu'avec les hommes utiles à ses plaisirs. Son poëme est un trésor de science, et ne contient pas un vers qui ne soit un précepte. » Tel fiit l'état de la cuisine en Grèce; et il se soutint ainsi jusqu'au moment où une poignée d'hommes, qui étaient venus s'établir sur les bords du Tibre, étendit sa domination sur les peuples voisins, et finit par envahir le monde. FKSTINS DKS ttOMAlNS. 127. La bonne chère fut inconnue aux Romains tant qu'ils ne combattirent que pour assurer leur indépendance ou pour subjuguer leurs voisins, tout aussi pauvres qu'eux. Alors leurs généraux conduisaient la charrue, vivaient de légumes, etc. Les historiens frugivores ne manquent pas de louer ces temps primitifs, où la frugalité était en grand honneur. Mais quand leurs conquêtes se lurent étendues en Afrique, en Sicile et en Grèce; quand ils se furent régalés aux dépens des vaincus dans des pays où la civilisation était plus avancée, ils empor- tèrent à Rome des préparations qui les avaient charmés chez les étrangers, et tout porte à croire qu'elles y fiirent bien reçues. Les Romains avaient envoyé à Athènes une députation pour en rapporter les lois de Solon ; ils y allaient encore pour étu- dier les belles-lettres et la philosophie. Tout en polissant letirs HISTOIRE DE LA CUISIiNE. 299 mœurs y ils connurent les délices des festins; et les cuisiniers arrivèrent à Rome avec les orateurs , les philosophes , les rhé- teurs et les poètes. Avec le temps et la série de succès qui firent affluer à Rome toutes les richesses de Tunivers , le luxe de la table ftit poussé à un point presque incroyable. On goûta de tout, depuis la cigale jusqu'à l'autruche, depuis le loir jusqu'au sanglier * ; tout ce qui peut piquer le goût fut essayé comme assaisonnement ou employé comme tel, des substances dont nous ne pouvons pas concevoir l'usage, comme Tassa-fœtida, la rue, etc. L'univers connu fut mis à contribution par les armées et les voyageurs. On apporta d'Afrique les pintades et les truffes, les lapins d'Espagne, les faisans de la Grèce, où ils étaient venus des bords du Phase, et les paons de l'extrémité de l'Asie. Les plus considérables d'entre les Romains se firent gloire d'avoir de beaux jardins où ils firent cultiver non-seulement les fruits anciennement connus, tels que les poires, les pom- mes, les figues, le raisin, mais encore ceux qui fiirent apportés de divers pays, savoir : l'abricot d'Arménie, la pèche de Perse, le coing de Sidon, la framboise des vallées du mont Ida, et la cerise, conquête de Lucullus dans le royaume de Pont. Ces importations, qui eurent nécessairement lieu dans des circon- * Glires Fàusi. — Glires isicio porcino, item pulpis ex omni glirium membro tritisy cum pipcre y nucleisy lasere, liquamine y farcies glires , et sutos in tegulà positosy tnittes in furnuniy aut farsos in clibano coques, Le. laient lectt-sternùim, était-elle plus commode, était-elle plus favorable que celle que nous avons adoptée, ou plutôt reprise? ,1e ne le crois pas. Physiquement envisagée, l'incuhitation exige un certain déploiement de forces pour garder l'équilibre, et ce n'est pas 304 MÉDITATION XXVIl. sans quelque douleur que le poids d'une partie du corps porte sur Farticulation du bras. Sous le rapport physiologique, il y a bien aussi quelque chose à dire : Timbuccation se fait d'une manière moins natu- relle; les aliments coulent avec plus de peine et se tassent moins dans l'estomac. L'ingestion des liquides ou l'action de boire était surtout bien plus difficile encore ; elle devait exiger une attention par- ticulière pour ne pas répandre mal à propos le vin contenu dans ces larges coupes qui brillaient sur la table des grands; et c'est sans doute pendant le règne du lecti-sternium qu'est né le proverbe qui dit que de la coupe à la bouche il y a souvent bien du vin perdu. Il ne devait pas être plus facile de manger proprement quand on mangeait couché, surtout si l'on fait attention que plusieurs des convives portaient la barbe longue , et qu'on se servait des doigts, ou tout au plus du couteau, pour porter les morceaux à la bouche, car l'usage des fourchettes est moderne; on n'en a point trouvé dans les ruines d'Herculanum, où l'on a cependant trouvé beaucoup de cuillers. Il faut croire aussi qu'il se faisait par-ci par-la quelques outrages à la pudeur, dans des repas où l'on dépassait fré- quemment les bornes de la tempérance, sur des lits où les deux sexes étaient mêlés, et où il n'était pas rare de voir une partie des convives endormis. Nam pransus jaceo , et satur supiiiufl Pertundu tunicamque, palliumque. Aussi c'est la morale qui réclama la première. Dès que la religion chrétienne, échappée aux persécutions qui ensanglantèrent son berceau, eut acquis quelque influence, ses ministres élevèrent la voix contre les excès de l'intempé- rance. Ils se récrièrent contre la longueur des repas, où l'on violait tous leurs préceptes en s'entourant de toutes les voluptés. Voués par choix à un régime austère, ils placèrent la gour- mandise parmi les péchés capitaux, critiquèrent amèrement la HISTOIRE DE LA CUISINE. 305 promiscuité des sexes, et atta(|uèrei)t surtout l'usage de manger sur des lits, usiige qui leur parut le résultat d'une mollesse coupable et la cause principale des abus qu'ils déploraient. Leur voix menaçante fut entendue : les lits cessèrent d'orner la salle des festins, on revint à l'ancienne manière de maujjer en état de session; et, par un rare bonheur, cette réforme, ordonnée par la morale, n'a point tourné au détriment du plaisir. 130. A l'époque dont nous nous occupons, la poésie conviviale subit une modification nouvelle, et prit, dans la boucbe d'Ho- race, de Tibulle et autres auteurs à peu près contemporains, une langueur et une mollesse que les Muses grecques ne con- naissaient pas. Diilcc rideiitepi LaUgeiu amabo, Diilce locgiientem. Pnnde, piiella, pande cnpilluloi! FJavos, lucentes ut aurum nitidun Panilc, puclla, colloin candidiim Prodiirlum I>ciie cnndidu humerii MÉDITATION XXVII. IKRLPTJON DES DARBAIIES. 131. ES cinq ou six siècles que nous venons de pnrcourir eu un petit nombre de j»a,<;es furent (es beaux temps pour la cuisine, ainsi que pour ceux qui l'ai- ment et ta cultivent; mais l'arrivée, ou plutôt l'irruption des peuples du Nord, changea tout, bouleversa tout; et ces jours de gloire furent suivis d'une longue et terrible obscurité. A l'apparition de ces étrangers, l'art alimentaire disparut avec les autres sciences, dont il est le compagnon elle conso- lateur. La plupart des cuisiniers furent massacres dans les palais qu'ils desservaient; les autres s'enfuirent pour ne pas régaler les oppresseurs de leur pays, et le petit nombre qui vint offrir ses services eut la honte de les voir refuser. Ces bouches féroces, ces gosiers brûlés, étaient insensibles aux douceurs d'une chère délicate. D'énormes quartiers de viande et de venaison, des quantités incommensurables des plus fortes boissons, su'fîsaient pour les charmer; et comme les usurpa- teurs étaient toujours armés, la plupart de ces repas dégé- néraient en orgies, et la salle des festins vit souvent couler le sanjr. Cependant il est dans la nature des choses que ce qui est excessif ne dure pas. Les vainqueurs se lassèrent enfin d'être cruels; ils s'allièrent avec tes vaincus, prirent une teinte de civihsation, et commencèrent à connaître les douceurs de la vie sociale. Les repas se ressentirent de cet adoucissement. On invita ses amis moins pour les repaitre que pour les régaler; les mitres s'aperçurent qu'on faisait quelques efforts pour leur HISTOIRE DE I.A CUISINE. 307 plaire; une joie plus décente les anima, et les devoirs de l'hos- pitalité eurent quelque chose de plus affectueux. Ces améliorations, qui auraient eu lien vers le cinquième siècle de notre ère, devinrent phis remarquables sous Gharle- magne; et on voit, par ses Gapitulaires, que ce grand roi se donnait des soins personnels pour que ses domaines pussent fournir au luxe de sa table. Sous ce prince et sous ses successeurs , les fêtes prirent une tournure à la fois galante et chevaleresque; les dames vinrent embellir la cour; elles distribuèrent le prix de la valeur; et II 'f % Il l'on vit le faisan aux pattes dorées et le paon à la queue épa- nouie portés sur les tables des princes par des pages chamarrés d'or, et par de gentes pucelles chez qui l'innccence n'excluait pas toujours le désir de plaire. Remarquons bien que ce fiit pour la troisième fols que les femmes, séquestrées chez les Grecs, chez les Romains et chez les Francs, furent appelées à faire l'ornement de leurs ban- 308 MÉDITATION XXVII. quets. Les Ottomans seuls ont résisté à l*appel ; mais d'effroya- bles tempêtes menacent ce peuple insociable, et trente ans ne s'écouleront pas sans que la voix puissante du canon ait proclamé l'émancipation des t)dalisques. Le mouvement une fois imprimé a été transmis jusqu'à nous, en recevant une forte progression par le choc des générations. Les femmes, même les plus titrées, s'occupèrent, dans Tin-, térieur de leur maison, de la préparation des aliments, qu'elles regardèrent comme faisant partie des soins de l'hospitalité, qui avait encore lieu en France vers la fin du dix-septièmé siècle. Sous leurs jolies mains les aliments subirent quelquefois des métamorphoses singulières : l'anguille eut le dard du serpent, le lièvre les oreilles d'un chat, et autres joyeusetés pareilles. Elles firent grand usage des épices que les Vénitiens commen- cèrent à tirer de l'Qrient, ainsi que des eaux parfumées qui étaient fournies par les Arabes, de sorte que le poisson fut quelquefois cuit à l'ôau de rose. Le luxe de la table consistait surtout dans l'abondance des mets; et les choses allèrent si loin , que nos rois se crui*ent obligés d'y mettre un frein par des lois somptuaires qui eurent le même sort que celles ren- dues en pareille matière par les législateurs grecs et romains. On en rit, on les éluda, on les oublia, et elles ne restèrent dans les livres que comme monuments historiques. On continua donc à faire bonne chère tant qu'on put, et surtout dans les abbayes , couvents et moutiers , parce que les richesses affectées à ces établissements étaient moins exposées aux chances et aux dangers des guerres intérieures qui ont si longtemps désolé la France. Étant bien certain que les dames françaises se sont toujours plus ou moins mêlées de ce qui se faisait dans leur cuisine, on doit en conclure que c'est à leur intervention qu'est due la prééminence indisputable qu'a toujours eue en Europe la cui- sine française, et qu'elle a principalement acquise par une quantité immense de préparations recherchées , légères et friandes, dont les femmes seules ont pu concevoir l'idée. HISTOIRE DE LA CUISINE. 309 J*ai dit qu'on faisait bonne chère tant quon pouvait; mais on ne pouvait pas toujours. Le souper de nos rois eux-mêmes était quelquefois abandonné au hasard. On sait qu'il ne fut pas toujours assuré pendant les troubles civils; et Henri IV eût fait un soir un bien maigre repas, s'il n'eût eu le bon esprit d'ad- mettre à sa table le bourgeois possesseur heureux de la seule dinde qui existât dans une ville où le roi devait passer la nuit. Cependant la science avançait insensiblement : les cheva- liers croisés la dotèrent de l'échalote arrachée aux plaines d'Ascalon; le persil fat importé d'Italie; et longtemps avant Louis IX, les charcutiers et saucissiers avaient fondé sur la manipulation du porc un espoir de fortune dont nous avons eu sous les yeux de mémorables exemples. Les pâtissiers n'eurent pas moins de succès; et les produits de leur industrie figuraient honorablement dans tous les fes- tins. Dès avant Charles IX ils formaient une corporation con- sidérable ; et ce prince leur donna des statuts où l'on remarque le privilège de fabriquer le pain à chanter messe. Vers le milieu du dix-septième siècle, les Hollandais appor- tèrent le café en Europe*. Soliman Aga, ce Turc puissant dont raffolèrent nos trisaïeules, leur en fit prendre les pre- mières tasses en 1660; un Américain en vendit publiquement à la foire de Saint-Germain en 1670; et la rue Saint-André des Arts eut le premier café orné de glaces et de tables de marbre, à peu près comme on les voit de nos jours. Alors aussi le sucre commença à poindre * ; et Scarron , en 1 Parmi les Enrojiéens, les Hollandais furent le.s premiers qui tirèrent d'Arabie des plants du cafier, qu'ils transportèrent a Batavia, et qu'ils appor- tèrent ensuite en Europe. M. de Reissont, lieutenant général d'artillerie, en fit venir un pied d'Amster- dam, et en fit cadeau au Jardin du roi : c'est le premier qu'on ait vu à Paris. Cet arbre, dont M. Jussieu a fait la description, avait, en 16i3, un pouce de diamètre et cinq pieds de hauteur : le fruit est fort joli, et ressemble un peu à une cerise. 2 Quoi qu ait dit Lucrèce, les anciens ne connurent pas le sucre. Le sucre est un produit de l'art; et sans la cristallisation, la canne ne donnerait qu'une boisson fade et sans utilité. 310 MÉDITATION XXVII. se ptai{;naiit de ce que sa sœur avait, i>ar avarice, fuit rétrécir les trous de son sucrier, nous o du moins appris que d^ son temps ce meuble était usuel. C'est encore dans le dix-septième siècle que l'usage de l'eau- de-vie commença à se répandre. La distillation, dont la pre- mière idée avait été apportée par les croisés, était jusque-lit demeurée un arcane qui n'était connu que d'un petit nombre d'adeptes. Vers le commencement du règne de Louis XIV, les alambics commencèrent à devenir communs, mais ce n'est que sous Louis XV que cette boisson est devenue vroiment populaire; et ce n'est que depuis peu d'années que de tâton- nements en tâtonnements on est venu à obtenir de l'alcool en une seule opération. C'est encore vers la même époque qu'on commença ii user de tabac; de sorte que le sucre, le café, l'eau-de-vie et le tabac, ces quatre objets si importants soit au commerce, soit à la richesse fiscale, ont à peine deux siècles de date. SIÈCLES OE I.OllS XIV ET DE LOTIS XV. 13-2. E fut sous CCS auspices que commença le siècle de Louis XIV; et sous ce règne bril- lant la science des festins obéit à l'impul- sion progressive qui fit avancer toutes les autres sciences. On n'a point encore perdu la mémoire de ces fêtes qui firent accourir toute l'Europe, ni de ces tournois où brillèrent pour la dernière fois les lances que la baïonnette a si énergiqnement remplacées, et ces armures chevaleresques, faibles ressources contre la brutalité du canon. Toutes ces fêtes se terminaient par de somptueux banquets, qui en étaient comme le couronnement ; car telle est la cotisti- HISTOIRE DE LA CUISINE. 311 tution de rhomme, qu'il ne peut point être tout à fait heureux quand son goût n'a point été gratifié; et ce besoin impérieux a soumis jusqu'à la grammaire, tellement que, pour exprimer qu'une chose a été faite avec perfection, nous disons qu'elle a été faite avec goût. Par une conséquence nécessaire, les hommes qui présidèrent aux préparations de ces festins devinrent des hommes consi- dérables, et ce ne fut pas sans raison; car ils durent réunir bien des qualités diverses, c'est-à-dire le génie pour inventer, le savoir pour disposer, le jugement pour proportionner, la sagacité pour découvrir, la fermeté pour se faire obéir, et l'exactitude pour ne pas faire attendre. Ce fnt dans ces grandes occasions que commença à se déployer la magnificence des surtouts, art nouveau qui, réu- nissant la peinture et la sculpture, présente à l'œil un tableau agréable et quelquefois un site approprié à la circonstance ou au héros de la fête. C'était là le grand et même le gigantesque de l'art du cui- sinier; mais bientôt des réunions moins nombreuses et des repas plus fins exigèrent une attention plus raisonnée et des soins plus minutieux. Ce fut au petit couvert, dans le salon des favorites , et aux soupers fins des courtisans et des financiers, que les artistes firent admirer leur savoir, et, animés d'une louable émulation, cherchèrent à se surpasser les uns les autres. Sur la fin de ce règne, le nom des cuisiniers les plus fameux était presque toujours annexé à celui de leurs patrons : ces derniers en tiraient vanité. Ces deux mérites s'unissaient; et les noms les plus glorieux figurèrent dans les livres de cuisine à côté des préparations qu'ils avaient protégées , inventées ou mises au monde. Cet amalgame a cessé de nos jours : nous ne sommes pas moins gourmands que nos ancêtres, et bien au contraire; mais nous nous inquiétons beaucoup moins du nom de celui qui règne dans les souterrains. L'applaudissement par inclina- 312 MÉDITATION XXVII. tion de l*oreiUe gauche est le seul tribut d'admiration que nous accordons à l*artiste qui nous enchante; et les restaurateurs, c'est-à-dire les cuisiniers du public, sont les seuls qui obtien- nent une estime nominale qui les place promptement au rang des grands capitalistes. Utile dulci. Ce fut pour Louis XIV qu'on apporta des Échelles du Levant l'épine d'été, qu'il appelait la bonne poire; et c'est à sa vieil- lesse que nous devons les liqueurs. Ce prince éprouvait quelquefois de la faiblesse, et cette difficulté de vivre qui se manifeste souvent après l'âge de soixante ans; on unit l'eau-de-vie au sucre et aux parfums, pour lui en faire des potions qu'on appelait^ suivant l'usage du temps, potions cordiales. Telle est l'origine de l'art du liquoriste. Il est à remarquer qu'à peu près vers le même temps l'art de la cuisine florissait à la cour d'Angleterre. La reine Anne était très-gourmande; elle ne dédaignait pas de s'entretenir avec son cuisinier, et les dispensaires anglais contiennent beaucoup de préparations désignées [after queens Annfashion) à la manière de la reine Anne. La science, qui était restée stationnaire pendant la domina- tion de madame de Maintenon, continua sa marche ascension- nelle sous la régence. Le duc d'Orléans, prince spirituel et digne d'avoir des amis, partageait avec eux des repas aussi fins que bien entendus. Des renseignements certains m'ont appris qu'on y distinguait surtout des piqués d'une finesse extrême , des matelotes aussi appétissantes qu'au bord de l'eau, et des dindes glorieusement truffées. Des dindes truffées ! ! ! dont la réputation et le prix vont toujours croissant! Astres bénins dont l'apparition fait scin- tiller, radier et tripudier les gourmands de toutes les catégories. Le règne de I^ouis XV ne fut pas moins favorable à l'art alimentaire. Dix-huit ans de paix guérirent sans peine toutes les plaies qu'avaient faites plus de soixante ans de guerre; les HISTOIRE DE LA CUISINE. 313 richesses créées par Tindustrie, et répandues par le commerce ou acquises par les traitants, firent disparaître l'inégalité des fortunes, et l'esprit de convivialité se répandit dans toutes les classes de la société. C'est à dater de cette époque ' qu'on a établi généralement, dans tous les repas, plus d'ordre, de propreté, d'élégance, et ces divers raffinements qui, ayant toujours été en augmentant jusqu'à nos jours, menacent maintenant de dépasser toutes les limites et de nous conduire au ridicule. Sous ce règne encore, les petites maisons et les femmes entretenues exigèrent des cuisiniers des efforts qui tournèrent au profit de la science. On a de grandes facilités quand on traite une assemblée nombreuse et des appétits robustes ; avec de la viande de bou- cherie, du gibier, de la venaison et quelques grosses pièces de poisson, on a bientôt composé un repas pour soixante personnes. Mais pour gratifier des bouches qui ne s'ouvrent que pour minauder, pour allécher des femmes vaporeuses, pour émou- voir des, estomacs de papier mâché et faire aller des efflan- qués chez qui l'appétit n'est qu'une velléité toujours prête à ' D'nprès les informations que j*ni prises auprès des habitants de plusieurs départements, vers 1740 un dîner de dix personnes se composait comme il suit ; ile bouilli; une entrée de veau cuit dans son jns ; un hors d*œuvre. / un dindon; un plat de légumes ; une salade; \ une crème (quelquefois). Idu fromai^c ; du fruit; un pot de confitures. On ne changeait que trois fois d'assiettes, savoir : après le potage, au second service et an dessert. On servait très-rarement du café, mais assez souvent du ratafia de cerises ou ^'œillets, qu*on ne connaissait que depuis peu de temps. 40 service . • • • • 314 MÉDITATION XXVII. s'éteindre, il faut plus de génie, plus de pénétration et plus de travail que pour résoudre un des plus difficiles problèmes de géométrie de l'iufini. 133. BBivÉ nnaintenant au règne de Louis XVI et aux jours de la Révo- lution, nous ne nous tramerons pas minutieusement sur les détails des changements dont nous avons été témoins; mais nous nous contente- n, rons de signaler à grands traita les diverses améliorations qui, depuis 1774, ont eu lieu dans la science des festins. Ces améliorations ont eu pour objet la partie naturelle de l'art, ou les mœurs et institutions sociales qui s'y rattucbent; et quoique ces deux ordres de choses agissent l'un sur l'autre avec une réciprocité continuelle, nous avons cru devoir, pour plus de clarté, nous en occuper séparément. AUËLIORATION SOUS LK RAPPORT DE l'aRT. 134. Toutes les professions dont le résultat est de préparer ou de vendre les aliments, telles que cuisiniers, traiteurs, pâtis- siers, confiseurs, magasins de comestibles et autres pareilles, se sont multipliées dans des proportions toujours croissantes; et ce qui prouve que celte augmentation n'a eu lieu que d'après des besoins réels, c'est que leur nombre n'a point nui à leur prospérité. , La physique et la cliimie ont été appelées au secours de l'art alimentaire : les savants les plus distingués n'ont point HISTOIRE DE LA CUISINE. 315 cru au-dessous d'eux de s'occuper de nos premiers besoins, et ont introduit des perfectionnements depuis le simple pot-au-feu de l'ouvrier jusqu'à ces mets extractifs et transparents qui ne sont servis que dans l'or ou le cristal. Des professions nouvelles se sont élevées; par exemple, les pâtissiers de petit four, qui sont la nuance entre les pâtissiers proprement dits et les confiseurs. Ils ont dans leur domaine les préparations où le beurre s'unit au sucre, aux œufs, à la fécule, telles que les biscuits, les macarons, les g[ateaux parés, les meringues et autres friandises pareilles. L'art de conserver les aliments est aussi devenu une profes- sion distincte, dont le but est de nous offrir dans tous les temps de l'année les diverses substances qui sont particulières à chaque saison. L'horticulture a fait d'immenses progrès, les serres chaudes ont mis sous nos yeux les fruits des tropiques; diverses espèces de légumes ont été acquises par la culture ou l'importation, et entre autres l'espèce de melons cantaloups qui , ne produi- sant que de bons fruits, donne aussi un démenti journalier au proverbe ' . On a cultivé, importé et présenté dans un ordre régulier les vins de tous les pays : le madère qui ouvre la tranchée, les vins de France qui se partagent les services, et ceux d'Espagne et d'Afrique qui couronnent l'œuvre. La cuisine française s'est approprié des mets de préparation étrangère, comme le karik et le beefsteak; des assaisonne^ ments, comme le caviar et le soy; des boissons, comme le punch, le négus et autres. Le café est devenu populaire : le matin comme aliment , et après diner comme boisson exhilarante et tonique. On a ' Il faut en essayer cinquante Avant que d'en trouver un bon. Il parait que les melons tels que nous les cultivons n'étaient pas connus des Romains ; ce qu'ils appelaient melo et pepo n'étaient que des concombres qu'ils mangeaient avec des sauces extrêmement relevées. Apicids^ De re coquinariAs 3IG MÉDITATION XXVIl. iiiventû u>ic grande diversîtt! de vases, ustensiles et autres accessoires, qui donnent au repns une teinte plus ou moins marquée de luxe et de festivitë; de sorte que les étrangers qui arrivent à Paris trouvent sur les tables beaucoup d'objets dont ils ignorent le nom et dont ils n'osent souvent pas demander l'usage. Et de tous ces faits ou peut tirer la conclusion générale que, au moment où j'écris ces lignes, tout ce qui précède, accompagne ou suit les festins est traité avec un ordre, une méthode et une tenue qui marquent une envie de plaire tout , à fait aimable pour les convives. • PKKFli:CTIO^^bHENTS. 135 On u ressuscité du grec le mot gastronomie; il a paru doux aux oreilles françaises, et quoi- qu'à peine compris, il a suffi de le prononcer pour porter sur toutes les physionomies le sou- rire de rbiUiritc. On a commencé ù sé|>arer la {gourmandise de la voracité et de la goinfrerie; on l'a regardée comme un penchant qu'on pouvait avouer, comme une qualité sociale, agréable ù l'am- phitryon, profitable au convive, utile ù la science, et on a mis les gourmands ù côté de tous les autres amateurs qui ont aussi un objet connu de prédilection. Un esprit général de convivialité s'est répandu dans toutes les dusses de lu société; les réunions se sont mnltiphées, et chacun, en régalant ses amis, s'est efForcé de leur offrir ce qu'il avait remarque de meilleur dans les zones supérieures. Pur suite du plaisir qu'on a trouvé à être ensemble, on n HISTOIRE DE LA CUISINE. 317 adopté pour le temps une division plus commode, en donnant aux at^taires le temps qui s'écoule depuis le commencement du jour jusqu'il sa chute, et en destinant le surplus aux plaisirs qui accompagnent et suivent les festins. On a institué les déjeuners ù la Fourctietle , repas qui a un caractère particulier par les mets dont il est composé, pur la gaieté qui y règne, et par la toilette négligée qui y est tolérée. On a donné des thés, genre de comessation tout ii Biit extraordinaire, en ce que, étant offerte a des personnes qui ont bien diné, elle ne suppose ni l'appétit ni la soif; qu'elle n'a pour but que la distraction, et pour base que !a friandise. On a créé les banquets pohtiques , qui ont constamment eu lieu depuis trente ans toutes les fois qu'il a été nécessaire d'exercer une influence actuelle sur un grand nombre de volon- tés ; repas qui exigent une grande chère , ù laquelle on ne fait pas attention , et où le plaisir n'est compté que pour mémoire. EnBn les restaurateurs ont paru : institution tout à fait nouvelle qu'on n'a point assez méditée, et dont l'effet est tel, que tout homme qui est maître de trois ou quatre pistoles peut immédiatement, infailliblement, et sans autre peine que celle de désirer, se procurer toutes les jouissances positives dont le goiit est susceptible. MEDITATION XXVIII. DES RESTAURATEURS. 136. N restaurateur est celui dont le coni- I merce consiste à offrir nu public un fes- tin toujours prêt, et dont les mets se détaillent en portions à prix Gxe, sur la demande des consommateurs. L'établissement se nomme restaurant; celui qui le dirige est le restaurateur. On appelle simplement carte l'état nominatif des mets, avec l'indication du prix, et carie à payer la note de la quantité des mets fournis et de leur prix. Parmi ceux qui accourent en foule cliez les restaurateurs , il en est peu qui se doutent qu'il est impossible que celui qui créa le restaurant ne fut pas un homme de génie et un obser- vateur profond. DES RESTAUHATEimS. 319 Nous allons aider la paresse, et suivre la filiation des idées dont la succession dut amener cet établissement si usuel et si commode. KTABLISSKIIKNT. 137. ERS 1770, après les jours glorieux de Louis XIV, les roueries de la rcyence et ia lonjjue tranquillité du ministère du cardinal de Fieury, les étrangers n'a- vaient encore à Paris que bien peu de ressources sous le rapport de la bonne cbère. Ils étaient forcés d'avoir recours à la cuisine des auber- fjistes, qui était {généralement mauvaise. Il existait quelques hôtels avec table d'hote, qui, à peu d'exceptions près, n'of- fraient que le strict nécessaire, et qui d'ailleurs avaient une heure fixe. On avait bien la ressource des traiteurs ; mais ils ne livraient que des pièces entières, et celui qui voulait régaler quelques amis était forcé de commander à l'avance, de sorte que ceux qui n'avaient pas le bonheur d'être invités dans quelque mai- son opulente, quittaient la grande ville sans connaître les ressources et les délices de la cuisine parisienne. Un ordre de cltoses qui ble:9sait des intérêts si journaliers ne pouvait pas durer, et déjà quelques penseurs rêvaient une améboration. Enfin il se trouva un homme de tête qui jugea qu'une cause aussi active ne pouvait rester sans effet ; que le même besoin se reproduisant chaque jour vers les mêmes heures , les consom- mateurs viendraient en foule là où ils seraient certains que ce besoin serait a^jréablement satisfait; que si l'on détachait une aile de volaille en faveur du premier venu, il ne manquerait pas de s'en présenter un second qui se contenterait de la 320 S1ÉD1TA.T10S XXVIII. cuisse; que l'abscision d'une première tranche dans l'obscurité de la cuisine ne déshonorerait pas le restant de la pièce; «ju'on ne re{;arderait pas à une léjjère augmentation de paye- ment quand on aurait été bien, promptement et proprement servi; qu'on n'en finirait jamais dons un détail nécessaire- ment considérable, si les convives pouvaient disputer sur le prix et la qualité des plats qu'ils auraient demandés; que d'ailleurs la variété des mets, combinée avec la fixité des prix, aurait l'avanta^je de pouvoir convenir à toutes les fortunes. Cet homme pensa encore à beaucoup de choses qu'il est facile de deviner. Celui-là fut le premier reslauruteiir, et créa une profession qui commande à là fortune toutes les fois que celui qui l'exerce a de la bonne foi , de l'ordre et de l'habileté. AVANTAGES '.inoPTiON des restaurateurs, qui de France a fait le tour de l'Europe, est d'un avan- tage extrême pour tons les citoyens, et ' d'une {{rande importance pour 1» science. 1° Par ce movc», tout homme peut diner à l'heure qui lui cDnvient, d'après les circonstances où il se trouve placé par ses affaires ou ses plaisirs; 1" Il est certain de ne pas outre-passer la somme qu'il a jugé à propos de fixer pour son repas, parce qu'il sait d'avance le prix de chaque plat qui lui est servi; 3° Le compte étant une fois fait avec sa bourse, le consom- mateur peut, à sa volonté, faire un repus solide, délicat ou fi'iand, l'arroser des meilleurs vins français ou étrangers, l'aromatiser de moka et le parfumer des liqueurs des deux inondes, sans autres limites que la vi{;iieur de son appétit ou DES RESTAURATEURS. 321 la capacité de son estomnc. Le salon d'un restaurateur est l'Eden des fjourtnands; 4" C'est encore une chose extrêmement commode pour les voyageurs, pour les étrangers, pour ceux dont lu Famille réside momentanëmeiit a la campagne, et pour tous ceux, en un mot, qui n'ont point de cuisine chez eux, ou qui en sont momentanément privés. Avant l'époqtie dont nous avons parlé (1770), les gens riches et puissants jouissaient presque exclusivement de deux grands avantages : ils voyageaient avec rapidité et faisaient constamment bonne chère. L'établissement des nouvelles voitures qui font cinquante lieues en vingt-quatre heures a effacé le premier privilège; l'établissement des restaurateurs a détruit le second; par eux, la meilleure chère est devenue populaire. Tout homme qui peut disposer de quinze à vingt Irancs, et qui s'assied à la table d'un restaurateur de première classe, est aussi bien et même mieux traité que s'il était à la table aâ2 ÎIKDITATIO?) XXVIII. (l'un prince; cur le festin qui s'ofFre à lui est tout aussi splen- tlidc, et iiyuut en outre tous les mets à commundement , i) n'est yéné por aucune considération personnelle. E salon d'un restaurateur, examiné avec un pcti de détail, ofFre a l'œil scrutii- teur du philosophe un tableau di^jne de son intérêt par la variété des situations qu'il rassemble. I.c fond est occupé par la foule des consommateurs solitaires, qui comman- dent à luuiLc voix, attendent avec iin|)atiencc, nianfjent avec précipitation, payent et s'en vont. On y voit des familles voyageuses qui, contentes d'un repas frugal, rai(juisont cependant par quelques mets qui leur étaient inconnus, et paraissent jouir avec plaisir d'un spectacle tout a fait nouveau pour elles. Prés de là sont deux époux parisiens : on les distingue par le chapeau et le schall suspendus .sur leur tête; on voit que depuis longtemps ils n'ont plus rien à se dire; ils ont fait la partie d'aller à quelque petit s]>ectacle, et il y a à parier que l'un des deux y dormira. Plus loin sont deux amants ; on en juge par l'empressement de l'un, les petites mignardises de l'autre et la gourmandise de tous les deux. Le plaisir brille dans leurs yeux; et par le choix qui préside à la composition de leur repas, le présent sert a deviner le passé et à prévoir l'avenir. Au centre est une table meublée d'habitués qui, le plus souvent, obtiennent un rabais et dînent à prix fixe. Ils con- naissent par leur nom tous les garçons de salle, et ceux-ci leur ' indiquent en secret ce qu'il y a de plus frais et de plus non- DES KESTALEÏATEIRS. ;ïâ3 venu; ils sont lii comme un fonds de nia(;usin, comme un centre nutnnr duquel les groupes viennent se former, ou, pour mieux dire, connue les canards privés dont on se sert en Itre- litj^ne pour attirer les canards sanv:if;es. On y rencontre aussi des individus dont tout le monde connaît la Bgure, et dont ])ersonne ne sait le nom. Ils sont à l'aise comme chez eux, et clicrclient assez souvent ii enga^jer la conversation avec leurs voisins, lis appartiennent a quel- (|ues-iines de ces espèces qu'on ne rencontre qu'à Paris, et qui, n'ayant ni propriété, ni capitaux, ni industrie, n'en font pas moins une forte dépense. EniJn, on aperçoit çù et lii des étrangers, et surtout des Anglais; ces derniers se bourrent de viandes à portions dou- bles, demandent tout ce qu'il y a de plus cber, boivent les vins les plus fumeux , et ne se retirent pas toujours sans aides. Un peut vérifier cliaqiie jour l'exactitude de ce tableau, et s'il est fait pour piquer la curiosité, peut-être pourrait-il affliger la morale. 324 MÉDITATION XXVIII. inconvi^:nients. uo. • Nul doute que Toccasion et la toute-puissance des objets présents n'entraînent beaucoup de personnes dans des dépenses qui excèdent leurs facultés. Peut-être les estomacs délicats lui doivent-ils quelques indigestions, et la Vénus infime quelques sacrifices intempestifs. Mais ce qui est bien plus funeste pour Tordre social , c'est (jue nous regardons comme certain que la réfection solitaire renforce Tégoïsme, habitue l'individu à ne regarder que soi, à s'isoler de tout ce qui l'entoure, à se dispenser d'égards; et, par leur conduite, avant, pendant et après le repas, dans la société ordinaire, il est facile de distinguer, parmi les convives, ceux qui vivent habituellement chez le restaurateur '. É Ml] L ATI ON. 141. Nous avons dit que l'établissement des restaurateurs avait été d'une grande importance pour l'établissement de la science. Effectivement, dès que l'expérience a pu apprendre qu'un seul ragoût éminemment traité suffisait pour faire la fortune de l'inventeur, l'intérêt, ce puissant mobile, a allumé toutes les imaginations et mis en œuvre tous les préparateurs. L''analyse a découvert des parties esculentes dans des sub- stances jusqu'ici réputées inutiles; des comestibles nouveaux ont été trouvés, les anciens ont été améliorés, les uns et les ^ Entre autres, quand on fait courir une assiette pleine de morceaux tout découpés ,* ils se servent et la posent devant eux sans la passer au voisin, dont ils n'ont pas coutume de s'occuper. DES RESTATRATEURS. 325 autres ont été combinés de mille manières. Les inventions étrangères ont été importées; Timivers entier a été mis à con- tribution , et il est tel de nos repas où Ton pourrait faire un cours complet de géographie alimentaire. RESTAURATEURS A PRIX FIXE. 142. Tandis que l'art suivait ainsi un mouvement d'ascension, tant en découvertes qu'en cherté (car il faut toujours que la nouveauté se paye), le même motif, c'est-à-dire l'espoir du gain, lui donnait un mouvement contraire, du moins relati- vement à la dépense. Quelques restaurateurs se proposèrent pour but de joindre la bonne chère à l'économie, et en se rapprochant des fortunes médiocres, qui sont nécessairement les plus nombreuses, de s'assurer ainsi de la foule des consommateurs. Ils cherchaient dans les objets d'un prix peu élevé ceux qu'une bonne préparation peut rendre agréables. Ils trouvaient dans la viande de boucherie, toujours bonne à Paris, et dans le poisson de mer qui y abonde, une res- source inépuisable; et, pour complément, des légumes et des fruits, que la nouvelle culture donne toujours à bon marché. Ils calculaient ce qui est rigoureusement nécessaire pour rem- plir un estomac d'une capacité ordinaire et apaiser une soif non cynique. Ils observaient qu'il est beaucoup d'objets qui ne doivent leur prix qu'à la nouveauté ou à la saison, et qui peuvent être offerts un peu plus tard et dégagés de cet obstacle; enfin, ils sont venus peu à peu à un point de précision tel, qu'en gagnant vingt-cinq ou trente pour cent , ils ont pu donner à leurs habitués, pour deux francs, et même moins, un dîner suffisant, et dont tout homme bien né peut se contenter, puis- qu'il en coûterait au moins mille francs par mois pour tenir, 326 MÉDITATION XXVIII. dans une maison particulière, une table aussi bien fournie et aussi varice. Les restaurateurs, considérés sous ce dernier point de vue, ont rendu un service signalé à cette partie intéressante de la population de toute grande ville qui se compose des étrangers, des militaires et des employés, et ils ont été conduits par leur intérêt à la solution d'un problème qui y semblait contraire, savoir : de faire faire bonne chère, et cependant à prix mo- déré, et même à bon marché. Les restaurateurs qui ont suivi cette route n'ont pas été moins bien récompensés que leurs autres confrères : ils n'ont pas essuyé autant de revers que ceux qui étaient a l'autre extrémité de Téchelle; et leur fortune, quoique plus lente, a été plus sure; car, s'ils gagnaient moins h la fois, ils gagnaient tous les jours, et il est de vérité mathématique que, quand un nombre égal d'unités sont rassemblées en un point, elles don- nent un total égal, soit qu'elles aient été réunies par dizaines, soit qu'elles aient été rassemblées une à une. Les amateurs ont retenu les noms de plusieurs artistes qui ont brillé à Paris depuis l'adoption des restaurants. On peut citer Beauvilliers , Méot, Robert, Rose, Legacque, les frères Véry, Ilenneveu et Baleine. Quelques-uns de ces établissements ont dû leur prospérité à des causes spéciales, savoir : le Veau qui telle, aux pieds de mouton; le au gras-double sur le gril; les Frétées Provençaux , à la morue à l'ail; Very, aux entrées truf- fées; Robert, aux dîners commandés; Baleine, aux soins qu'il se donnait pour avoir d'excellent poisson ; et Hernie veu, aux boudoirs mystérieux de son quatrième étage. Mais de tous ces héros de la gastronomie, nul n'a plus le droit à une notice biographique que Beauvilliers, dont les journaux de 1820 ont annoncé la mort. DES ItESTAURATEURS. ËAiJviLLiERS,(]iti s'était cl:)hli vers 1782, a été, pendant plus de quinze ans, le pUis t'anieiix restaurateur de Paris. Le premier, it eut un salon éléyant, des [jttrçons bien mis, un caveau soigné et une cuisine supérieure : et quand plusieurs de ceux que nous avons nommés on t clierelié à l'éf^aler, il a soutenu lu lutte sans désavantage, parce qu'il n'a eu que quelques pas à faire pour suivre les pro{[rés de la science. Pendant les deux occupations successives de Paris, en 1814 et 1815, on voyait constamment devant son hàtel des véhi- cules de toutes les nations : il connaissait tous les chefs des corps étrangers, et avait fini par parler toutes leurs langues, mitant qu'il était nécessaire îi son commerce. Reauvilliers publia, vers la fin de sa vie, un ouvrage en deux volumes in-octavo, intitulé : l'Art du cuisinier. Cet ouvrage, finit d'une longue exjiérience, porte le cachet d'une pratique éclairée, et jouit encore île toute l'estime qu'on lui accorda dans sa nouveauté. Jusque-là l'art n'avait point été traité avec autant d'exactitude et de méthode. Ce livre, qui a eu phisieurs éditions, a rendu bien tacites les ouvrages qui l'ont suivi, mais ipii ne l'ont pas surpassé. Bcauvilliers avait une mémoire prodigieuse : il reconnais- sait et accueillait, après vingt ans, des personnes qui n'avaient mangé chez lui qu'une fuis ou deux : il avait aussi, dans cer- tains cas, une méthode qui lui était particuhère. Quand il savait qu'une société de gens riches éUiit rassendilée dans ses salons, il s'approchait d'un air officieux, faisant ses baise-mains, et il paraissait donner ii ses hôtes une attention toute spéciale. Il indiquait un plat qu'il ne fallait pas prendre, un autre ;t28 MÉDITATION XXVllI. pour lequel il fullait se liuter, en commandait un troisième Huquel personne ne son^ciiit, faisait venir du vin d'un caveau dont lui seul avait la clef; enfin, il prenait un ton si aimable et si erigageant, (pie tous ses articles extra avaient l'air d'être autant de graeieusetés de sa part. Mais ce rôle d'amphitryon ne durait qu'un moment; il s'éclipsait après l'avoir rempli; et peu après, l'enflure de la tarte et l'amertume du rpiart d'iieure de Rabelais montraient siitïisumment qu'on avait diiié cliez un restaurateur. Reauvilliers ovait tiiit, detiiit et refait plusieurs fois sa for- tnne; nous ne savons pas quel est celui de ces divers états où la mort l'a surpris; mais il avait de tels exutoires que nous ne jiensons pas que sa successiim ait été une dépouille «ipime. ]M. I. l'ésultc de l'examei) des cartes de divers restaurateurs de jiremiére clas.se, et notam- ment de celle des frères Véry et des Frères Provençaux, que le consommateur qui vient s'asseoir dans le salon a sons la main, comme éléments de son dîner, au moins : 12 potayes, 24 hors-d'œuvio, 15 ou 20 entrées de bcrnf, 20 entrées de mouton, .10 entrées de volaille et {jibier, 1 5 ou 20 de veai] 12 de pâtisserie, 2-4 de poisson, 15 de rots, ,')0 entremets, 50 desseits. En outre, le bienheureux gastronome peut arroser tout cela d'au moins trente espèces de vins à choisir, depuis le vin de Ronrgogne jusqu'au vin de Tokai nu du Cap; et de vingt ou DES RESTAUHATKUUS. :i29 trent<^ espèces de liqueurs parAiméesi sans compter le café et les mélanges, tels que le punch, le néf-us, le sillabud et autres pareils. Parmi ces diverses parties constituantes du diner d'u» ama- teur, les parties principales viennent de France, telles que la viande de Iioucherie, la volaille, les Fruits; d'autres sont d'imi- tation anglaise, telles que le beefsteak, le welch-rabbet , le punch , etc. ; d'autres viennent d'Allemagne, comme le sauer- kraut, le bœuf de Hambourg, les filets de la Forêt- Noire; d'autres d'Espagne, comme l'olta podrida, les garbanços, les raisins secs de Malaga, les jambons au poivre de Xerica, et les vins de bqueur; d'autres d'ItalJe, comme le macaroni, le parmesan, les saucissons de Bologne, la polenta, les glaces, les liqueurs; d'autres de Russie, comme les viandes desséchées, les anjruilles fumées, le caviar; d'autres de Hollande, comme la morue, les fromages, les harengs pecs, le curaçao, l'anisette; d'autres d'Asie, comme le riz de l'Inde, te sagou, le carick, le soy, le vin de Chiraz, le café; d'autres d'Afrique, comme le vin du Cap; d'autres enfin d'Amérique, comme les pommes de terre, les patates, les ananas, le chocolat, la vanille, le sucre, etc.; ce qui fournit à suffisance la preuve de la propo- sition,que nous avons émise ailleurs, savoir : qu'un repas tel qu'on peut l'avoir à Paris est un tout cosmopoUte où chaque partie du monde comparaît par ses productions. MEDITATION XXIX. LA GOURMANDISE CLASSIQUE MISE KN ACTrO\. HISTOIRE DE H. DE DOROSE. 145. DE BoROSE naquit vers 1780. Son père était secrétaire du roi. Il perdit ses pa- rents en bus âge, et se trouva de bonne iieui'c possesseur de quarante mille livres de rente. C'était alors une belle tbrtune; maintenant ce n'est que ce (pi'il faut tout juste pour ne pas mourir de faim. Un oncle paternel soigna son éducation. Il apprit le latin, tout en s'étonnant que, quand on pouvait tout exprimer en français, on se donnât tant de peine pour apprendre ii dire les mêmes choses en d'autres termes. Cependant il fit des LA GOURMANDISE CLASSIQUE. 331 progrès; et quand il fut parvenu jusqu'à Horace, il se con- vertit, trouva un grand plaisir à méditer sur des idées si élégamment revêtues, et fit de véritables efforts pour bien connaître la langue qu'avait parlée ce poëte spirituel. H apprit aussi la musique ; et après plusieurs essais , se fixa au piano. Il ne se jeta point dans les difficultés indéfinies de cet outil musical ', et, le réduisant à son véritable usage, il se contenta de devenir assez fort pour accompagner le chant. Mais, sous ce rapport, on le préférait même aux professeurs, parce qu'il ne cherchait pas à se mettre sur le premier plan; ne faisait ni les bras ni les yeux ' ; et qu'il remplissait conscien- cieusement le devoir imposé à tout accompagnateur, de sou- tenir et faire briller la personne qui chante. Sous l'égide de son âge , il traversa sans accident les temps les plus terribles de la Révolution ; mais il fut conscrit à son tour, acheta un homme qui alla bravement se faire tuer pour lui ; et bien muni de l'extrait mortuaire de son Sosie, se trouva convenablement placé pour célébrer nos triomphes ou déplorer nos revers. M. de Borose était de taille moyenne, mais il était parfaite- ment bien fait. Quant à sa figure, elle était sensuelle, et nous en donnerons une idée en disant que si on eût rassemblé avec lui dans le même salon , Gavaudan des Variétés , Michot des Français, et le vaudevilliste Désaugiers, ils auraient tous quatre eu l'air d'être de la même famille. Sur le tout, il était convenu de dire qu'il était joli garçon, et il eut parfois quel- ques raisons d'y croire. Prendre un état fut pour lui une grande affaire : il en essaya plusieurs; mais, y trouvant toujours quelques inconvénients, ^ Le piano est fait pour faciliter la composition de la musique et pour accom* pogner le chant. Joué seul, il n'a ni chaleur ni expression. Les Espagnols indiquent par hordonear l'action de jouer des instruments qui se pincent. 2 Terme d'argot musical : faire les bras, c'est soulever les coudes et les arricrc-bras, comme si on était étouffé par le sentiment : faire les yeux, c'est les tourner vers le ciel, comme si on allait se pâmer; /aire des brioches, c'est manquer nn trait, unn intonation. 332 MÉDITATION XXIX. il se réduisit à une oisiveté occupée, c'est-à-dire qu'il se fit recevoir dans quelques sociétés littéraires; qu'il fiit du comité de bienfaisance de son arrondissement, souscrivit à quelques réunions philanthropiques; et, en ajoutant à cela le soin de sa fortune, qu'il régissait à merveille, il eut tout comme un autre ses affaires, sa correspondance et son cabinet. Arrivé à vingt-huit ans , il crut qu'il était temps de se ma- rier, ne voulut voir sa fiiture qu'à table, et, à la troisième entrevue, se trouva suffisamment convaincu qu'elle était éga- lement johe, bonne et spirituelle. Le bonheur conjugal de Borose fut de courte durée : à peine y avait-il dix-huit mois qu'il était marié, quand sa femme mourut en couches, lui laissant lîn regret éternel de cette sépa- ration si prompte, et pour consolation une fille qu'il nomma Herminie, et dont nous nous occuperons plus tard. M. de Borose trouva assez de plaisirs dans les diverses occupations qu'il s'était faites. Cependant il s'aperçut à la longue que, même dans les assemblées choisies, il y a des prétentions, des protecteurs, quelquefois un peu de jalousie. Il mit toutes ces misères sur le compte de l'humanité, qui n'est parfaite nulle part, n'en fut pas moins assidu, mais obéissant, sans s'en douter, à l'ordre du destin imprimé sur ses traits, vint peu à peu à se faire luie affaire principale des jouissances du goût. M. de Borose disait que la gastronomie n'est autre chose (|ue la réflexion qui apprécie, appliquée à la science qui améliore. Il disait avec J^picure ' : « L'homme est-il donc fait pour » dédaigner les dons de la nature? N'arrive-t-il sur la terre »» que pour y cueilHr des fruits amers? Pour qui sont les fleurs » que les dieux font croître aux pieds des mortels?... C'est » complaire à la Providence que de s'abandonner aux divers M penchants qu'elle nous suggère; nos devoirs viennent de ses » lois; nos désirs, de ses inspirations. » ' Alibeiit, Physiologie des passions, t. I, p. 241. I.A GOLîllMA.NDISi; CLASSIQUE. :ï:i3 II disait avec le professeur sébusien, que les bonnes chuses sont pour les bonnes yens ; autrement il faudrait tomber dans l'absurdité, et croire que Dieu ne les a crciëes que pour les mécbants. Le premier travail de Borose eut lieu avec son cuisinier, et eut pour but de lui montrer ses fonctions sous leur rentable point de vue. Il lui dit qu'un cuisinier babile, qui pouvait être un savant par lu tliéoric, l'était toujours par la pra- tique; que la nature de ses fonctions le plaçait entre le cbimiste et le jdiysicien ; il alla mùme jusqu'il lui dire que te cuisinier, cbar^jé de l'entretien du mécanisme animal, était au-dessus du phar- macien, dont l'utilité n'est qu'occasionnelle, Il ajoutait, avec un docteur aussi spirituel que savant ', « que » le cuisinier n dit approfondir l'art de modifier les aliments " par l'action du feu, art inconnu aux anciens. Cet art exiye, >i de nos jours, des études et des cond)inaisons savantes. Il 1 faut avoir réfléciii ion{>temps sur les productions du ylobe » pour employer avec habileté les assaisonnements, et déguiser 0 l'amertume de certains mets, pour en rendre d'autres plus « savoureux, pour mettre en œuvre les meilleurs ingrédients. n Le cuisinier européen est celui qui brille surtout dans l'art K d'opérer ces merveilleux mélanges. « L'allocution fit son effet, et le chef*, bien pénétré de son importance, se tint toujours à lu hauteur de son emploi. Un peu de temps, de réflexion et d'expérience apprirent l)ient peu I Alibehi, Phjtiolpgie de, passiom, t. i, |.. 190. ^ DaiiA une mnlton bîcii orfinniséc, le uiiUiiiiui' se iiiiiiime Khef. Il a i fouille-an-pot KOnt les inuusacs de la cuiiine : comiQa eni, ilx iinnl souvent battus ; et, rnmme evi\, iU fi>nt i(ueli|iieru!ii leur chemin. 334 MÉDITATION XXIX. près fixé par l'iisatje, un bon diner n'est pas de beuncoup phis cher qu'un mauvais; qu'il n'en coûte pas cinr| cents francs de plus par an pour ne boire jamais que de très-bon vin ; et que tout dépend de la volonté du maitre, de l'ordre qu'il met dans sa maison et du mouvement qu'il imprime h tous ceux dont il payû les services. A partir de ces points fondamentaux, les diners de Borose prirent un aspect classique et solennel : la renommée en célé- bra les délices; on se fit une yloire d'y avoir été appelé; et tels en vantèrent les cbamies, qui n'y avaient jamais paru. Il n'enjjageait jamais ces soi-disant gastronomes qui ne sont que des gloutons, dont le ventre est un abîme, et qui mangent partout, de tout et tout. Il trouvait ii souhait, parmi ses amis, dans les trois premières catégories, des convives aimables, qui, savourant avec une attention vraiment philosophique, et donnant à cette étude tout le temps qu'elle exi[;e, n'oubliaient jamais qu'il est un instant où la raison dit ii l'appétit : Non procèdes amplius (tu n'iras pas plus loin). Il lui arrivait souvent que des marchands de dimestibles LA C0URMANDIS1-: CI.ASSiyUi:. 33.> lut apporbiieut des morceaux de limite distinction, et qu'ils préfénitcnt les lui vendre a un prix modéré, par lu certitude (lù ils ëtuieiit que ces mets scniient consommés avec calme et réflexion, qu'il en serait bruit dans ta société, et que la répu- tation de leurs magasins s'en accroîtrait d'autant. Le nombre des convives cliez M. de Itorose excédait rare- ment neuf, et les mets n'étaient pas très-nombreux; mais l'insistance du maitrc et son goût exquis avaient fini pur les rendre parfaits. La table ]>résentiiit en tout temps ce que lu saison pouvait offrir de meilleur, soit pur la rareté, soit pur la primeur; et le service se Faisait avec tant de soin qu'il ne laissait rien à désirer. La conversation pendant le repas était toujours générale, gaie et souvent instructive; cette deniière qualité était due à une précaution très-particulière que prenait Itorose. Chaque semaine, un savant distingué, mais pauvre, auquel il faisait une pension, descendait de son septième étn;]e, et lui remettait une série d'objets propres à être disciités à table. L'amphitryon avait soin de les mettre en avant quand les propos du jour commençaient à s'user, ce qui ranimait la conversation et raccourcissait d'autant les discussions politi- ques , qui troublent également l'ingestion et la digestion. , Deux fois par semaine il invi- tait des dames, et il avait soin d'arranger les choses de manière que chacune trouvait parmi les convives un cavalier qui s'occu- pait uniquement d'elle. Cette pré- caution jetait beaucoup d'agré- ment dans su société, car la prude même lu plus sévère est humiliée quand elle reste inaperçue. A ces jours seulement, un modeste écarté était permis; les antres jours, on n'admettait que le piquet et le wliist, jeux 336 MÉDITATION XXIX. graves, réfléchis, et qui indiquent une éducation soignée. Mais le plus souvent ces soirées se passaient dans une aimable cau- serie, entremêlée de quelques romances que Borose accom- pagnait avec ce talent que nous avons déjà indiqué, ce qui lui attirait des applaudissements auxquels il était bien loin d'être insensible. Le j)remier lundi de chaque mois, le curé de Borose venait dîner chez son paroissien ; il était sur d'y être accueilli avec toutes sortes d'égards. La conversation, ce jour-là, s'arrêtait sur un ton un peu plus sérieux, mais qui n'excluait cependant pas une innocente plaisanterie. Le cher pasteur ne se refusait pas aux charmes de cette réunion , et il se surprenait quelque- fois à désirer que chaque mois eût quatre premiers lundis. C'est au même jour que la jeune Herminie sortait de la mai- son de madame Migneron *, où elle était en pension : cette dame accompagnait le plus souvent sa pupille. Celle-ci annon- çait, à chaque visite, une grâce nouvelle; elle adorait son père, et quand il la bénissait en déposant un baiser sur son front incliné, nuls êtres au monde n'étaient plus heureux qu'eux. Borose se donnait des» soins continuels pour que la dépense qu'il faisait pour sa table pût tourner au profit de la morale. Il ne donnait sa confiance qu'aux fournisseurs qui se fai- saient connaître par leur loyauté dans la qualité des choses et leur modération dans les prix; il les prônait et les aidait au besoin , car il avait encore coutume de dire que les gens trop pressés de faire leur fortune sont souvent peu délicats sur le choix des moyens. Son marchand de vin s'enrichit assez promptement parce qu'il fut proclamé sans mélange , qualité déjà rare même chez les Athéniens du temps de Périclès, et qui n'est pas commune au dix-neuvième siècle. ^ Madame Migneron-Ileiny dirij^e, me de Valois, fauhoiii^ du Roule, n® 4, une maison d'éducation sous la protection de Madame la duchesse d'Orléans : le local est superbe, la tenue parfaite, le ton excellent, les maîtres les meilleurs de Paris, et ce qui touche surtout le professeur, c'est que, avec tant d'avan- tages, le prix est tel que des fortunes presque modestes peuvent y atteindre. LA GOURMANDISE CLASSIQUE. 337 On croit que c'est lui qui, par ses conseils, dirigea la con- duite d'Hurbain, restaurateur au Palais-Royal; Hurbain, chez qui l'on trouve pour deux francs un dîner qu'on payerait ailleurs plus du double, et qui marche à la fortune par une route d'autant plus sûre que la foule croît chez lui en raison directe de la modération de ses prix. Les mets enlevés de dessus la table du gastronome n'étaient point livrés a la discrétion des domestiques, amplement dédommagés d'ailleurs; tout ce qui conservait une belle appa- rence avait une destination indiquée par le maître. Instruit, par sa place au comité de bienfaisance, des besoins et de la moralité d'un grand nombre de ses administrés, il était sûr de bien diriger ses dons , et des portions de comes- tibles encore très -désirables venaient de temps en temps chasser le besoin et faire naître la joie ; par exemple , la queue d'un gros brochet, la mitre d'un dindon, un morceau de filet, de la pâtisserie, etc. Mais, pour rendre ces envois encore plus profitables, il avait attention de les annoncer pour le lundi matin , ou pour le lendemain d'une fête, obviant ainsi à la cessation du tra- vail pendant les jours fériés, combattant les inconvénients de la saint lundi \ et faisant de la sensuahté l'antidote de la crapule. Quand M. de Borose avait découvert dans la troisième ou quatrième classe des commerçants un jeune ménage bien uni , et dont la conduite prudente annonçait les qualités sur les- quelles se fonde la prospérité des nations, il leur faisait la ^ La plupart des ouvriers, à Paris, travaillent le dimanche matin pour Bnir l'ouvrage commencé, le rendre à qui de droit, et en recevoir le priiL : après quoi ils partent et vont se divertir le reste du jour. Le lundi matin, ils s'assemblent par coteries, mettent en commun tout ce qui leur reste d'argent, et ne se quittent pas que tout ne soit dépense. Cet état de choses, qui était rigoureusement vrai il y a dix ans, s'est un peu amélioré par les soins des maîtres d'ateliers et par les établissements d'économie et d'accumulation; mais le mal est encore très-grand, et il y a beaucoup de temps et de travail perdus au profit des Tivolis, restaurateurs, cabaretiers et tavemiers des faubourgs et de la banlieue. 43 338 MÉDITATION XXIX. prévenance d'une visite , et se faisait un devoir de les engager à diner. Au jour indiqué, la jeune femme ne manquait pas de trou- ver des dames qui lui parlaient des soins intérieurs d'une maison , et le mari , des hommes pour causer de commerce et de manufactures. Ces invitations, dont le motif était connu, finirent par devenir une distinction , et chacun s'empressa de les mériter. Pendant que toutes ces choses se passaient, la jeune Her- minie croissait et se développait sous les ombrages de la rue de Valois , et nous devons à nos lecteurs le portrait de la fille, comme partie intégrante de la biographie du père. Mademoiselle Herminie de Borose est grande (5 pieds 1 pouce) et sa taille réunit la légèreté d'une nymphe à la grâce d'une déesse. Fruit unique d'un mariage heureux, sa santé est parfaite, sa force physique remarquable; elle ne craint ni la chaleur ni le haie, et les plus longues promenades ne l'épouvantent pas. De loin on la croirait brune, mais en y regardant de plus près on s'aperçoit que ses cheveux sont châtain foncé, ses cils noirs et ses yeux bleu d'azur. La plupart de ses traits sont grecs , mais son nez est gau- lois; ce nez charmant fait un effet si gracieux, qu'un comité d'artistes, après en avoir délibéré pendant trois dîners, a décidé que ce type tout français est au moins aussi digne que tout autre d'être immortalisé par le pinceau , le ciseau et le burin. Le pied de cette jeune fille est remarquablement petit et bien fait; le professeur l'a tant louée et même cajolée à ce sujet, qu'au jour de l'an 1825, et avec l'approbation de son père, elle lui a fait cadeau d'un joli petit souher de satin noir, qu'il montre aux élus, et dont il se sert pour prouver que l'extrême sociabilité agit sur les formes comme sur les per- sonnes ; car il prétend qu'un petit pied tel que nous le recher- chons maintenant, est le produit des soins et de la culture, LA GOUIIMASDISE CLASSIQUE. 339 ne se trouve presque jamais parmi les villageois, et indique presque toujours une personne dont les aïeux ont longtemps vécu dans l'aisance. Quand Herminie a relevé sur son peifjne In forêt de cheveux qui couvre sa tête et serré une simple tunique avec une cein- ture de rubans, on la trouve cliarmante, et on ne se figure pas que des fleurs, des perles ou des diamants puissent ajouter à sa Iteauté, Sa conversation est simple et facile, et on ne se douterait pas qu'elle coniiait tous nos meilleurs auteurs; mais dans l'occasion elle s'anime, et la finesse de ses remarques trahit son secret : aussitôt qu'elle s'en aperçoit elle rougit, ses yeux se baissent, et sa rougeur prouve so modestie. Mademoiselle de Borose joue également bien du piano et de lu harpe; mais elle préfère ce dernier instrument par je ne sais quel sentiment enthousiastique pour les harpes célestes dont 3i0 MÉDITATION XXIX. sont armés les anges, et pour les harpes d'or tant célébrées par Ossian. Sa voix est aussi d'une douceur et d'une rectitude célestes; ce qui ne l'empêche pas d'être un peu timide; cependant elle chante sans se faire prier, mais elle ne manque pas , en com- mençant, de jeter sur son auditoire un regard qui l'ensorcelle, de sorte qu'elle pourrait chanter faux comme tant d'autres, qu'on n'aurait pas la force de s'en apercevoir. Elle n'a point négligé les travaux de l'aiguille, source de jouissances bien innocentes et ressources toujours prêtes contre l'ennui ; elle travaille comme une fée, et chaque fois qu'il parait quelque chose de nouveau en ce genre, la première ouvrière du Père de famille est habituellement chargée de venir le lui apprendre. Le cœur d'Herminie n'a point encore parlé, et la piété filiale a jusqu'ici suffi à son bonheur; mais elle a une véritable passion pour la danse, qu'elle aime à la folie. Quand elle se place à une contredanse, elle parait grandir de deux pouces, et on croirait qu'elle va s'envoler; cependant sa danse est modérée et ses pas sans prétention ; elle se con- tente de circuler avec légèreté , en développant ses formes aimables et gracieuses; mais à quelques échappées on devine ses pouvoirs, et on soupçonne que si elle usait de tous ses moyens, madame Montessu aurait une rivale. Même quand roisenu marche on voit qu'il a des ailes. Auprès de cette fille charmante qu'il avait retirée de sa pen- sion, jouissant d'une fortune sagement administrée et d'une considération justement méritée, M. de Borose vivait heureux et apercevait encore devant lui une longue carrière à par- courir; mais toute espérance est trompeuse, et on ne peut pas répondre de l'avenir. Vers le milieu du mois de mars dernier, M. de Borose fiit invité à aller passer une journée à la campagne avec quelques amis. LA. GOURMANDISE CLASSIQUE. ail On était à un de ces jours prématurément chauds , avant- coureurs du printemps, et on entendait aux bornes de l'ho- rizon quelques-uns de ces grondements sourds qui font dire proverbialement que Thiver se casse le cou, ce qui n'empêcha pas qu'on se naît en route pour la promenade. Cependant bientôt le ciel prit une face menaçante , les nuages s'amonce- lèrent, et un orage épouvantable éclata avec tonnerre, pluie et grêle. Chacun se sauva comme il put et où il put; M. de Borose chercha un asile sous un peuplier dont les branches infé- rieures, inclinées en parasol, paraissaient devoir le garantir. Asile funeste! la pointe de l'arbre allait chercher le fluide électrique jusque dans les nuages, et la pluie, en tombant le long des branches, lui servait de conducteur. Bientôt une détonation effroyable se fit entendre, et l'infortuné promeneur tomba mort sans avoir le temps de pousser un soupir. Enlevé ainsi par le genre de mort que désirait César, et sur lequel il n'y avait pas moyen de gloser, M. de Borose fut enterré avec les cérémonies du rituel le plus complet. Son convoi fut suivi jusqu'au cimetière du Père-Lachaise par une foule de gens à pied et en voiture ; son éloge était dans toutes les bouches, et quand une voix amie prononça sur sa tombe une allocution touchante, il y eut écho dans le cœur de tous les assistants. Ilcrminie fut atterrée d'un malheur si grand et si inattendu; elle n'eut pas de convulsions, elle n'eut pas de crises de nerfs, elle n'alla pas cacher sa douleur dans son lit; mais elle pleura son père avec tant d'abandon , de continuité et d'amertume , que ses amis espérèrent que l'excès de sa douleur en devien- drait le remède , car nous ne sommes pas assez fortement trempés pour éprouver pendant longtemps un sentiment si vif. Le temps a donc fait sur ce jeune cœur son effet imman- quable : Herminie peut nommer son père sans fondre en larmes ; mais elle en parle avec une piété si douce , un regret si ingénu , un amour si actuel et un accent si profond , qu'il 3i2 MÉDITATION XXIX. est impossible de l'entendre et de oe pas partager son attea- drissement. Heureux celui à qui Herminie donnera le droit de l'accom- pagner et de porter avec elle uoe couronne funéraire sur la tombe de leur père! Dans une cliapelle latérale de l'église de ... , on remarque chaque dimanche, à la messe de midi, une grande et belle jeune personne accompagnée par une dame âgée. Sa tournure est charmante, maia un voile épais cache son visage. Il &ut cependant que les traits en soient connus, car on remarque tout autour de cette chapelle une foule de jeunes dévots de fraîche date, tous fort éléf;amment mis, et dont quelques-uns sont Fort beaux garçons. CORTÈGE d'une HIvRlTiÈRE. U6. ASSANT un jour de la rue de la Paix a la place Vendôme, je (us arrêté par le cor- tège de la plus riche héritière de Paris, pour lors à marier, et revenant du bois de Boulogne. Il était composé comme il suit ; 1° La belle, objet de tous les vœux, montée sur un très-beau cheval bai, qu'elle maniait avec adresse : amazone bleue à longue queue, chapeau noir à plumes blanches; 2' Son tuteur, marchant à côté d'elle, avec la physionomie grave et le maintien important attticlié à ses fonctions ; 3' Groupe de douze' à quinze poursuivants , cherchant tous il se faire distinguer, qui par son empressement, qui par son adresse hippiatrique, qui par sa mélancolie; 4" Un en cas magnifiquement attelé, pour servir en cas de LA GOUIIMANDISE CLASSIQUE. 3i3' pluie ou de fatigue; cocher corpulent, jockey piis plus gros que le poing ; 5° Domestiques à cheval de toutes les livrées, en grand nombre et péle-méle. Ils passèrent... et je continuai de méditer. MÉDITATION XXX. BOUQUET. MYTHOLOGIE CASTHONOUIQUE. U7. ASTi^RËA est la dixième mtise : elle |)réside aux jouissances du goiit. Elle pourrait prétendre à l'empire de l'univers; car l'univers n'est rien sans la vie, et tout ce qui vit se nourrit. Elle se plait particulièrement sur les ^ coteaux où la vigne fleurit, sur ceux que l'oranger parfume, dans les bosquets où la truffe s'élabore, dans les pays abondants en gibier et en fruits. Quand elle daigne se montrer, elle apparaît sous la figure d'une jeune fille ; sa ceinture est couleur de feu; ses clieveux sont noirs, ses yeux bleu d'azur, et ses formes pleines de grâce; belle comme Venus, elle est surtout souverainement jolie. Elle se montre rarement aux mortels; mais sa statue les console de son invisibilité. Un seul sculpteur a été admis à BOUQUET. 3i5 contempler tant de charmes, et tel a été le succès de cet artiste aimé des dieux, que quiconque voit son ouvrage croit y reconnaître les traits de la femme qu'il a le plus aimée. De tous les lieux où Gastéréa a des autels, celui qu'elle pré- fère est cette ville, reine du monde, qui emprisonne la Seine entre, les marbres de ses palais. Son temple est bâti sur cette montagne célèbre à laquelle Mars a donné son nom ; il est posé sur un socle immense de marbre blanc, sur lequel on monte de tous côtés par cent marches. C'est dans ce bloc révéré que sont percés ces souterrains mystérieux où l'art interroge la nature et la soumet à ses lois. C'est là que l'air, l'eau, le fer et le feu, mis en action par des mains habiles, divisent, réunissent, triturent, amalgament et produisent des effets dont le vulgaire ne connaît pas la cause. C'est de là enfin que s'échappent, à des époques détermi- nées, ces recettes merveilleuses dont les auteurs aiment à rester inconnus, parce que leur bonheur est dans leur conscience, et que leur récompense consiste à savoir qu'ils ont reculé les bornes de la science et procuré aux hommes des jouissances nouvelles. Le temple, monument unique d'architecture simple et ma- jestueuse, est supporté par quatre cents colonnes de jaspe oriental et éclairé par un dôme qui imite la voûte des cieux. Nous n'entrerons pas dans le détail des merveilles que cet édifice renferme, il suffira de dire que les sculptures qui en ornent les frontons, ainsi que les bas-reliefs qui en décorent l'enceinte, sont consacrées à là mémoire des hommes qui ont bien mérité de leurs semblables par des inventions utiles, telles que l'application du feu aux besoins de la vie, l'invention de la charrue, et autres pareilles. Bien loin du dôme et dans le sanctuaire , on voit la statue de la déesse : elle a la main gauche appuyée sur un fourneau, et tient de la droite la production la plus chère à sçs adorateurs. 44 345 MÉDITATION XXX. Le baldaquin de cristal qui la couvre est soutenu par huit colonnes de même matière; et ces colonnes, continuellement inondées de flamme électrique, répandent dans le lieu saint une clarté qui a quelque chose de divin. Le culte de la déesse est simple : chaque jour, au lever du soleil , ses prêtres viennent enlever ta couronne de fleurs qui orne sa statue , en placent une nouvelle et chantent en chœur un des hymnes nombreux par lesquels la poésie a célébré les biens dont l'immortelle comble le genre humain. Ces prêtres sont au nombre de douze , présidés par le plus âgé : ils sont choisis parmi les plus savants; et les plus beaux, toutes choses égales, obtiennent la préférence. Leur âge est celui de la maturité; ils sont sujets à la vieillesse, mais jamais à la caducité ; l'air qu'ils respirent dans le temple les en défend. Les fêtes de la déesse égalent le nombre des jours de l'an- née, car elle ne cesse jamais de verser ses bienfaits; mais parmi ces jours il en est un qui lui est spécialement consacré : c'est le VINGT ET UN SEPTEMBRE , appelé le grand halel gastronO" mique. En ce jour solennel, la ville reine est, dès le matin, envi- ronnée d'un nuage d'encens; le peuple, couronné de fleurs, parcourt les rues en chantant les louanges de la déesse; les citoyens s'appellent par les titres de la plus aimable parenté; tous les cœurs sont émus des plus doux sentiments; l'atmo- sphère se charge de sympathie, et propage partout l'amour et l'amitié. Une partie de la journée se passe dans ces épanchements , et à l'heure déterminée par l'usage , la foule se porte vers le temple où doit se célébrer le banquet sacré. Dans le sanctuaire, aux pieds de la statue, s'élève une table destinée au collège des prêtres. Une autre table de douze cents couverts a été préparée sous le dôme pour des convives des deux sexes. Tous les arts ont concouru à l'ornement de ces tables solennelles ; rien de si élégant ne parut jamais dans le palais des rois. nOUOLET. 347 Les prêtres arrivent d'un pas grave et d'un air préparé; ils sont vêtus d'une tunique blanche de laine de cachemire, une broderie incarnat en orne les bords, et une ceinture de même couleur en ramasse les plis; leur physionomie annonce* la santé et la bienveillance; ils s'asseyent après s'être récipro- quement salués. Déjà des serviteurs, vêtus de fin lin, ont placé les mets devant eux : ce ne sont point des préparations communes faites pour apaiser des besoins vulgaires; rien n'est servi sur cette table auguste qui n'en ait été jugé digne, et qui ne tienne à la sphère' transcendante, tant par le choix de la matière que par la profondeur du travail. Les vénérables consommateurs sont au-dessus de leurs fonc- tions : leur conversation paisible et substantielle roule sur les merveilles de la création et la puissance de l'art ; ils mangent avec lenteur et savourent avec énergie ; le mouvement imprimé à leur mâchoire a quelque chose de moelleux ; on dirait que chaque coup de dent a un accent particulier, et s'il leur arrive de promener la langue sur leurs lèvres vernissées, l'auteur des mets en consommation en acquiert une gloire immortelle. Les boissons, qui se succèdent par intervalles, sont dignes de ce banquet ; elles sont versées par douze jeunes filles choi- sies, pour ce jour seulement, par un comité de peintres et de sculpteurs; elles sont vêtues à l'athénienne, costume heureux qui favorise la beauté sans alarmer la pudeur. Les prêtres de la déesse n'affectent point de détourner des regards hypocrites, tandis que de jolies mains font couler pour eux les délices des deux mondes; mais tout en admirant le plus bel ouvrage du Créateur, la retenue de la sagesse ne cesse pas de siéger sur leur front : la manière dont ils remercient ^ dont ils boivent, exprime ce double sentiment. Autour de cette table mystérieuse on voit circuler des rois , des princes et d'illustres étrangers, arrivés exprès de toutes les parties du monde; ils marchent en silence et obser%'ent avec attention : ils sont venus pour s'instruire dans le grand 348 MÉDITATION XXX. art de bien manger, art difficile, et que des peuples entiers ignorent encore. Pendant que ces choses se passent dans le sanctuaire, une hilarité générale et brillante anime les convives placés autour de la table du dôme. Cette gaieté est due surtout à ce qu'aucun d'entre eux n'est placé à côté de la femme à laquelle il a déjà tout dit. Ainsi l'a voulu la déesse. A cette table immense ont été appelés par choix les savants des deux sexes qui ont enrichi l'art par leurs jlécouvertes , les maîtres de maison qui remplissent avec tant de grâce les devoirs de l'hospitaHté française, les savants cosmopolites à qui la société doit des importations utiles ou agréables, et ces hommes miséricordieux qui nourrissent le pauvre des dépouilles opimes de leur superflu. Le centre en est évidé, et laisse un grand espace qui est occupé par une foule de prosecteurs et de distributeurs, qui offrent et voiturent des parties les plus éloignées tout ce que les convives peuvent désirer. Là se trouve placé avec avantage tout ce que la nature, dans sa prodigalité, a créé pour la nourriture de l'homme. Ces trésors sont centuplés, non-seulement par leur associa- tion , mais encore par les métamorphoses que l'art leur a fait subir. Cet enchanteur a réuni les deux mondes, confondu les règnes et rapproché les distances; le parfum qui s'élève de ces préparations savantes embaume l'air et le remplit de gaz excitateurs. Cependant de jeunes garçons, aussi beaux que bien vêtus, parcourent le cercle extérieur, et présentent incessamment des coupes remplies de vins délicieux qui ont tantôt l'éclat du rubis, tantôt la couleur plus modeste de la topaze. De temps en temps, d'habiles musiciens, placés dans les galeries du dôme, font retentir le temple des accents mélo- dieux d'une harmonie aussi simple que savante. Alors les têtes s'élèvent, l'attention est entraînée, et pendant BOUQUET. 349 ces courts intervalles, toutes les conversations sont suspen- dues; mais elles recommencent bientôt avec plus de charme : il semble que ce nouveau présent des dieux ait donné à l'imagination plus de fraîcheur, et à tous les cœurs plus d'abandon. Lorsque le plaisir de la table a rempli le temps qui lui est assigné, le collège des prêtres s'avance sur le bord de l'en- ceinte; ils viennent prendre part au banquet, se mêler avec les convives, et boire avec eux le moka, que le législateur de l'Orient permet à ses disciples. La liqueur embaumée fiime dans des vases rehaussés d'or ; et les belles acolytes du sanc- tuaire parcourent l'assemblée pour distribuer le sucre, qui eu adoucit l'amertume. Elles sont charmantes, et cependant telle est l'influence de l'air qu'on respire dans le temple de Gas- téréa, qu'aucun cœur de femme ne s'ouvre à la jalousie. Enfin le doyen des prêtres entonne l'hymne de reconnais-* sance; toutes les voix s'y joignent, les instruments s'y con- fondent : cet hommage des cœurs s'^élève vers le ciel, et le service est fini. Alors seulement conunence le banquet populaire, car il n'est point de véritables fêtes quand le peuple ne jouit pas. Des tables dont l'œil n'aperçoit pas la fin sont dressées dans toutes les rues, sur toutes les places, au-devant de tous les palais. On s'assied où l'on se trouve; Fe hasard rapproche les rangs, les âges, les quartiers : toutes les mains se rencon- trent et se serrent avec cordialité ; on ne voit que des visages contents. Quoique la grande ville ne soit alors qu'un immense réfec- toire, la générosité des particuliers assure l'abondance, tandis qu'un gouvernement paternel veille avec sollicitude pour le maintien de l'ordre, et pour que les dernières limites de la sobriété ne soient pas outre-passées. Bientôt une musique vive et animée se fait entendre; elle annonce la danse, cet exercice aimé de la jeunesse. Des salles inmienses, des estrades élastiques qui ont été 350 MÉDITATION XXX. préparées, et des rafraichîssemenls de toute espèce, ne man- queront pas. On y court en Tonle, les uns pour i^ir, les autres pour encourager et comme simples spectateurs. On rît en voyant quelques vieillards, animés d'un feu passager, oITrir à la beauté un hommage éphémère ; mais le culte de la déesse et lu solen- nité du jour excusent tout. Pendant longtemps ce plaisir se soutient; l'allégresse est générale, le mouvement universel, et on entend avec peine la dernière heure annoncer le repos. Cependant personne ne résiste à cet appel; tout s'est passé avec décence; chacun se retire content de sa journée, et se couche plein d'espoir dans les événements d'une année qui a commencé sous d'aussi heureux auspices. PHYSIOLOGIE DU GOUT SECONDE PARTIE. TRANSITION. I on m'a lu jusqu'ici avec cette atten- tion que j'ai cherché à faire naître et h soutenir, on a dû voir qu'en écrivant j'ai eu un double but que je n'ai jamais perdu de vue : te premier r été de poser les bases théoriques de la gastronomie, t. - " afin qu'elle puisse se placer parmi )e8 sciences au rang qui lui est incontestablement dii; le second , de définir avec précision ce qu'on doit entendre par gourmandise, et de séparer pour toujours cette qualité sociale de la gloutonnerie et de l'intempérance, avec lesquelles on t'a si mal à propos confondue. Cette équivoque a été introduite par des moralistes intolé^ rants qui, trompés par un zèle outré, ont voulu voir des excès là où il n'y avait qu'une jouissance bien entendue; car les trésors de la création ne sont pas faits pour qu'on les foule aux pieds. Il a été ensuite propagé par des grammairiens 354 TRANSITION. însociableSy qui définissaient en aveugles et juraient in verba magistrï. Il est temps qu'une pareille erreur finisse, car maintenant tout le monde s'entend; ce qui est si vrai, qu'en même temps qu'il n'est personne qui n'avoue une petite teinte de gour- mandise et ne s'en fasse gloire, il n'est personne non plus qui ne prît à grosse injure l'accusation de gloutonnerie, de vora- cité ou d'intempérance. Sur ces deux points cardinaux, il me semble que ce que j'ai écrit jusqu'à présent équivaut à démonstration, et doit suffire pour persuader tous ceux qui ne se refusent pas à la convic- tion. Je pourrais donc quitter la plume et regarder comme finie la tâche que je me suis imposée; mais en approfondis- sant des sujets qui touchent à tout, il m'est revenu dans la mémoire beaucoup de choses qui m'ont paru bonnes à écrire, des anecdotes certainement inédites, des bons mots nés sous mes yeux, quelques recettes de haute distinction et autres hors-d'œuvre pareils. Semés dans la partie théorique , ils en eussent rompu l'en- semble; réunis, j'espère qu'ils seront lus avec plaisir, parce que, tout en s'amusant, on pourra y trouver quelques vérités expérimentales et des développements utiles. Il faut bien aussi, comme je l'ai annoncé, que je fasse pour moi un peu de cette biographie qui ne donne lieu ni à discus- sion ni à commentaires. J'ai cherché la récompense de mon travail dans cette partie où je me retrouve avec mes amis. C'est surtout quand l'existence est près de nous échapper que le moi nous devient cher, et les amis en font nécessairement partie. Cependant, en relisant les endroits qui me sont personnels, je ne dissimulerai pas que j'ai eu quelques mouvements d'in- quiétude. Ce malaise provenait de mes dernières, tout à fait dernières lectures, et des gloses qu'on a faites sur des mémoires qui sont dans les mains de tout le monde. TRANSITION. 355 J'ai craint que quelque malin , qui aura mal digéré et mal dormi, ne vienne ii dire : <■ Mais voilii un professeur qui ne se H dit pas d'injures! voilà un professeur qui se fait sans cesse » des compliments! voilà un professeur qui... voilà un pro- » fesseur que... ! » À quoi je réponds d'avance, en me mettant en garde, que celui qui ne dit de mal de personne a bien le droit de se traiter avec quelque indulgence; et que je ne vois pas par quelle raison je serais exclu de ma propre bienveillance , moi qui ni toujours été étranger aux sentiments haineux. Après cette réponse, bien fondée en réalité, je crois pouvoir être tranquille, bien abrité dans mon manteau de philosophe; et ceux qui insisteront, je les déclare mauvais coucheurs. Mauvais coucheurs! injure nouvelle, et pour laquelle je veux prendre un brevet d'invention, parce que, le premier, j'ai découvert qu'elle contient en soi une véritable excommuni- cation . .,J I. L'OMELETTE DU CURÉ. OUT le monde sait que madame Réca- mier a occupé pendant ving^ ans, sans contradiction , le trône de la beauté à Paris. On sait aussi qu'elle est extrê- mement charitable, et qu'à une cer- taine époque elle prenait un intérêt dans la plupart des entreprises qui avaient pour but de sou- lager la misère, quelquefois plus poignante dans la capitale que partout ailleurs ' . Ayant à conférer à ce sujet avec M. le curé de ... , elle se rendit chez lui vers les cinq heures de l'après-midi, et fut fort étonnée de le trouver déjà à table. ^ Ceuz-li^ surtout sont à plaindre, dont les besoins sont ignorés; car il faut rendre justice aux Parisiens, et dire qu'ils sont charitables et aumôniers. Je faisais, en Tan X, une petite pension hebdomadaire à une vieille religieuse qui gisait à un sixième étage, paralysée de la moitié du corps. Cette brave fille recevait assez de la bienfaisance des voisins pour vivre à peu près confortable- ment et pour nourrir une sœur converse qui s*était attachée à son sort. 358 VARIÉTÉS. La chère habitante de la rue du Mont-Blanc croyait que tout iè monde, à Paris, dinait à six heures, et ne savait pas que les ecclésiastiques commencent, en général, de bonne heure, parce qu'il en est beaucoup qui font le soir une légère collation . Madame Récamier voulait se retirer ; mais le curé la retint, soit parce que TatFaire dont ils avaient à causer n'était pas de nature à l'empêcher de dîner, soit parce qu'une jolie femme n'est jamais un trouble-féte pour qui que ce soit, ou bien enfin parce qu'il vint à s'apercevoir qu'il ne lui manquait qu'un interlocuteur pour faire de son salon un vrai Elysée gastro- nomique. Effectivement, le couvert était mis avec une propreté remar- quable ; un vin vieux étincelait dans un flacon de cristal ; la porcelaine blanche était de premier choix; les plats tenus chauds par l'eau bouillante; et une bonne à la fois canonique et bien mise était là prête à recevoir les ordres. Le repas était limitrophe entre la frugalité et la recherche. Un potage au coulis d'écrevisses venait d'être enlevé, et on voyait sur la table une truite saumonnée, une omelette et une salade. « Mon dîner vous apprend ce que vous ne savez peut-être » pas, dit le pasteur en souriant; c'est aujourd'hui jour maigre » suivant les lois de l'Eglise. » Notre amie s'inclina en signe d'assentiment; mais des mémoires particuliers assurent qu'elle rougit un peu, ce qui n'empêcha pas le curé de manger. L'exécution avait commepcé par la truite, dont la partie supérieure était en consommation; la sauce indiquait une main habile, et une satisfaction intérieure paraissait sur le front du pasteur. Après ce premier plat, il attaqua l'omelette, qui était ronde, ventrue, et cuite à point. Au premier coup de la cuiller, la panse laissa échapper un jus lié qui flattait à la fois la vue et l'odorat; le plat en ])arais- sait plein, et la chère Juliette avouait que l'eau lui en était venue à la bouche. L'OMELETTE DU CURÉ. 359 Le mouvement sympathique n'échappa pas au curé, accou- tumé à surveiHer les passions des hommes; et ayant l'air de répondre a une question que madame Récamier s'était bien {gardée de faire : <• C'est une omelette au thon, dit-il; ma cui- » sinière les entend à merveille, et peu de gens y goûtent sans 9 m'en faire compliment. — Je n'en suis pas e'tonnée, répondit ' l'habitante de la Chaussée d'Antin ; et jamais omelette si n appétissante ne parut sur nos tables mondaines. » La salade survint. (J'en recommande l'usage à tous ceux qui ont confiance en moi, la salade rairuichit sans nflàiblir, et conforte sans irriter : j'ai coutume de dire qu'elle rajeunit.) Le dîner n'interrompit pas la conversation. On causa de l'aFFaire qui avait occasionné la visite, de la guerre qui alors f'aisail rage, des affaires du temps, des espérances de l'Église, et autres propos de table qui font passer un mouvais dîner et eti embellissent un bon. Le dessert vint en son lieu ; il consistait en un fromage de Septmoncel, trois pommes de Calville et un pot de confitures. Enfin, la bonne approcha une petite table ronde, telle qu'on en avait autrefois et qu'on nommait guéridon, sur laquelle elle posa une tasse de moka bien hmpide, bien chaud, et dont l'arôme remplit l'appartement. Après l'avoir siroté {siped), le curé dit ses grâces et ajouta en se levant : ■ Je ne prends jamais de liqueurs fortes ; c'est 360 VARIÉTÉS. • un superflu que j'offre toujours à mes convives, mais dont ■ je ne fais aucun usage personne). Je me réserve ainsi im H secours pour l'extrême vieillesse, si Dieu me fuit la {jnice " d'y parï'.nir. » Pendant que ces choses se passaient, le temps avait couru, six heures arrivaient; madame Récamier se hâta donc de remonter en voiture, car elle avait ce jour-lii a diner quelques amis dont je faisais partie. Elle arriva tard, suivant sa cou- tume; mais enfin elle arriva, encore tout émue de ce qu'elle avait vu et flairé. Il ne fut question, pendant tout le repas, que du rocmi du curé, et surtout de son omelette au thon. Madame Récamier eut soin de la louer sous les divers rap- ports de la taille, de la rondeur, de la tournure, et toutes ces données étant certaines, il fut unanimement conclu qu'elle devait être excellente. C'était une véritable équation sensuelle que chacun fit à sa manière. Le sujet de conversation épuisé , on passa a d'autres et on n'y pensa plus. Quant a moi, propagateur des vérités utiles, je crus devoir tirer de l'obscurité une préparation que je crois aussi saine qu'agréable. Je chargeai mon maitre-queux de s'en procurer la recette avec les détails les plus minutieux, et je la donne d'autant plus volontiers aux amateurs que je ne l'ai trouvée dans aucun dispensaire. Pni^PARATION DE l'oMELETTE AU THON, RENEZ, pour six personnes, deux laitances de carpes bien lavées, que vous fei'ez blanchir, en les plongeant pendant cinq minutes dans l'eau déjà bouillante et légèrement salée. — Ayez pareillement gros comme un œuf de poule de thon nouveau, auquel vous joindrez une petite échalote déjà coupée en atomes. L'OMELETTE DU CURÉ. 361 Hachez ensemble les laitances et le thon , de manière à les bien mêler, et jetez le tout dans une casserole avec un mor- ceau suffisant de très-bon beurre , pour l'y sauter jusqu'à ce que le beurre soit fondu. C'est là ce qui constitue la spécialité de l'omelette. Prenez encore un second morceau de beurre à discrétion, mariez-le avec du persil et de la ciboulette, mettez-le dans un plat pisciforme destiné à recevoir l'omelette ; arrosez-le d'un jus de citron, et posez-le sur la cendre chaude. Battez ensuite douze œufs (les plus frais sont les meilleurs); le sauté de laitance et de thon y sera versé et agité de manière que le mélange soit bien fait. Confectionnez ensuite l'omelette à la manière ordinaire, et tâchez qu'elle soit allongée, épaisse et mollette. Etalez-la avec adresse sur le plat que vous avez préparé pour la recevoir, et servez pour être mangé de suite. Ce mets doit être réservé pour les déjeuners fins, pour les réunions d'amateurs où on sait ce qu'on fait et où l'on mange posément; qu'on l'arrose surtout de bon vin vieux, et on verra merveille. NOTES THEORIQUES POUR LES PRÉPARATIONS. V On doit sauter les laitances et le thon sans les faire bouillir, afin qu'ils ne durcissent pas; ce qui les empêcherait de se bien mêler avec les œufs; 2® Le plat doit être creux, afin que la sauce se concentre et puisse être servie à la cuiller; 3" Le plat doit être légèrement chauffé; car s'il était froid, la porcelaine soustrairait tout le calorique de l'omelette, et il ne lui en resterait plus assez pour fondre la maître -d'hôtel sur laquelle elle est assise. 46 II. LES OEUFS AU JUS. E Toya([eais un jour avec deux dames que je conduisais à Melun. Nous n'étions pas partis très-matin, et nous arrivâmes à Montgeron avec un appétit qui menaçait de tout détruire. Menaces vaines : l'auberge où nous descendîmes, quoique d'assez bonne ap- parence, était dépourvue de provisions; trois diligences et deux chaises de poste avaient passé, et, semblables aux saule- relies d'Egypte, avaient tout dévoré. Ainsi disait le chef. Cependant je voyais tourner une broche chargée d'un gigot tout à fait comme il faut, et sur lequel les dames, par habitude, jetaient des regards très-coquets. Hélas! elles s'adressaient mal; le gigot appartenait a trois Anglais qui l'avaient apporté, et l'attendaient sans impatience en buvant do Champagne (prating over a boule of ckampain). B Mais du moins, dis-je d'un air moitié chagrin et moitié ■ suppliant, ne pourrîez-vous pas nous brouiller ces œufs dans • le jus de ce gigot? Avec ces œufs et une tasse de café à la ■ crème nous nous résignerons. — Oh ! très-volontiers, répondit ■ le chef, le jus nous appartient de droit public, et je vais de ■ suite faire votre affaire. >> Sur quoi il se mit à casser les oeufe avec précaution. Quand je le vis occupé, je m'approchai du feu, et tirant de ma poche un couteau de voyage, je fis au gigot défendu une douzaine de profondes blessures, par lesquelles le jus dut s'écouler jusqu'à la dernière goutte. VICTOIRE NATIONALE. 363 A cette première opération , je joignis l'attention d'assister à lu concoclion des œufs, de peur qu'il ne fïit fuit quelque distraction à notre préjudice. Quand ils fiirent à point, je m'en emparai et les portai a l'uppurtement qu'on nous avait préparé. Là, nous nous en réfralâmes, et rimes comme des fous de ce qu'en réalité nous avalions la substance du gigot, en ne laissant à nos amis les Anglais que lu peine de mâcher le résidu. III. VICTOIRE NATIONALE. ENDANT mon séjour à New- York, j'allais quelquefois passer la soirée dans une espèce de café -taverne tenu par un sieur Little, chez qui on trouvait le matin de la soupe à la tortue, et le soir tous les rafraîchissements d'usage aux États-Unis. J'y conduisais le plus souvent le vicomte de la Massue et Jean-Itodolphe Fehr, ancien courtier de commerce à Marseille, l'un et l'autre émigrés comme moi; je les régalais d'un welck-rabbet ' que nous arrosions d'nle ou de cidre, et lu soirée se passait tout doucement à parler de nos malheurs, de nos plaisirs et de nos espérances. Là je fis connaissance avec M. Wilkinson, planteur à la Jamaïque, et avec un homme qui était sans doute un de ses amis, car il ne le quittait jamais. Ce dernier, dont je n'ai ' Les Anglais appellent jpigrammaliqnemcnt tveUh-rabliel (lapin ^lloù), un morceau de fiotnnge grillé »ur une tr.incbe de pHÎn. Ceitet, cette prvjiaratian n'est pas si substantielle qu'un lupin; mais elle invile à boire, fait trouver le vin bon, et tient fort bien m jJace au dessert en petit comité. 36* VARIÉTÉS. jamais su le nom, était un des hommes les plus extraordi- naires que j'aie rencontrés : il avait le visage carre, les yeux vifs, et paraissait tout examiner avec attention; mais il ne par- lait jamais, et ses traits étaient immobiles comme ceux d'un aveugle. Seulement, quand il entendait une saillie ou un trait comique, son visage s'épanouis- sait, ses yeux se fermaient, et ouvrant une bouche aussi large que le pavillon d'un cor, il en faisait sortir un son prolongé, qui tenait à la fois du rire et du hennissement appelé en anglais horse laugh, après quoi tout rentrait dans l'ordre, et il retombait dans sa taciturnité habituelle : c'était l'eifet et la durée de l'éclair qui déchire lu nue. Quant à M. Wilkinson, qui paraissait âgé d'environ cin- quante ans, il avait les manières et tout l'extérieur d'un homme comme il faut {of a gentleman). Ces deux Anglais paraissaient faire cas de notre société , et avaient déjà partagé plusieurs fois, de fort bonne grâce, la collation frugale que j'offrais à mes amis, lorsqu'un soir M. Wilkinson me prit à part, et me déclara l'intention où il était de nous engager tous trois à diner. Je remerciai, et me croyant suffisamment fondé de pouvoir dans une affaire où j'étais évidemment la partie principale, j'acceptai pour tous, et l'invitation resta iïxée au surlendemain à trois heures. La soirée se passa comme à l'ordinaire; mais au moment où je me retirais, le garçon de salle {xvaiter) me prit a part et m'apprit que les Jamaïcains avaient commandé un bon repas; qu'ils avaient donné des ordres pour que les liquides fussent soignés, parce qu'ils regardaient leur invitation comme un défi à qui boirait le mieux, et que l'homme à la grande bouche VICTOIRE NATIONALE. 3G5 avait dit qu'il espérait bien qu*à lui seul il mettrait les Français sous la table. Cette nouvelle m'aurait fait rejeter le banquet offert , si je l'avais pu avec honneur; car j'ai toujours fui de pareilles orgies; mais la chose était impossible. Les Ân{jlais auraient été crier partout que nous n'avions pas osé nous présenter au combat, que leur présence seule avait suffi pour nous faire reculer; et, quoique bien instruits du danger, nous suivîmes la maxime du maréchal de Saxe : Le vin était tiré, nous nous préparâmes à le boire. Je n'étais pas sans quelques soucis; mais, en vérité, ces soucis ne m'avaient pas pour objet. Je regardais comme certain qu'étant à la fois plus jeune, plus grand et plus vigoureux que nos amphitryons, ma consti- tution, vierge d'excès bachiques, triompherait facilement de deux Anglais, probablement usés par l'excès des liqueurs spiritueuses. Sans doute, resté seul au milieu des quatre autres réservés, on m'aurait proclamé vainqueur; mais cette victoire qui m'au- rait été personnelle aurait été singulièrement affaiblie par la chute de mes deux compatriotes, qu'on aurait emportés avec les vaincus dans l'état hideux qui suit une pareille défaite. Je désirais leur épargner cet affront; en un mot, je voulais le triomphe de la nation et non celui de l'individu. En consé- quence, je rassemblai chez moi Fehr et la Massue, et leur fis une allocution sévère et formelle pour leur annoncer mes craintes ; je leur recommandai de boire à petits coups autant que possible, d'en esquiver quelques-uns pendant que j'atti- rerais l'attention de mes antagonistes, et surtout de manger doucement et de conserver un peu d'appétit pendant toute la séance, parce que les aliments mêlés aux boissons en tempè- rent l'ardeur et les empêchent de se porter au cerveau avec autant de violence; enfin nous partageâmes une assiette d'a- mandes amères, dont j'avais entendu vanter la propriété pour modérer les fiimées du vin. 3(36 VARIÉTÉS. Ainsi armés au physique et au moral , nous nous rendîmes chez Little, où nous trouvâmes les Jamaïcains , et bientôt après le dîner (ut servi. Il consistait en une énorme pièce de roastbeef, un dindon cuit dans son jus, des racines bouillies , une salade de choux crus, et une tarte aux confitures. On but à la française, c'est-à-dire que le vin fut servi dès le commencement : c'était du fort bon clairet qui était alors à bien meilleur marché qu'en France, parce qu'il en était arrivé successivement plusieurs cargaisons, dont les dernières s'étaient très-mal vendues. M. Wilkinson faisait ses honneurs à mer>'eine, nous invitant à manger et nous donnant l'exemple; son ami paraissait abimé dans son assiette, ne disait mot, regardait de côté, et riait du coin des lèvres. Pour moi, j'étais charmé de mes deux acolytes. La Massue, quoique doué d'un assez vaste appétit, ménageait ses mor- ceaux comme une petite maîtresse; et Fehr escamotait de temps en temps quelques verres de vin, qu'il faisait passer avec adresse dans un pot à bière qui était au bout de la table. De mon côté, je tenais rondement tête aux deux Anglais, et plus le repas avançait, plus je me sentais plein de confiauQ^. Après le clairet vint le porto, après le porto le madère, auquel nous nous tînmes longtemps. Le dessert était arrivé, composé de beurre, de fromage, de noix de coco et d'ycory. Ce fut alors le moment des toasts; et nous bûmes amplement au pouvoir des rois, à la liberté des peuples et à la beauté des dames ; nous portâmes, avec M. Wil- kinson, la santé de sa fille Mariah, qu'il nous assura être la plus belle personne de toute l'île de la Jamaïque. Après le vin arrivèrent les spirits, c'est-à-dire le rhum et les eaux-de-vie de vin, de grains et de framboises; avec les spirits, les chansons; et je vis qu'il allait faire chaud. Je crai- gnais les spirits; je les éludai en demandant du punch; et Little lui-même nous en apporta un bowl, sans doute préparé VICTOIRE NATIONALE. 3G7 d'avance, qui aurait suffi pour quarante personnes. Nous n'avons point en France de vases de cette dimension. Cette vue me rendit le courage ; je mangeai cinq ou six rôties d'un beurre extrêmement frais, et je sentis renaître mes forces. Alors je jetai un coup d'oeil scrutateur sur tout ce qui m'en- vironnait; car je conmiençais à être inquiet sur la manière dont tout cela finirait. Mes deux amis me parurent assez frais ; ils buvaient en épluchant des noix d'ycory. M. Wilkinson avait la face rouge -cramoisi, ses yeux étaient troubles, il paraissait affaissé; son ami gardait le silence; mais sa tête fumait comme une chaudière bouillante, et sa bouche immense s'était formée en cul de poule. Je vis bien que la catastrophe approchait. Effectivement, M. Wilkinson, s'étant réveillé comme en sursaut, se leva et entonna d'une voix assez forte l'air national Rule Britannia; mais il ne put jamais aller plus loin; ses forces le trahirent; il se laissa retomber sur sa chaise, et de là coula sous la table. Son ami, le voyant dans cet état, laissa échapper un de ses plus bruyants ricanements, et s'étant baissé pour l'aider, tomba à côté de lui. Il est impossible d'exprimer la satisfaction que me causa ce brusque dénoûment et le poids dont il me débarrassar Je me hâtai de sonner. Little monta, et après lui avoir adressé la phrase officielle : « Voyez à ce que ces gentlemen soient » convenablement soignés , » nous bûmes avec lui un dernier verre de punch à leur santé. Bientôt le watter arriva, aidé de ses sous-ordres, et ils s'emparèrent des vaincus, qu'ils trans- portèrent chez eux les pieds les premiers, suivant la règle the feet foremost ', l'ami gardant une immobilité absolue, et M. Wilkinson essayant toujours de chanter l'air Rule Bri- tannia. Le lendemain les journaux de New- York, qui furent ensuite successivement copiés par tous ceux de l'Union , racontèrent * On se sert, en anglais, de cette expres.iioii pour dé.4i{rner ceux qu'on emporte mortii ou ivres. 368 VARIÉTÉS. avec assez d'exactitude ce qui s'étnit passe, et ayant njoulé que les deux Anglais avaient été malades des suites de celte aventure, j'allai les voir. Je trouvai l'ami tout stupéfié par les suites d'une forte indif^estion, et M. Wilkinson retenu sur sa chaise par un accès de goutte que notre lutte bachique avait probablement réveillée. Il parut sensible n cette attention, et me dit, entre autres choses : i Oh ! dear sir, you are very ■ fjood compnny indeed, but too a drinker for us '. I Mnn cher nionsûnir, voii« ili'i en vi'rité ilc irèïi-liDniic compagnie, m.ii» voua He» trop fort buveur pour noim. LES ABLUTIONS. 369 lY. LES ABLUTIONS. 'ai écrit que le voinitoire des Romains répugnait à la délicatesse de nos mœurs; j'ai peur d'avoir en cela commis une imprudence et d'être obligé de chanter la palinodie. Je m'explique. Il y a à peu près quarante ans que quelques personnes de la haute so- ciété, presque toujours des dermes, avaient coutume de se rincer la bouche après le repas. À cet effet, au moment où elles quittaient la table, elles tournaient le dos à la compagnie; un laquais leur présentait un verre d'eau; elles en prenaient une gorgée qu'elles reje- taient bien vite dans la soucoupe; le valet emportait le tout; et l'opération était & peu près inaperçue par la manière dont elle se faisait. Nous avons changé tout cela. Dans la maison où l'on se pique des plus beaux usages, des domestiques, vers la fin du dessert, distribuent aux convives des bowls pleins d'eau froide, au milieu desquels se trouve un gobelet d'eau chaude. Là, en présence les uns des autres, on plonge les doigts dans l'eau froide, pour avoir l'air de les laver, et on avale l'eau chaude, dont on se gargarise avec bruit, et qu'on vomit dans le gobelet ou dans le bovirl. Je ne suis pas le seul qui se soit élevé contre cette innova- tion, également inutile, indécente et dégoûtante. Inutile; car chez tous ceux qui savent manger, la bouche 47 370 VARIÉTÉS. est propre ù la Rn du repas; elle s'est nettoyée suit par le fruit, soit par les derniers verres qu'on a coutume de boire au dessert. Quant aux mains, on ne doit pas s'en servir de manière à les salir; el d'ailleurs chacun n'a-t-il pas une serviette pour les essuyer ? Indécente; car il est de principe {;énéralenient reconnu que toute ablution doit se cacher dans le secret de la toilette. Innovation dégoûtante surtout ; car In bouche la plus jolie et la plus fraîche perd tous ses charmes quand elle usurpe les fonctions des organes évacuuteurs : que sera-ce donc si cette bouche n'est ni jolie ni fraîche? Mais que dii-e de ces échan- crures énormes qui s'évident pour montrer des abîmes qu'on croirait sans fond, si on n'y découvrait des pics informes que le temps a corrodés? Proh pudor! Telle est la position ridicule où nous a placés une affecta- tion de propreté prétentieuse qui n'est ni dans nos goûts ni dans nos mœurs. Quand on a une fois passé certaines limites, on ne sait plus où l'on s'arrêtera, et je ne puis dire quelle puriâcation on ne nous imposera pas. Depuis l'apparition officielle de ces bowls innovés, je me désole jour et nuit. Nouveau Jérémie, je déplore les aberra- tions de la mode, et, trop instruit par mes voyages, je n'entre MYSTIFICATION ET DÉFAITE. 371 plus dans un salon sans trembler d'y rencontrer Tabomiilable chamherpot *. V. MYSTIFICATION DU PROFESSEUR ET DÉFAITE d'uN Gb^N^RAL. L y a quelques années que les journaux nous annoncèrent la découverte d'un nouveau parFum, celui de Vhémérocallis,' plante bulbeuse qui a effectivement une odeur fort agréable, ressemblant assez à celle du jasmin. Je suis fort curieux et passablement musstrd, et ces deux causes combinées me pondèrent jusqu'au faubourg Saint- Germain, où je devais trouver le parfum, charme des narines, comme disent les Turcs. La, je reçus l'accueil dû à un amateur, et on tira pour moi du tabernacle d'une pharmacie très -bien garnie une petite boîte bien enveloppée, et paraissant contenir deux onces de la. précieuse cristallisation : politesse que je reconnus par le délaissement de trois francs, suivant les règles de compen- sation dont M. Azaïs a{jrandit chaque jour la sphère et les principes. Un étourdi aurait sur-le-champ déployé, ouvert, flairé et dégusté. Un professeur agit différemment : je pensai qu'en pareil cas le retirement était indiqué ; je me rendis donc chez 1 On sait qu*il existe ou qu'il exititait il y a peu d*années, en An|;leteiTe, des aallcs u manger où l'on pouvait /*aire son petit tour sans sortir de l'appartement : facilité étrange, mais qui avait un peu moins d'inconvénients dans un pays où les dames se retirent aussitôt que les hommes commencent ù lioire du vin. 372 VARIÉTÉS. moi au pas officiel ; et bientôt, calé dans mon sofa, je me pré- parai à éprouver une sensation nouvelle. Je tirai de ma poche la boite odorante et la débarrassai des langes dans lesquels elle était encore enveloppée; c'étaient trois imprimés différents, tous relatifs à Thémérocallis , à son histoire naturelle, à sa culture, à sa fleur, et aux jouissances distinguées qu'on pouvait tirer de son parfiim, soit qu'il fut concentré dans des pastilles, soit qu'il fut mêlé à des prépa- rations d'office, soit enfin qu'il parut sur nos tables dissous dans des liqueurs alcooliques ou mêlé à des crèmes glacées. Je lus attentivement les trois imprimés accessoires : 1** pour m'indemniser d'autant de la compensation dont j'ai parlé plus haut; 2" pour me préparer convenablement à l'appréciation du nouveau trésor extrait du règne végétal. J'ouvris donc avec due révérence la boîte, que je supposais pleine de pastilles. Mais, ô surprise! 6 douleur! j'y trouvai, en premier ordre, un second exemplaire des trois imprimés que je venais de dévorer, et, seulement comme accessoires, environ deux douzaines de ces trocliisques dont la conquête m'avait fait faire le voyage du noble faubourg. Avant tout, je dégustai; et je dois rendre hommage à la vérité en disant que je trouvai ces pastilles fort agréables; mais je n'en regrettai que plus fort que, contre l'apparence extérieure , elles fiissent en si petit nombre , et véritablement, plus j'y pensais, plus je me croyais mystifié. Je me levai donc avec l'intention de reporter la boite à son auteur, dût-il en retenir le prix; mais, à ce mouvement, une glace me montra mes cheveux gris; je me moquai de ma vivacité et me rassis rancune tenante : on voit qu'elle a duré longtemps. D'ailleurs une considération particulière me retint : il s'agis- sait d'un pharmacien, et il n'y avait pas quatre jours que j'avais été témoin de l'extrême imperturbabilité des membres de ce collège respectable. C'est encore une anecdote qu'il faut que mes lecteurs con- MYSTJFICATIO.N ET DÉFAITE. 373 naissent. Je suis aujourd'hui (17 juin 1825) en train de conter. Dieu veuille que ce ne soit pas une calamité publique! Or donc, j'allai un matin faire une visite au {général Bouvier- des-Éclaz, mon ami et mon compatriote. Je le trouvai parcourant son appartement d'un air agité, et Froissant dans ses mains un écrit que je pris pour une pièce de vers. « Prenez, dit-il en me le présentant, et dites-moi votre » avis; vous vous y connaissez. » Je reçus le papier, et, l'ayant parcouru, je fus fort étonné de voir que c'était une note de médicaments fournis : de sorte que ce n'était point en ma qualité de poëte que j'étais requis, mais comme pharmaconome. « Ma foi, mon ami, lui dis-je en lui rendant sa propriété, » vous connaissez l'habitude de la corporation que vous avez » mise en œuvre; les limites ont bien été peut-être un peu » outre-passées; mais pourquoi avez-vous un habit brodé, » trois ordres, un chapeau à graine d'épinards? Voilà trois » circonstances aggravantes, et vous vous en tirerez mal. — » Taisez-vous donc, me dit-il avec humeur, cet état est épou- *> vantable. Au reste, vous allez voir mon écorcheur, je l'ai » fait appeler; il va venir, et vous me soutiendrez. » • Il parlait encore quand la porte s'ouvrit, et nous vîmes entrer un homme d'environ cinquante-cinq ans, vêtu avec soin; il avait la taille haute, la démarche grave, et toute sa physionomie aurait eu une teinte uniforme de sévérité, si le rapport de sa bouche à ses yeux n'y avait pas introduit quelque chose de sardonique. Il s'approcha de la cheminée, refusa de s'asseoir, et je fus témoin auditeur du dialogue suivant, que j'ai fidèlement retenu : Le gicnéral. — Monsieur, la note que vous m'avez envoyée est un véritable compte d'apothicaire, et.... L'homme noir. — Monsieur, je ne suis point apothicaire. Le c.f'nkral. — Kt qu'êtes-vous donc, monsieur? 374 VARrÉTÉS. L'homhe NOiit. — Monsieur, je suis pharmacien. Le ckmlRAL. — Eh hien , monsieur le pharmacien , votre garçon a dû vous dire L'hohhe Nom. — Monsieur, je n'ai point de {[arçon. Le GÉNh'RAL. — Qu'était donc ce jeune homme? L'hohhe noir. — Monsieur, c'est un élève. Le ci^nëbal. — Je voulais donc vous dire, monsieur, que vos drogues L'hohue noib. — Monsieur, je ne vends point de drogues.... Le civNI''rai.. — Que vendez-vous donc, monsieur? L'hohue noib, — Monsieur, je vends des médicaments. Là Huit lu discussion. Le général, honteux d'avoir fait tant de solécismes et d'être si peu avancé dans la connaissance de lu langue pharmaceutique, se trouhia, oïdjlia ce qu'il avait à dire, et paya tout ce qu'on voulut. LE PLAT D'ANGUILLE. 375 VI. LE PLAT D'ANGUILLE. L existait à Paris, rue de la Chaussée-d'Antin, un particulier nommé Briguet, qui, ayant d'abord été cocher, puis marchand de che- vaux, avait fini par faire une petite for- tune. R. Il était né à Tahssieux; et, ayant résolu de s y retirer, il épousa une rentière qui avait autrefois été cuisi- nière chez mademoiselle Thévenin , que tout Paris a connue par son surnom d'As de pique. L'occasion se présenta d'acquérir un petit domaine dans son village natal ; il en profita , et vint s'y établir avec sa femme vers la fin de 1791. Dans ces temps-là, les curés de chaque arrondissement archi- presbytéral avaient, coutume de se réunir une fois par mois chez chacun d'entre eux tour à tour, pour conférer sur les matières ecclésiastiques. On célébrait une grand'messe; on conférait, ensuite on dînait. Le tout s'appelait la conférence; et le curé chez qui elle devait avoir lieu ne manquait pas de se préparer à l'avance pour bien et dignement recevoir ses confrères. Or, quand ce fut le tour du curé de Talissieux, il arriva qu'un de ses paroissiens lui fit cadeau d'une magnifique anguille prise dans les eaux limpides de Serans, et de plus de trois pieds de longueur. Ravi de posséder un poisson de pareille souche, le pasteur craignit que sa cuisinière ne fut pas en état d'apprêter un mets 376 VARIÉTÉS. (le si hmitv espérance; il vint donc trouver madame Briguet, et rendant homnmge à ses connaissances supérieures, il la pria d'imprimer son cachet à un plat digne d'un archevêque, et qui ferait le plus {>rand honneur h son dîner. L'ouaille docile y consentit sans difficulté, et avec d'autant plus de plaisir, disait-elle, qu'il lui restait encore une petite caisse de divers assaisonnements rares dont elle faisait usage chez son ancienne maitressc. Le plat d'anguille fût conTectionné avec soin et sem avec distinction. Non-seulement il avait une tournure élégante, mais encore un fumet enchanteur; et quand on l'eut goûté, les expressions manquaient pour en faire l'éloge; aussi dis- parut-il, corps et sauce, juscju'ii la dernière particule. Mais il arriva qu'au dessert les vénérables se sentirent émus d'une manière inacconlUDice, et que, par suite de l'influence nécessaire du physique sur le moral , les propos tournèrent a lu gaillardise. Les uns faisaient de bons contes de leurs aventures du sémi- naire; d'autres raillaient leurs voisins sur quelques on dit de chronique scandaleuse; bref, la conversation s'établit et se maintint sur le plus mignon des péchés capitaux ; et ce qu'il y LE l'LAT irAXGUlLl.K. 377- eut de ti'ès-remarquable , c'est (|u'iU ne se doutèrent même pas du scandale, tant le diable était malin. Ils se séparèrent tard, et mes mémoires secrets ne vont pas plus loin pour ce jour-là. Mais à In conférence suivante, quand les convives se revirent, ils étaient honteux de ce qu'ils avaient dit, se demandaient excuse de ce qu'ils s'éluient reproché, et finirent par attribuer le tout a l'influence du plat d'anfpiille, de sorte que, tout en avouant qu'il était délicieux, cependant ils convinrent qu'il ne serait pas prudent de mettre le savoir de madame Briguet à une seconde épreuve. J'ni cherché vainement a m'nssurer de lu nature du condi- ment qui avait produit de si merveilleux effets, d'autant qu'on ne s'était pas plaint qu'il fi'tt d'une nature dun{;ereuse ou cor- rosive. L'artiste avouait bien un coitli.*! d'écrevisses fortement pimenté; maïs je rejfarde comme certain qu'elle ne disait pas tout. VII. L'ASPERGE. N vint dire un jour h Mgr Courtois de Quincey, évèque de Belley, qu'une asperge d'une grosseur merveilleuse pointait dans un des carrés de son jardin potager. A l'instant, toute la société se trans- porta sur les lieux pourvériiierle fait; car dans les paluis épiscopaux aussi, on est charmé d'avoir quelque chose à faire. La nouvelle ne se trouva ni Fausse ni exagérée. La plante avait percé la terre, et paraissait déjà au-dessus du sol; la tét^ en était arrondie, vernissée, diaprée, et promettait une colonne plus que de pleine main. On se récria sur ce phénomène d'horticulture : on convînt qu'il monseigneur seul appartenait le droit de le séparer de sa racine, et le coutelier voisin hit chargé de faire immédiatement un couteau approprié à cette haute fonction. Pendant les jours suivants, l'asperge ne fit que croître en grâce et en beauté; sa marche était lente, mais continue, et bientôt on commença à apercevoir la partie blanche où finit la propriété esculente de ce légume. Le temps de ta moisson ainsi indiqué, on s'y prépara par un bon diner, et on ajourna l'opération au retour de la pro- menade. Alors monseigneur s'avança armé du couteau officiel, se baissa avec gravité, et s'occupa à séparer de sa tige le végétal orgueilleux, tandis que toute la cour épiscopale marquait quelque impatience d'en examiner les fibres et la contexture. LE IMÉGE. 379 Mais, ô surprise! 6 désappointement! ô douleurl le prélat se releva les mains vides... L'asperge était de bois. Cette plaisanterie, peut-être un peu forte, était do chanoine Rosset, qui, né à Saint-Claude, tournait à mervçille et peignait fort agrëalilement. Il avait conditionné de tout point la fausse plante , l'avait enfoncée en cachette , et la soulevait un peu chaque jour pour imiter la croissance naturelle. Monseigneur ne savait pas trop de quelle manière il devait prendre cette mystification (car c'en était bien une); mais voyant déjii l'hilarité se peindre sur la %ure des assistants, il sourit; et ce sourire fut suivi de l'explosion générale d'un rire véritablement homérique : on emporta donc le corps du délit, sans s'occuper du délinquant; et, pour cette soirée du moins, la statue-asperge fut admise aux honneurs du salon. VIII. LE PIÉGE. E chevalier de Langeac avait une assez belle fortune qui s'était écoulée par les exutoires obligés qui envi- ronnent tout homme qui est riche, jeune et beau garçon. Il en avait rassemblé les débris, et au moyen d'une petite pension qu'il recevait du gouvernement, il avait à Lyon une existence agréable dans ta meilleure société, car l'expérience lui avait donné de l'ordre. Quoique toujours galant, il s'était cependant retiré de fiiit du service des dames ; il se plaisait encore à faire leur partie à tous les jeux de commerce, qu'il jouait également bien; 380 VARIÉTÉS. mais il défendait contre elles son argent, avec le sang-froid qui caractérise ceux qui ont renoncé à leurs bontés. La gourmandise s'était enrichie de la perte de ses autres penchants; on peut dire qu'il en faisait profession; et comme il était d'ailleurs fort aimable, il recevait tant d'invitations qu'il ne pouvait y suffire. Lyon est une ville de bonne chère; sa position y fait abonder arec une égale fiicitité les vins de Bordeaux , ceux d<^ l'Ermitage et ceux de Bourgogne; le gibier des coteaux voi- sins est excellent; on tire des lacs de Genève et du Bourget les meilleurs poissons du monde , et les amateurs se pâment à la vue des poulardes de Bi'es^e., dont cette ville est l'enti'eftôt. Le chevalier de Langeuc avait donc sa place marquée aux meilleures tables de la ville; mais cette où il se plaisait spécialement était celle de M. A'", banquier fort riche et amateur distingué. Le che- valier mettait cette préférence sur le compte de la liaison qu'ils avaient contractée en faisan t ensemble leurs études. Les matins (car il y en a par- tout) l'attribuaient à ce que M. A'" avait pour cuisinier le meilleur élève de Bamier, traiteur habile qui florissait dans ces temps reculés. Quoi qu'il en soit, vers lu ^ fin de l'hiver de 1780, le chevalier de Langeac reçut un billet par lequel M. A"* l'in- vitait à souper a dix jours de In (car on soupait alors), et mes mémoires secrets assurent qu'il tressaillit de joie en pensant qu'une citation à si longs jours indiquait une séance solennelle et une festivité de premier ordre. LE PIEGE. 381 Il se rendit au jour et à l'heure fixés, et trouva les convives rassembles au nombre de dix, tous amis de la joie et de lu bonne chère; le mot gastronome n'avait pas encore été tiré du g^rec, ou du moins n'était pas usuel comme aujourd'hui. Bientôt un repas substantiel leur fut servi; on y voyait, entre autres, un énorme aloyau dans son jus, une fricassée de poulet bien garnie, une tranche de veau de la plus belle appa- rence, et une très-belle carpe farcie. Tout cela était beau et bon, mais ne répondait pas, aux yeux du chevalier, à l'espoir qu'il avait conçu d'après une invitation ultra-décadaire. Une autre singularité le frappait : les convives, tous gens de bon appétit, ou ne mangeaient pas, ou ne mangeaient que du bout des lèvres; l'un avait la migraine, l'autre se sentait un frisson , un troisième avait dîné tard , ainsi des autres. Le chevalier s'étonnait du hasard qui avait accumulé sur cette soirée des dispositions aussi anticonviviales; et, se croyant chargé de représenter tous ces invalides, attaquait hardiment, tranchait avec précision, et mettait en action un grand pouvoir d'intussusception . Le second service ne fut pas assis sur des bases moins solides ; un énorme dindon de Grémieu faisait face à un très- beau brochet au bleu, le tout flanqué de six entremets obligés (salade non comprise) , parmi lesquels se distinguait un ample macaroni au parmesan. A cette apparition , le chevalier sentit se ranimer sa valeur expirante, tandis que les autres avaient l'air de rendre le der- nier soupir. Exalté par le changement de vins , il triomphait de leur impuissance, et toastait leur santé des nombreuses rasades dont il arrosait un tronçon considérable de brochet qui avait suivi l'entrecuisse du dindon. Les entremets furent fêtés à leur tour, et il fournit glorieu- sement sa carrière, ne se réservant, pour le dessert, qu'un morceau de fromage et un verre de vin de Malaga; car les sucreries n'entraient jamais dans son budget. 1 382 VARIÉTÉS. On a vu qu*il avait déjà eu deux étonnemeuts dans la soirée : le premier, de voir une chère par trop solide; l'autre, de trouver des convives trop mal disposés ; il devait en éprouver im troisième bien autrement motivé. Effectivement, au lieu de servir le dessert, les domestiques enlevèrent tout ce qui couvrait la table, argenterie et linge, en donnèrent d'autres aux convives, et y posèrent 'quatre entrées nouvelles, dont le fumet s'éleva jusqu'aux cieux. C'étaient des ris de veau au coulis d'écrevisses, des laitances aux truffes, un brochet piqué et farci, et des ailes de barta- velles à la purée de champignons. Semblable îi ce vieillard magicien dont parle l'Arioste, qui, ayant la belle Armide en sa puissance , ne fit pour la désho- norer que d'impuissants efforts, le chevalier fut atterré a la vue de tant de bonnes choses qu'il ne pouvait plus fêter, et commença à soupçonner qu'on avait eu de méchantes inten- tions. Par un effet contraire , tous les autres convives se sentirent ranimés : l'appétit revint, les migraines disparurent, un écar- tçment ironique semblait agrandir leurs bouches; et ce fut leur tour de boire à la santé du chevalier, dont les pouvoirs étaient finis. Il faisait cependant bonne contenance, et semblait vouloir faire tète à l'orage ; mais à la troisième bouchée , la nature se révolta , et son estomac menaça de le trahir. Il fut donc forcé de rester inactif, et, comme on dit en musique, il compta des pauses. Que ne ressentit-il pas, au troisième changement, quand il vit arriver par douzaines des bécassines, blanches de graisse, dormant sur des rôties officielles ; un faisan , oiseau très-rare alors et arrivé des bords de la Seine; un thon frais, et tout ce que la cuisine du temps et le petit-four présentaient de plus élégant eu entremets ! Il délibéra, et fut sur le point de rester, de continuer et de mourir bravement sur le champ de bataille : ce fut le pre- LE TURBOT. 383 mier cri de l'honneur fiien ou mal entendu. Mais bientùt l'égoïsme vint » son secours, et l'amena a des idées plus, modérées. Il réfléchit qu'en pareil cas la prudence n'est pas lâcheté ; qu'une mort par indigestion prête toujours au ridicule, et que l'avenir lui gardait sans doute bien des compensations pour ce désappointement; il prit donc son parti, et jetant sa ser- viette : 1 Monsieur, dit-il au financier, on n'expose pas ainsi ses amis; il y a perfidie de votre part, et je ne vous verrai de ma vie. » Il dit, et disparut. Son départ ne fit pas une très-grande sensation ; il annonçait le succès d'une conspiration qui avait pour but de le mettre en face d'un bon repas dont il ne pourrait pas profiter, et tout le monde était dans le secret. Cependant le chevalier bouda plus longtemps qu'on n'aurait cru; il Billut quelques prévenances pour l'apaiser; enfin il revint avec les becfigues, et il n'y pensait plus a l'apparition des tnifFes. IX. LK TURBOT. A Discorde avait tenté un jour de s'in- troduire dans le sein d'un des méuages les plus unis de la capitale. C'était jus- tement un samedi, jour de sabbat : il s'agissait d'un turbot à cuire; c'était à la campagne, et cette campagne était Villecréne. Ce poisson, qu'on disait arraché à une destinée bien plus glorieuse, devait être servi le lendemain ii une réunion de bonnes gens dont je Taisais partie; il était Frais, dodu, brillant 384 VARIÉTÉS. à satisfaction ; mais ses dimensions excédaient tellement tous les vases dont on pouvait disposer, qu*on ne savait comment le préparer. tt Eh bien, on le partagera en deux, disait le mari. — Ose- » rais-tu bien déshonorer, ainsi cette pauvre créature? disait « la femme. — Il le faut bien, ma chère, puisqu'il n*y a pas » moyen de faire autrement. Allons, qu'on apporte le couperet, » et bientôt ce sera chose faite. — Attendons encore, mon » ami, oii y sera toujours à temps; tu sais bien d'ailleurs que » le cousin va venir; c'est un professeur, et il trouvera bien le » moyen de nous tirer d'affaire. — Un professeur... nous tirer » d'affaire... Bah!... » Et un rapport fidèle assure que celui qui parlait ainsi ne paraissait pas avoir grande confiance au professeur ; et cependant ce professeur c'était moi ! Schwemoth ! La difficulté allait probablement se terminer à la manière d'Alexandre, lorsque j'arrivai au pas de charge, le nez au vent, et avec l'appétit qu'on a toujours quand on a voyagé, qu'il est sept heures du soir, et que l'odeur d'un bon dîner salue l'odorat et sollicite le goût. A mon entrée, je tentai vainement de faire les compliments d'usage; on ne me répondit point, parce qu'on ne m'avait pas écouté. Bientôt la question qui absorbait toutes les atten- tions me fut exposée à peu près en duo; après quoi les deux parties se turent comme de concert; la cousine me regardant avec des yeux qui semblaient dire : J'espère que nous nous en tirerons; le cousin ayant, au contraire, l'air moqueur et narquois, comme s'il eût été sur que je ne m'en tirerais pas, tandis que sa main droite était appuyée sur le redoutable couperet, qu'on avait apporté sur sa réquisition. Ces nuances diverses disparurent pour faire place à l'em- preinte d'une vive curiosité, lorsque, d'une voix grave et ora- culeuse, je prononçai ces paroles solennelles : « Le turbot » restera entier jusqu'à sa présentation officielle. » Déjà j'étais sûr de ne pas me compromettre, parce que j'aurais proposé de le faire cuire au four; mais ce mode pou- LE TURBOT. 385 vant présenter quelques difficultés, je ne m'expliquai point encore, et me dirigeai en silence vers la cuisine, moi ouvrant la procession , les époux servant d'acolytes , la famille repré- sentant les fidèles, et la cuisinière înjiocchi fermant la marche. Les deux premières pièces ne me présentèrent rien de favo- rable à mes vues; mais, arrivé à la l^uanderie, une chaudière, quoique petite, bien encastrée dans son fourneau, s'offrit a mes yeux; j'en jugeai de suite l'application; et me tournant vers ma suite : « Soyez sans inquiétude, m'écriai-je avec cette » foi qui transporte les montagnes, le turbot cuira entier; il » cuira à la vapeur, il va cuire à l'instant. » Effectivement, quoiqu'il fût tout à fait temps de diner, je mis immédiatement tout le monde en œuvre. Pendant que quelques-uns allumaient le fourneau, je taillai, dans un panier de cinquante bouteilles, une claie de la grandeur précise du poisson géant. Sur cette claie, je fis mettre un lit de bulbes et herbes de haut goût , sur lequel il fut étendu , après avoir été bien lavé, bien séché et convenablement salé. Un second lit du même assaisonnement fut placé sur le dos. On posa la claie, ainsi chargée, sur la chaudière à demi pleine d'eau; on couvrit le tout d'un petit cuvier autour duquel on amassa du sable sec, pour empêcher la vapeur de s'échapper trop facilement. Bientôt la chaudière fut en ébuUition ; Ja vapeur ne tarda pas à remplir toute la capacité du cuvier, qu'on enleva au bout d'une demi-heure, et la claie fut retirée de dessus la chaudière avec le turbot cuit à point, bien blanc, et de la plus aimable apparence. L'opération finie, nous courûmes nous mettre à table avec des appétits aiguisés par le retard , par le travail et par le suc- cès, de soile que nous employâmes assez de temps pour arri- ver à ce moment heureux, toujours indiqué par Homère, où l'abondance et la variété des mets avaient chassé la faim. Le lendemain , à diner, le turbot lîit servi aux honorables consommateurs, et on se récria sur sa bonne mine. Alors le maître de la maison rapporta par lui-même la manière ines^ 49 386 VARIÉTÉS. pérée dont il avait été cuit; et je fus loué nou-seulement pour l'à-propos de l'invention, mais encore pour son effet; car, après une dégustation attentive, il fut décidé à l'unanimité que le poisson apprêté de cette manière était incomparable- ment meilleur que s'il eût été cuit dans une turbotière. Cette décision n'étonna personne, puisque, n'ayant pas passé dans l'eau bouillante, il n'avait rien perdu de ses prin- cipes , et avait au contraire pompé tout l'arôme de l'assaison- nement. Pendant que mon oreille se saturait à satisfaction des com- pliments qui m'étaient prodigués, mes yeux en cherchaient encore d'autres plus sincères dans l'autopsie des convives, et j'observai, avec un contentement secret, que le général Labassée était si content qu'il souriait à chaque morceau , que le curé avait le cou tendu et les yeux fixés au plafond en signe d'extase, et que, de deux académiciens aussi spirituels que gourmands qui se trouvaient parmi nous, le premier, M. Àu- ger, avait les yeux brillants et la face radieuse comme un auteur qu'on applaudit, tandis que le deuxième, M. Villemain, avait la tête penchée et le menton à l'ouest comme quelqu'un qui écoute avec attention. Tout ceci est bon h retenir, parce qu'il est peu de maisons de campagne où l'on ne puisse trouver tout ce qui est néces- saire pour constituer l'appareil dont je me servis dans cette occasion, et qu'on peut y avoir recoiu's toutes les fois qu'il est question de faire cuire quelque objet qui survient inopi- nément et qui dépasse les dimensions ordinaires. Cependant mes lecteurs auraient été privés de la connais- sance de cette grande aventure, si elle ne m'avait pas paru devoir conduire à des résultiits d'une utilité plus générale. Effectivement, ceux qui connaissent la nature et les effets de la vapeur savent qu'elle égale en température le liquide qu'elle abandonne; qu'elle peut même s'élever de quelques degrés par une légère concentration, et qu'elle s'accumule tant qu'elle ne trouve pas d'issue. LE TURBOT. 387 Il suit de là que, toutes choses restant les mêmes, en aug- mentant seulement la capacité du cuvier qui couvrait le tout dans mon expérience, et en y substituant par exemple un tonneau vide, on pourrait, au moyen de la vapeur, faire cuire promptement et à peu de frais plusieurs boisseaux de pommes de terre, de racines de toute espèce, enfin tout ce qu'on aurait empilé sur la claie et recouvert du tonneau , soit pour les hommes, soit à Tusage des bestiaux; et tout cela serait cuit avec six fois moins de temps et six fois moins de bois qu'il n'en faudrait pour mettre seulement en ébullition une chaudière de la contenance d'un hectolitre. Je crois que cet appareil si simple peut être de quelque importance partout où il existe une manutention un peu con- sidérable, soit à la ville, soit à la campagne; et voilà pourquoi je l'ai décrit de manière que tout le monde puisse l'entendre et en profiter. Je crois encore qu'on n'a point assez tourné au profit de nos usages domestiques la puissance de la vapeur; et j'espère bien que quelque jour le bulletin de la Société d'encourage- ment apprendra aux agriculteurs que je m'en suis ultérieure- ment occupé. P. S. Un jour que nous étions assemblés en comité de pro- fesseurs, nie de la Paix, n® l^^» je racontai l'histoiM véritable du turbot à la vapeur. Quand j'eus fini, mon voisin de gauche se tourna vers moi : « N'y étais-je donc pas? me dit-il d'un » air de reproche. — Et moi donc, n'ai-je donc pas opiné tout M aussi bien que les autres? — Certainement, lui répondis-je, » vous étiez là tout près du curé , et , sans reproche , vous en » avez bien pris votre part; ne croyez pas que... » Le réclamant était M. Lorrain , dégustateur fortement papille, financier aussi aimable que prudent, qui s'est bien calé dans le port pour juger plus sainement des effets de la tempête, et conséquemment digne à plus d'un titre de la nomination en toutes letti*es. DIVERS MAGISTERES RESTAURANTS, PAR LE PnOFESSEfn, REKEZ six gros otj^nons, trois racines tle cnrottes, une poi^^ée de persil ; liadiez te tont et le jetez duns une cusserole, on vous le ferez chanfFer et roussir au moyen d'un morceau de bon beurre frais. Quand ce mélange est bien à point, jetez-y six onces de sucre can^i) vingt grains d'ambre pilé, avec une croûte de pain grillée et trois bouteilles d'eau, que vous ferez bouillir pendant trois quarts d'heure, en y ajou- tant de nouvelle eau pour compenser la perte qui se fait par l'ébullition , de manière qu'il y ait toujours trois bouteilles de liquide. Pendant que ces choses se passent, tuez, plumez et videz un vieux coq, que vous pilerez chair et os dans un mortier, avec le pilon de fer; hachez également deux livres de chair de bœuf bien choisie. Cela fait, on mêle ensemble ces deux chairs, auxquelles on ajoute suffisante quantitii de sol et de poivre. On les met dans une CLissen>le, sur un feu bien vif, de manière à se pénétrer de calorique , et on y jette de tem|>s en temps un peu de beurre frais, afni de pmivoir bien sauter ce mélanj;e sans qu'il s'attache. MAGISTÈRES RESTAURANTS. 389 Quand on voit qu'il a roussi , c'est-à-dire que Tosmazôme est rissolée, on passe le bouillon qui est dans la première cas- serole. On en mouille peu à peu la seconde ; et quand tout y est entré, on fait bouillir à grandes vagues pendant trois quarts d'heure, en ayant toujours soin d'ajouter de l'eau < chaude pour conserver la même quantité de liquide. An bout de ce temps, l'opération est finie, et on a une potion dont l'eflfet est certain toutes les fois que le malade, quoique épuisé par quelqu'une des causes que nous avons indiquées, a cependant conservé un estomac faisant ses fonctions. Pour en faire usage, on en donne, le premier jour, une tasse toutes les trois heures, jusqu'à l'heure du sommeil de la nuit; les jours suivants, une forte tasse seulement le matin et pareille quantité le soir, jusqu'à l'épuisement des trois bou- teilles. On tient le malade à un régime diététique léger, mais cependant nourrissant, comme des cuisses de volaille, du poisson, des fruits doux, des confitures; il n'arrive presque jamais qu'on soit obligé de recommencer une nouvelle con- fection. Vers le quatrième jour il peut reprendre ses occupa- tions ordinaires, et doit s'efforcer d'être plus sage à l'avenir, s'il est possible. En supprimant l'ambre et le sucre candi, on peut, par cette méthode, improviser un potage de haut goût et digne de figurer à un diner de connaisseurs. On peut remplacer le vieux coq par quatre vieilles perdrix, et le bœuf par un morceau de gigot de mouton : la prépa- ration n'en sera ni moins efficace ni moins agréable. La méthode de hacher la viande et de la roussir avant que de la mouiller peut être généralisée pour tous les cas où l'on est pressé. Elle est fondée sur ce que les viandes traitées ainsi se chargent de beaucoup plus de calorique que quand elles sont dans l'eau : on s'en pourra donc servir toutes les fois qu'on aura besoin d'un bon potage gras, sans être obligé de l'attendre cinq ou six heures, ce qui peut arriver très-souvent, 390 VARIÉTÉS. surtout à la campag^ne. Bien entendu que ceux qui s'en servi- ront glorifieront le professeur. » B. Il est bien que tout le monde sache que si l'ambre, consi- déré comme parfum, peut être nuisible aux profanes qui ont les nerfs délicats, pris intérieurement, il est souverainement tonique et exhilarant; nos aïeux en faisaient grand usage dans leur cuisine et ne s'en portaient pas plus mal. J'ai su que le maréchal de Richelieu, de glorieuse mémoire, mâchait habituellement des pastilles ambrées; et pour moi, quand je me trouve dans quelqu'un de ces jours où le poids de l'âge se fait sentir, où l'on pense avec peine et où l'on se sent opprimé par une puissance inconnue, je mêle avec une forte tasse de chocolat gros comme une fève d'ambre pilé avec du sucre, et je m'en suis toujours trouvé à merveille. Au moyen de ce tonique, l'action de la vie devient aisée, la pensée se dégage avec facilité, et je n'éprouve pas l'insomnie qui serait la suite infaillible d'une tasse de café à l'eau, prise avec l'intention de produire le même effet. C. Le magistère A est destiné aux tempéraments robustes, aux gens décidés, et à ceux en général qui s'épuisent par action. J'ai été conduit par l'occasion à en composer un autre beau- coup plus agréable au goût, d'un effet plus doux, et que je réserve pour les tempéraments faibles, pour les caractères indécis, pour ceux, en un mot, qui s'épuisent à peu de frais; le voici : Prenez un jarret de veau pesant au moins deux livres; fendez-le en quatre sur sa longueur, os et chair; faites-le roussir avec quatre oignons coupés en tranches et une poi- gnée de cresson de fontaine; et quand il s'approche d'être cuit, mouillez-le avec trois bouteilles d'eau, que vous ferez MAGISTÈRES RESTAURANTS. 391 bouillir pendant deux heures, avec la précaution de remplacer ce qui s'évapore, et déjà vous avez un bon bouillon de veau : poivrez et salez modérément. Faites piler séparément trois vieux pigeons et vingt-ciiir] écrevisses bien vivantes; réunissez le tout pour faire roussir, comme j'ui dit au numéro A, et quand vous voyez que la chaleur a pénétré le mélan^je et qu'il coomience à (patiner, mouillez avec le bouillon de veau et poussez le feu pendant une heure ; on passe ce bouillon ainsi enrichi , et on peut en prendre matin et soir, ou plutôt le matin seulement, deux heures avant déjeuner. C'est aussi un potage délicieux. J'ai été conduit à ce dernier maffistère par une paire de lit- térateurs qui, me voyant dans un état assez positif, ont pris confiance en moi, et, comme ils disaient, ont eu recours à mes lumières. Ils en ont fait usufje et n'ont pas eu lieu de s'en repentir. Le poète, qui était simplement élégiuque, est devenu romantique ; la dame, qui n'avait fait qu'un roman assez pâle et a cata- strophe malheureuse, en a fait un second beaucoup meilleur, et qui finit par un beau et bon mariage. On voit qu'il y a eu, dans l'un et l'autre cas, exultation de puissances, et je crois, en conscience, que je puis m'en glorifier un peu. XI. I.A POrLAFDF I>F: BIlESSF.. !» lies [irtniier-ï j-fur* de jdovier de l'anoée cnarsnte I8-Ô, deux jeunes éjK>ux. iDJildlue et M. de Versy, avaient aââi^té a uo (jrand déjeuner d'hurtre^i itlle et bride; on sait ce (pie » cela veut dîre. Ceân-|>a5âont charniants, soit parce qu'ils Mint codijkix-is de mets apiK-lissants , soit parla gaieté qui ordinairement y ré;;ne; mais lU ont l'inconvénient de déranger ttjutes les opérations de la journée. C'est ce qui arriva dans cette occasion. L'heure du dîner étant venue, les époux se mirent à taltle ; mais ce ne fut que pour la forme. Madame mangea un peu de potage, monsieur but un verre d'eau roupie; quelques amis survinrent, on fit une partie de whiflt, la soirée se passa, et le même lit reçut les deux époux. Vers deux heures du matin, M. de Versv- se réveilla; il était mal à son aise, il Iiâîllait; il se retournait tellement que sa feiume s'en inquiéta et lui demanda s'il était malade. ■ Non, ■ ma chère, maïs il me semble que j'ai faim, et je songeais à " cette poularde de Bresse si blanchette, si joliette, qu'on nous ■ a présentée à diner, et à laquelle cependant nous avons fait ■ un si mauvais accueil. — S'il faut te dire ma confession , je •• t'avouerai , mon nmi , que j'ai tout autant d'appétit que toi , » et puisque tu as songé à la poularde, il faut ta faire venir et ■> la manger. — Quelle folie ! tout dort dans la maison , et X demain on se moquera de nous. — Si tout dort, tout se 1 réveillera, et on ne se moquera pas de nous, parce qu'on « n'en saura rien. D'ailleurs, qui sait si d'ici à demain l'un de I.A. POULARDE DE DRESSE. 393 ■ nous ne mourra pas il» B.nt-vu» <|m avnil, di^all-M, ilé misinier de rarchevèi|ue de Bordeaux. [1 a dû faire une (jrnnde forlinip, si liSDUSTRIE GASTRONOiMIQUE. :î99 petites mines qu'elles faisaient en y goûtant. Elles avaient sur- tout peine a concevoir comment cela pouvait se maintenir si froid par une chaleur de vingt-six degrés de Réaumur. En passant à Cologne, j'avais rencontré un gentilhomme breton qui* se trouvait très-bien de s'être fait traiteur, et je pourrais multiplier indéfiniment les exemples; mais j'aime mieux conter, comme plus singulière, l'histoire d'un Français qui s'enrichit à Londres par son habileté a faire de la salade. Il était Limousin, et, si ma mémoire est fidèle, il s'appelait d'Aubignac ou d'Albignac. Quoique sa pitance fût fortement restreinte par le mauvais état de ses finances, il n'en était pas moins un jour à dîner dans une des plus fameuses tavernes de Londres; il était de ceux qui ont pour système qu'on peut bien dîner avec un seul plat, pourvu qu'il soit excellent. Pendant qu'il achevait un succulent roastbeef , cinq ou six jeunes gens des premières familles (dandies) se régalaient à une table voisine, et l'un d'eux s'étant levé s'approcha et lui dit d'un ton poli : « Monsieur le Français, on dit que votre » nation excelle dans l'art de faire la salade ' ; voudriez-vous » nous favoriser et en accommoder une pour nous? » D'Albignac y consentit après quelque hésitation , demanda tout ce qu'il crut nécessaire pour faire le chef-d'œuvre attendu, y mit tous ses soins , et eut le bonheur de réussir. Pendant qu'il étudiait ses doses, il répondait avec franchise aux questions qu'on lui faisait sur sa situation actuelle; il dit qu'il était émigré, et avoua, non sans rougir un peu, qu'il recevait les secours du gouvernement anglais, circonstance qui autorisa sans doute un des jeunes gens à lui glisser dans la main un billet de cinq livres sterling, qu'il accepta après une molle résistance. Il avait donné son adresse; et à quelque temps de là il ne ' Traduction mot à mot du romplimont anglais qui doit ^tre fait en cette occasion. iOO VARIÉTÉS. fut que médiocrement surpris de recevoir une lettre par laquelle on le priait, dans les termes les plus honnêtes, de venir accom- moder une salade dans un des plus beaux hôtels de Grosvenor- Square. D'Albignac, commençant à prévoir quelque avantage dura- ble, ne balança pas un instant, et arriva ponctuellement, après s'être muni de quelques assaisonnements nouveaux qu'il jugea convenables pour donner à son ouvrage un plus haut degré de perfection. Il avait eu le temps de songer à la besogne qu'il avait à faire; il eut donc le bonheur de réussir encore, et reçut, pour cette fois, une gratification telle qu'il n'eût pas pu la refuser sans se nuire. Les premiers jeunes gens pour qui il avait opéré avaient, comme on peut le présumer, vanté jusqu'à l'exagération le mérite de la salade qu'il avait assaisonnée pour eux. La seconde compagnie fit encore plus de bruit, de sorte que la réputation de d'Albignac s'étendit promptement : on le désigna sous la qualification de fasliionable salat-maker; et dans ce pays avide de nouveautés, tout ce qu'il y avait de plus élégant dans la capitale des trois royaumes se mourait pour une salade de la façon du gentleman français : / die for it, c'est l'expres- sion consacrée. Désîr de nonne est un feu qui dévore, Déair A' Anglaise est cent fois pis encore, D'Albignac profita en homme d'esprit de l'engouement dont il était l'objet; bientôt il eut ua carrik pour se transporter plus vite dans les divers endroits où il était appelé, et un domestique portant, dans un nécessaire d'acajou, tous les ingrédients dont il avait enrichi son répertoire, tels que des vinaigres à différents parfums, des huiles avec ou sans goût de fruit, du soy, du caviar, des truffes, des anchois, du cal- chup, du jus de viandes, et même des jaunes d'œufs, qui sont le caractère distinctif de la mayonnaise. INDUSTRIE GASTRONOMIQUE. *)l Plus tard, il fit fabriquer des nécessaires pareils, qu'il garnit comptfîtement, et qu'il vendit par centaines. Enfin, en suivatit avec exactitude et sagesse sa ligne d'opé- ration, il vint à bout de réaliser une fortune de plus de quatre- vingt mille francs qu'il transporta en France quand les temps furent devenus meilleurs. Rentré dans sa patrie, il ne s'amusa point à briller sur le pavé de Paris ; mais il s'occupa de son avenir. Il plaça soixante mille francs dans les fonds publics, qui pour lors étaient a cinquante pour cent, et acbetu pour vingt mille francs une petite gentilhommière située en Limousin, où probablement il vit encore, content et heureux, puisqu'il sait borner ses désirs. Ces détails me furent donnés dans le temps par un de mes amis qui avait connu d'Albignac à Londres et qui l'avait tout nouvellement rencontré lors de son passage à Paris, XIV. AUTUES SOUVENIRS D'ÉMIGRATION. LE TISSERAND. En 1794, nous étions en Sni.ssc, M. Rustuing ' et moi, montrant nn vîsnfje serein à la fortune contraire, et gardant notre amour ii la patrie qui nous persécutait. Nous vînmes a Mondon, où j'avais des parents, et fumes reçus par ta Famille Trolliet avec une bienveil- lance dont j'ai gardé chèrement le souvenir. Cette famille, une des plus anciennes du pays, est mainte- nant éteinte, le dernier bailli n'ayant laissé qu'une fille, qtiî elle-même n'a point eu d'enfant mâle. On me montra, en cette ville, un jeune officier français qui Y exerçait la profession de tisserand; et voici comment il en était venu là. Ce jeune homme, d'une très-bonne famille, traversant Mondon pour se rendre à l'armée de Condé, se trouva à table il côté d'un vieillard porteur d'une de ces figures à la fbis graves et animées, telle que les peintres la donnent aux com- pagnons de Guillaume Tell. Au dessert, on causa : l'officier ne dissimula pas sa position, et reçut diverses marques d'intérêt de la part de son voisin. I M. le barun RostainQ, mon [inrent cl mon .-inii, aujourd'hui iiilcndint militaire à Lyon. C'ciit un admiiiidtrateiir de )>rcintèrc, foi-ce. Il a dans se* car- tons un système de coinj>labilité niIliCiire tellcinent clair, iju'il fandra bien SOUVENIRS D'ÉMIGRATION. ' 403 Celui-ci le plaignait d'être obligé de renoncer, si jeune, à tout ce qu'il devait aimer, et lui fit remarquer la justesse de la maxime de Rousseau, qui voudrait que chaque homme sût un métier, pour s'en aider dans l'adversité et se nourrir partout. Quant à lui, il déclara qu'il était tisserand, veuf sans enfants, et qu'il était content de son sort. La conversation en resta là; le lendemain l'oiBcier partit, et peu de temps après se trouva installé dans les rangs de l'armée de Gondé. Mais à tout ce qui se passait, tant au dedans qu'au dehors de cette armée , il jugea facilement que ce n'était pas par cette porte qu'il pouvait espérer de rentrer en France. Il ne tarda pas à y éprouver quelques-uns de ces désagréments qu'y ont quelquefois rencontrés ceux qui n'a- vaient d'autres titres que leur zèle pour la cause royale; et plus tard on lui fit un passe-droit, ou quelque chose de pareil, qui lui parut d'une injustice criante. Alors le discours du tisserand lui revint dans la mémoire; il y rêva quelque temps, et ayant pris son parti, quitta l'armée, revint à Mondon , et se présenta au tisserand , en le priant de le recevoir comme apprenti. a Je ne laisserai pas échapper cette occasion de faire une » bonne action , dit le vieillard ; vous mangerez avec moi ; je » ne sais qu'une chose, je vous l'apprendrai; je n'ai qu'un » lit, vous le partagerez; vous travaillerez ainsi pendant un an, » et au bout de ce temps vous travaillerez à votre compte , et » vous vivrez heureux dans un pays où le travail est honoré et » provoqué. » Dès le lendemain , l'officier se mit à l'ouvrage , et y réussit si bien, qu'au bout de six mois son maître lui déclara qu'il n'avait plus rien à lui apprendre, qu'il se regardait comme payé des soins qu'il lui avait donnés, et que désormais tout ce qu'il ferait tournerait à son profit particulier. Quand je passai à Mondon, le nouvel artisan avait déjà gagné assez d'argent pour acheter un métier et un lit; il tra- vaillait avec une assiduité remarquable, et on prenait à lui un 404 VARIÉTÉS. tel intërét, que les premières maisons de la ville s'étaient arrangées pour lui donner tour à tour à dîner chaque dimanche. Ce jour-là, il endossait son uniforme, reprenait ses droits dans la société; et comme il était fort aimable et fort instniit, il était fêté et caressé par tout le monde. Mais le lundi , il redevenait tisserand, et, passant le temps dans cette alterna- tive, ne paraissait pas trop mécontent de son sort. ce tableau des avantages de l'indus- trie j'en vais accoler un autre d'un genre absolument opposé. Je rencontrai ù Lausanne un émi- gré lyonnais, grand et beau garçon, qui, pour ne pas travailler, s'était réduit il ne manger que deux fois par semaine. Il serait même mort de faim de lu meilleure grâce du monde, si un brave négociant de la ville ne lui avait pas ouvert un crédit chez un traiteur, pour y diner le dimanche et le mercredi de chaque semaine. L'émigré arrivait au jour indiqué, se bourrait jusqu'à l'œso- phage et partait, non sans emporter avec lui un assez gros morceau de pain; c'était chose convenue. 11 ménageait le mieux qu'il pouvait cette provision supplé- mentaire, buvait de l'eau quand l'estomac lui faisait mal, passait une partie de son temps au lit dons une rêvasserie qui n'était pas sans charmes, et gagnait ainsi Je repas suivant. Il y avait trois mois qu'il vivait ainsi quand je le rencontrai : il n'était pas malade; mais il régnait dans toute sa personne une telle' langueur, ses traits étaient tellement tirés, et il y avait entre son nez et ses oreilles quelque chose de si hippo- cratique, qu'il feisait peine à voir. SOUVENIRS D'ÉMIGKATION. «.î Je ra'ctonnai qu'il se soumit à de telles angoisses plutôt que de chercher à utiliser sa personne, et je l'invitai ù diner dnns mon auberge, où il officia à faire trembler. Mais je ne réci- divai pas, parce que j'aime qu'on se roîdisse contre l'adversité, et qu'on obéisse, quand il le faut, à cet arrêt porté contre l'espèce liumaine : Tu travailleras. LK i.ioN D'.^RG^:^T. UËLs bons diners nous faisions en ce temps il Lausanne, au Lion d'argenl! Moyennant quinze batz (2 fr. 25), nous passions en revue trois services complets, I où l'on voyait, entre autres, le bon gibier des montagnes voisines, l'excellent pois- sou du lue de Genève, et nous humections tout cela, à vohniii et à discrétion, avec un petit vin blanc limpide comme eau de roche, qui aurait fait boire un enragé. Le haut bout de la table était tenu par un chanoine de Notre-Dame de Paris (je souhaite qu'il vive encore), qui était là comme chez lui, et devant qui le keller ne manquait pas de placer tout ce qu'il y avait de meilleur dans le menu. Il me fit riionneur de me distinguer et de m'appeler, en qualité d'aide de camp, dans ta région qu'il habitait; mais je ne profitai pas longtemps de cet avantage ; les événements m'entrainèrent, et je partis pour les Etats-Unis, où je trouvai un asile, du travail et de la tranquillité. SËJOUn EN AMÉRIQUE. 406 VARIÉTÉS. BATAILLE. Je finis ce chapitre en racontant une circonstance de ma vie qui prouve bien que rien n'est sûr en ce bas monde, et que le malheur peut nous surprendre au moment où on s'y attend le moins. Je partais pour la France , je quittais les États-Unis après trois ans de séjour, et je m'y étais si bien trouvé que tout ce que je demandai au ciel (et il m'a exaucé) dans ces moments d'attendrissement qui précèdent le départ , fut de ne pas être plus malheureux dans l'ancien monde que je ne l'avais été dans le nouveau. Ce bonheur, je l'avais principalement dû à ce que, dès que je fus arrivé parmi les Américains, je parlai comme eux *, je m'habillai comme eux, je me gardai bien de vouloir avoir plus d'esprit qu'eux, et je trouvai bon tout ce qu'ils faisaient; payant ainsi l'hospitalité que je trouvais parmi eux par une condescendance que je crois nécessaire et que je conseille à tous ceux qui pourraient se trouver en pareille position. Je quittai donc paisiblement un pays où j'avais vécu en paix avec tout le monde, et il n'y avait pas un bipède sans plumes dans toute la création qui eût plus actuellement que moi l'amour de ses semblables, quand il survint un incident tout à fait indépendant de ma volonté, et qui faillit à me rejeter dans les événements tragiques. J'étais sur le paquebot qui devait me conduire de New-York a Philadelphie; et il faut savoir que, pour faire ce voyage avec sûreté et certitude, il faut profiter du moment où la marée descend. ^ Je cliiiais un jour à côté d'un crcule qui demeurait ^ New-York depuis deux ans, et qui ne savait pas assez d'nngLiis pour demander du pain : et je lui en témoignai mon étonnement. « Rali! dit-il en levant les épaules, croyez- » vous que je soi^assez bon pour me donner la peine d*éludier ia langne d'un H peuple aussi maussade? » SOUVENIRS D'EMIGRATION. 407 Or, la mer était étale, c'est-i Au moment où nous parlons, il y a dans cette ville au » moins trois cents richards, financiers, capitalistes, fournis- » seurs et autres , qui sont retenus chez eux par la goutte , la » peur des catarrhes , les ordres du médecin , et autres causes » qui n'empêchent pas de manger; ils sont auprès de leur feu » à se creuser le cerveau pour savoir ce qui pourrait les ragoù- » ter, et quand ils se sont bien fatigués sans réussir, ils en- » voient leur valet de chambre à la découverte; celui-ci » viendra chez moi, remarquera ces asperges, fera son rap- » port, et elles seront enlevées à tout prix. Ou bien ce sera » une jolie petite femme qui passera avec son amant, et qui » lui dira: Ah! mon ami, les belles asperges! achetons-les; » vous savez que ma bonne en fait si bien la sauce! Or, en » pareil cas, un amant comme il faut ne refuse ni ne mar- » chaude. Ou bien c'est une gageure, un baptême, une hausse » subite de la rente... Que sais -je, moi? En un mot, les » objets très-chers s'écoulent plus vite que les autres, parce DK LA FONDUE. 411 n qu'il Paris le cours de )a vie amène tant de circonstances B e\triiordinaîres qu'il y a toujours motifs suffisants pour les 1 placer. » Comme elle parlait ainsi , deux gros Anglais , qui passaient en se tenant sous le bras, s'arrêtèrent auprès de nous, et leur visa{;c prit à l'instant une teinte admïrative. L'un d'eux fit envelopper la botte miraculeuse, même sans en demander le prix, la paya, la mit sous son bras, et l'emporta en sifflant l'air : God save the hîng. n Voilà, monsieur, me dit en riant madame Chevet, une 0 chance tout aussi commune que les autres , dont je ne vous " avais pas encore parié. » XVI. DE LA FONDUE. La fondue est originaire de la Suisse. Ce n'est autre chose que des œufs brouillés au fromage, dans certaines proportions que te temps et l'expérience ont révélées. J'en donnerai la recette officielle. C'est un mets sain, savoureux, appétissant, de prompte confection, et partant toujours prêt à faire face à l'arrivée de 412 VARIÉTÉS. quelques convives inattendus. Au reste, je n'en fais mention ici que pour ma satisfaction particulière , et parce que ce mot rappelle un fait dont les vieillards du district de Belley ont garde le souvenir. Vers la fin du dix-septième siècle, un M. de Madot fut nommé à Tévéché de Belley, et y arrivait poVu* en prendre possession. Ceux qui étaient chargés de le recevoir et de lui foire les honneurs de son propre palais avaient préparé un festin digne de l'occasion, et avaient fait usage de toutes les ressources de la cuisine d'alors pour fêter l'arrivée de monseigneur. Parmi les entremets brillait une ampleybnc/t/e^ dont le prélat ^ se servit copieusement. Mais, ô surprise! se méprenant à l'ex- i térieur et la croyant une crème , il la mangea à la cuiller, au lieu de se servir de la fourchette , de temps immémorial des- tinée à cet usage. Tous les convives, étonnés de cette étrangeté, se regardè- rent du coin de l'œil, et avec un sourire imperceptible. Cepen- dant le respect arrêta toutes les langues, car tout ce qu'un évéque venant de Paris fait à table, et surtout le premier jour de son arrivée, ne peut manquer d'être bien fait. Mais la chose s'ébruita , et dès le lendemain on ne se ren- contrait point sans se deriiander : « Eh bien, savez-vous com- » ment notre nouvel évêque a mangé hier au soir sa fondue? » ' — Eh! oui, je le sais; il l'a mangée avec une cuiller. Je le M tiens d'un témoin oculaire, etc. » La ville transmit le fait à la campagne; et après trois mois, il était public dans tout le diocèse. Ce qu'il y a de remarquable, c'est que cet incident faillit ébranler la foi de nos pères. Il y eut des novateiu's qui prirent le parti de la cuiller, mais ils furent bientôt oubliés : la four- chette triompha; et après plus d'un siècle, un de mes grands- oncles s'en égayait encore, et me contait, en riant d'un rire immense, comme quoi M. de Madot avait une fois mangé de la fondue avec une cuiller» DÉSAPPOINTEMENT. 413 RECETTE DE LA FONDUE telle qu'elle a été extraite des papiers de M. Trolmet, bailli de Mondon, au canton de Berne. Pesez le nombre d'œufs que vous voudrez employer d'après le nombre présumé de vos convives. Vous prendrez ensuite un morceau de bon fromage de Gruyère pesant le tiers, et un morceau de beurre pesant le sixième de ce poids. Vous casserez et battrez bien les œufs dans une casserole; après quoi vous y mettrez le beurre et le fromage râpé ou émincé. Posez la casserole sur un fourneau bien allumé, et tournez avec une spatule, jusqu'à ce que le mélange soit convenable- ment épaissi et mollet; mettez -y peu ou point de sel, sui- vant que le fromage sera plus ou moins vieux, et une forte portion de poivre, qui est un des caractères positifs de ce mets antique; servez sur un plat légèrement chauflFé; faites apporter le meilleur vin, qu'on boira rondement, et on verra merveilles. XVII. DESAPPOINTEMENT. Tout était tranquille un jour dans l'auberge de l'Écu de France, à Bourg en Bresse, quand un grand roulement se fit entendre, et qu'on vit paraître une superbe berline, forme anglaise, a quatre chevaux, remarquable surtout par deux très-jolies Abigaïls qui étaient juchées sur le siège du cocher, bien ployées dans une ample enveloppe de drap écarlate, doublée et brodée en bleu. A cette apparition, qui annonçait un miford voyageant à 4U VARIÉTÉS. petites journées, Chicot (c'était le nom de l'aubergiste) accou- rut, le bonnet h la main : sa femme se tint sur la porte de l'hôtel; les filles faillirent se rompre le cou en descendant l'es- calier, et les garçons d'écurie se présentèrent, comptant déjà sur un ample pourboire. On déballa les suivantes, non si:ns les faire rougir un peu, attendu les difficul- tés de la descente ; et la bcrirne accoucha : 1° d'un milord gros, court , enluminé et ventru; 2* de deux miss, longues, pâles et rousses; 3° d'une milady paraissant entre le premier et le second degré de . la consomption. Ce ■ fut cette dernière qui prit la parole : « Monsieur l'aubergiste, dit-elle, faites bien soigner mes » chevaux; donnez-nous une chambre pour nous reposer, et » faites rafraîchir mes femmes de chambre; mais je ne veux " pas que le tout coûte plus de six francs; prenez vos mesures M là-dessus. » Aussitôt après la prononciation de cette phrase économique. Chicot remit son bonnet, madame rentra, et les filles retour- nèrent il leur poste. Cependant les chevaux furent mis n l'écurie, où ils lurent la gazette; on montra aux dames une chambre au premier [up stairs), et on offrit aux suivantes des verres et une carafe d'eau bien claire. Mais les six francs obhgés ne furent reçus qu'en rechignant, et comme une mesquine compensation pour l'embarras causé et pour tes espérances déçues. DINER CLASSIQUE. 415 XVIIL EFFETS MERVEILLEUX d'un dîner classique. ff Hélas! que je suis a plaindre! disait d'une voix ëlégiaque » un gastronome de la cour royale de la Seine. Espérant » retourner bientôt à ma terre, j'y ai laissé mon cuisinier : les » affaires me retiennent a Paris, et je suis abandonné aux » soins d'une bonne inofHciense dont les préparations m'afFa- » dissent le cœmr. Ma femme se contente de tout, mes » enfants n'y connaissent encore rien : bouilli peu cuit, rôti » brûlé, je péris à la fois par la broche et par la marmite, » hélas! » Il parlait ainsi en traversant d'un pas douloureux la place Dauphine. Heureusement pour la chose publique, le profes- seur entendit de si justes plaintes, et dans le plaignant recon- nut un ami. « Vous ne mourrez pas, mon cher, dit-il d'un ton » affectueux au magistrat martyr ; non , vous ne mourrez pas » d'un mal dont je puis vous offrir le remède. Veuillez accepter » pour demain un dîner classique, en petit comité ; après dîner » une partie de piquet que nous arrangerons de manière que » tout le monde s'amuse; et comme les autres, cette soirée se » précipitera dans l'abîme du passé. » L'invitation fut acceptée; le mystère s'accomplit suivant les coutumes, rites et cérémonies voulus; et depuis ce jour (23 juin 1825), le professeur se trouve heureux d'avoir con- servé à la cour royale un de ses plus dignes soutiens. XIX. EFFETS ET DANGERS DES LIQUEURS FORTRS. A soif factice dont nous avons fait mention (Méditation VIII, p. 141), celle qui appelle les liqueurs fortes comme soulagement momentané , devient, avec le temps, si intense et si habituelle, que ceux qui s'y livrent ne peuvent pas passer la nuit sans boire, et sont obligés de quitter leur lit pour l'apaiser. Cette soif devient alors une véritable maladie ; et quand l'individu en est là, on peut pronostiquer avec certitude qu'il ne lui teste pas deux ans à vivre. J'ai voyagé en Hollande avec un ricbe commerçant de Dantzig, qui tenait, depuis cinquante ans, la première maison de détail en eaux-de-vie. o Monsieur, me disait ce patriarche, on ne se doute pas en f France de l'importance du commerce que nous faisons, de ■ père en fils, depuis plus d'un siècle. J'ai observé avec atten- ■ tion les ouvriers qui viennent cbez moi^ et quand ils s'aban- » donnent sans réserve au penchant, trop commun chez les n Allemands, pour les liqueurs fortes, ils arrivent a leur fin » tous à peu près de la même manière. » D'abord ils ne prennent qu'un petit verre d'eau-de-vie le » matin, et cette quantité leur suffit pendant plusieurs années u (au surplus, ce régime est commun ii tous les ouvriers, et ■ celui qui ne prendrait pas son petit verre serait honni par ■ tous les camarades); ensuite ils doublent la dose, c'est-à- ■ dire qu'ils en prennent un petit verre le matin et autant vers LES GIIEVALIEIIS ET LES ABBÉS. 417 ■ midi. Ils restent a ce taux environ deux ou trois ans; puis n ils en boivent régulièrement le matin, à midi et le soir. » Bientôt ils en viennent prendre ii toute heure, et n'en veu- » lent plus que de celle dans laquelle on n fait infuser du » (girofle; aussi, lorsqu'ils en sont lu, il y a certitude qu'ils 1 ont tout au plus six mois à vivre; ils se dessèchent, la fièvre » les prend, ils vont a l'hôpital, et on ne les revoit plus. » LES CHEVALIERS ET LES ABBES. J'ai déjà cité deux fois ces deux catégories gourmandes que le temps a détruites. Comme elles ont disparu depuis plus de trente ans, la plus grande partie de la géné- ration actuelle ne les a'pas vues. Elles reparaîtront pro- hablement vers la fin de ce siècle; mais comme un pareil phénomène exiye \a coïncidence de bien des futurs contingents, je crois que bien peu, parmi ceux qui vivent actuellement, seront témoins de cette pahngénésie. Il faut donc qu'en ma qualité de peintre de mœurs je leur donne le - ' dernier coup de pinceau; et pour y parvenir plus commodément , j'emprunte le passage suivant n un auteur qui n'a rien à me refiiser. 53 «8 VARIÉTÉS. « Régulièrement, et d'après l'usage, la qualification de che- valier n'aurait dû s'accorder qu'aux personnes décorées d*un ordre, ou aux cadets des maisons titrées; mais beaucoup de ces cheraliers avaient trouvé avantageux de se donner l'acco- lade à eux-mêmes', et si le porteur avait de l'éducation et une bonne tournure , telle était l'insouciance de cette époque que personne ne s'avisait d'y regarder. 9 Les chevaliers étaient généralement beaux garçons, ils portaient l'épée verticale , le jarret tendu , la tète haute et le nez au vent; ils étaient joueurs, libertins, tapageurs, et fai- saient partie essentielle du train d'une beauté à la mode. » Ils se distinguaient encore par un courage brillant et une facilité excessive à mettre lepée à la main. Il suffisait quel- quefois de les regarder pour se faire une affaire. » C'est ainsi que finit le chevalier de S..., l'un des plus connus de son temps. Il avait cherché une querelle gratuite à un jeune homme tout nouvellement arrivé de Gharolles, ^t ou était allé se battre sur les derrières de la Ghaussée-d'Antin , presque entièrement occupée alors par des marais. A la manière dont le nouveau venu se développa sous les armes, S... vit bien qu'il n'avait pas affaire à un novice : il ne se mit pas moins en devoir de le tàter; mais au premier mouvement qu'il fit, le Charolais partit d'un coup de temps, et le coup fut tellement fourni que le chevalier était mort avant d'être tombé. Un de ses amis, témoin du combat, exa- mina longtemps en silence une blessure si foudroyante et la route que l't'pée avait parcourue : « Quel beau coup de quarte » dans les armes, dit-il tout à coup en s'en allant, et que ce » jeune homme a la main bien placée!... » Le défunt n'eut pas d'autre oraison funèbre. Au commencement des guerres de la Révolution, la plupart de ces chevaliers se placèrent dans les bataillons, d'autres émigrèrent, le reste se perdit dans la foule. Ceux qui survi- * Self created. LES CHEVALIERS ET LES ABBÉS. 419 Y€nt, en petit nombre, sont encore reconnaissables n l'air de tête; mais ils sont maigres et marchent avec peine; ils ont Iq goutte. Qnand il y avait beaucoup d'enfants dans une famille noble, on en destinait un h l'Église : il commençait par obtenir tes bénéfices simples qui four- nissaient aux fiTiis de son éducation ; et dans la suite , il devenait prince, abbé rommendataire ou évéque, selon qu'il avait plus ou moins de dispositrons à l'apostolat. C'était là le type légitime des abbés; mais il y en avait (le faux ; et beaucoup de jeunes gens qui avaient quel- que aisance, et qui ne se souciaient pas de courir les chances de la chevalerie, se donnaient le titre d'abbd en venant il Paris. Bien n'était plus commode : avec une légère altération dans la toilette, on se donnait tout à coup l'apparence d'un béné- ficier : on se plaçait au niveau de tout le monde; on était fête, caressé, couru; car il n'y avait pas de maison qui n'eût son abbé. Les abbés étaient petits, trapus, rondelets, bien mis, câlins, complaisants, curieux, gourmands, alertes, insinuants; ceux qui restent ont tourné ii la graisse; ils se sont faits dévots. Il n'y avait pas de sort plus heureux que celui d'un riche prieur ou d'un abbé commendataire; ils avaient de la consi- dération, de l'argent; point de supérieurs, et rien a faire. 420 VARIÉTÉS. Les chevaliers se retrouveront si la paix est longue, comme on peut l'espérer; mais il moins d'un {frand changement dans l'administration ecclésiastique, l'espèce des abhés est perdue sans retour; il n'y a plus de sinécures: et on est revenu aux principes de la primitive Église : beneficium propier officium. SIISGELLANEA. XXI. MISCELLANEA. ONSiEun le conseiller, disait un jour d'un ■ bout tl'une table a l'initre une vieille mar- « quise du fuuboury Saint-Germain, lequel s préféi-ez-vous du bourgogne oii du bnr- » deaux? — Madame, nîpondit d'une voix X — ^ " druidique le magistrat ainsi interrogtî, " c'est un procès dont j'ai tant de plaisir à visiter les pièces, ■I que j'ajourne toujours ii biiitaine la prononciation de l'arrêt. ■> V.n ampbitryon de la Chaussée-d'Antin avait fuit servir sur sa table un saucisson d'Arles de taille liéroïqiie. « Acceptez-en « une tranche, disait-il à sa voisine; voilà un meuble qui, je « l'espère, annonce une bonne maison. — Il est vraiment « très-gros, dit la dame en le lorgnant d'un air malin; c'est » dommage que cela ne ressemble a rien, • Ce sont surtout les gens d'esprit qui tiennent la gourman- dise à honneur : les autres ne sont pas capables d'une op(;ra- tion qui consiste dans une suite d'appréciations et de jugements. Madame la comtesse de Genlis se vante, dans ses Mémoires, d'avoir appris à une Allemande qui l'avait bien reçue la manière d'apprêter jusqu'il sept plats délicieux. i \it VARIETES. C'e^l M. k f m!e de Li Pbce q^ii a dëcoiiveri une manière tff-*-r*rl^Tee d'à» Ciram^j-ier les frai-ies, qui consiste à les m-Miiiler aver le jii* d'une oramje douce pomme des Hespé- rides . Cn autre sa\ant a enci>re enchéri sur le premier, en y ajou- tant le jaune de l'oran.'je, qu'il enlève en la (irottant aTec un mon eau de >iirre : et il prétend prouvcM", au moyen d*un lam- beau éi.ii4jp[ié aux flammes qui détruisirent la bibliothèque d'Alexandrie, que c'e^t ainsi assaisonné que ce fruit était servi dans les banquets iln m >nt Ida. « Je n'ai pas [grande idt^ de cet homme, disiiit le comte de - M en parlant d'un candidat qui venait d'attraper une • place; il n*a jamais man^^é de boudin à la Richelieu, et i!c * connaît pas les C('»te1ettes à la Soubise. ■ \In buveur était à table, et au dessert on lui otTrit du raisin. «Je vous remercie, dit-il en repoussant Tassiette; je n'ai pas r> coutume de prendre mon vin en pilules. ■ On félicitait un amateur qui venait d*étre nommé directeur des contributions directes à Périffueux; on Tentretenait du plaisir qu'il aurait à vivre au centre de la bonne chère, dans le pays des truffes, des bartavelles, des dindes truffées, etc. « Hélas! dit en soupirant le gastronome contristé, est-il bien » sûr qu'on puisse vivre dans un pays où la marée n'arrive » pas? » LES BERNARDINS. xxn. UNE JOURNÉE CHEZ LES BERNARDINS. Il était près d'une heure du matin ; il faisait une belle nuit d'été, et nous étions formés en cavalcade, non sans avoir donné une vigoureuse sérénade aux belles (|ui avaient le bonheur de nous intéresser (c'est vers 1782). Nous partions de Belley, et nous allions à Saint-Sulpice, abbaye de Bernardins située sur une des plus hautes mon- ta^rnes de l'arrondissement, au moins cinq mille pieds au-dessus du niveau de la mer. J'étais alors le chef d'une troupe de musiciens amateurs, tous amis de la joie et possédant à haute dose toutes les vertus qui accompagnent la jeunesse et hi santé. " Monsieur, m'avait dit un jour l'abbé de Saint-Sulpice, en » me tirant, après dincr, dans l'embrasure d'une croisée, vous " seriez bien aimabie si vous veniez avec vos amis nous faire » un peu de musique le jour de Saint-Bernard; le saint en « serait bien plus complètement glorifié, nos voisins en seraient n réjouis, et vous auriez l'honneur d'être les premiers Orphées B qui auraient pénétré dans ces régions élevées. « Je ne fis pas répéter une demande qui promettait une partie agréable; je promis d'un signe de tête, et le salon en fiit ébranlé. .\niiuit, cl Inlnni milii irrmnfccil OlympiiTn. 42i VARIÉTÉS. Toutes précautions étaient prises d'avance ; et nous partions de bonne heure, parce que nous avions quatre lieues a faire par des chemins capables d'effrayer même les voyageur» auda- cieux qui ont bravé les hauteurs de la puissante butte Mont- martre. Le monastère était bâti dans une vallée Fei'mée à l'ouest par le sommet de lu montagne, et a l'est par un coteau moins élevé. Le pic de l'ouost était couronné par une forêt de sapins où un seul coup de vent en renversa un jour trente-sept mille '. Le fond de la vallée était occupé par une vaste prairie, où des buissons de hêtres formaient divers compartiments îrré- guliers, modèles immenses de ces petits jardins anglais que nous aimons tant. Nous arrivâmes à la pointe du jour, et nous fûmes reçus par le père cellérier, dont le visage étviit quadrangulaire et le nez en obé- lisque. " Messieurs, dit le bon père, soyez > les bienvenus : notre révérend abbé * sera bien content quand il saura " que vous êtes arrivés ; if est encore » dans son Ht, car hier il était bien » fatigué; mais vous allez venir avec » moi, et vous verrez si nous vous « attendions. >> Il dit, se mit en marche, et nous le suivîmes, supposant avec raison qu'il nous conduisait vers le réfectoire. Li» tous nos sens furent envahis par l'apparition du déjeuner le plus séduisant, d'un déjeuner vraiment classique. Au milieu d'une table spacieuse s'élevait un pùté grand * La maîtrise ilet ciiix et forêla les connila, \vi vendit; If i-oniiiirrcc en jim- Bla, les moines en profitèrent, de grands capitaux furent mit en i-ireutation, et personne ne «e plaî^il de l'ouragnn. LES BERNARDINS. 425 comme une église ; il était flanqué au nord par un quartier de veau froid, au sud par un jambon énorme, à l'est par une pelote de beurre monumentale, et à l'ouest par un boisseau d'artichauts a la poivrade. On y voyait encore diverses espèces de fruits, des assiettes, des serviettes, des couteaux, et de l'argenterie dans des cor- beilles; et au bout de la table, des frères lais et des domes- tiques prêts à servir, quoique étonnés de se voir levés si matin. En un coin du réfectoire, on voyait une pile de plus de cent bouteilles, continuellement arrosée par une fontaine natu- relle, qui s'échappait en murmurant Evohe Bacche; et si l'arôme du moka ne chatouillait pas nos narines, c'est que dans ces temps héroïques on ne prenait pas encore le café si matin. Le révérend cellérier jouit quelque temps de notre étonne- ment; après quoi il nous adressa l'allocution suivante, que, dans notre sagesse, nous jugeâmes avoir été préparée : « Messieurs, dit-il, je voudrais pouvoir vous tenir com- M pagnie, mais je lî'ai pas encore dit ma messe, et c'est » aujourd'hui jour de grand office. Je devrais vous inviter à M manger; mais votre âge, le voyage et l'air vif de nos mon- » tagnes doivent m'en dispenser. Acceptez avec plaisir ce que » nous vous offrons de bon cœur; je vous quitte et vais chanter » matines. » A ces mots, il disparut. Ce fut alors le moment d'agir; et nous attaquâmes avec l'énergie que supposaient en effet les trois circonstances aggra- vantes si bien indiquées par le cellérier. Mais que pouvaient de faibles enfants d'Adam contre un repas qui paraissait pré- paré pour les habitants de Sirius? Nos efforts furent impuis- sants; quoique ultra-repus, nous n'avions laissé de notre passage que des traces imperceptibles. Ainsi, bien munis jusqu'au dîner, on se dispersa; et j'allai me tapir dans un bon lit, où je dormis en attendant la messe, 54 42G VARIÉTÉS. semblable au héros de Rocroy et à d'autres encore, qui ont dormi jusqu'au moment de commencer la bataille. Je fus réveillé par un robuste frère, qui faillit m*arracher le bras, et je courus h l'église, où je trouvai tout le monde ù son poste. Nous exécutâmes une symphonie à l'offertoire; on chanta un motet à l'élévation, et on finit par un quatuor d'instru* ments à vent. Et malg^ré les mauvaises plaisanteries contre la musique d'amateurs, le respect que je dois à la vérité m'oblige d'assurer que nous nous en tirâmes fort bien. Je remarque à cette occasion que tous ceux qui ne sont jamais contents de rien , sont presque toujours des ignorants qui ne tranchent hardiment que parce qu'ils espèrent que leur audace pourra leur faire supposer des connaissances qu'ils n'ont pas eu le courage d'acquérir. Nous reçûmes avec bénignité les éloges qu'on ne manqua pas de nous prodiguer en cette occasion, et, après avoir reçu les remerciments de l'abbé, nous allâmes nous mettre à table. Le diner fut servi dans le goût du quinzième siècle; peu d'entremets , peu de superfluités ; mais un excellent choix de viandes, des ragoûts simples, substantiels, une bonne cuisine, une cuisson parfaite et surtout des légumes d'une saveur inconnue dans les marais, empêchaient de désirer ce qu'on ne voyait pas. On jugera, au surplus, de l'abondance qui régnnsf? iriattenfiue, un fri.>.son de désapiKjintement parcourut hnii mon oqis; on sait que je ne n]an[|e point de bouilli, parce rpje cV'^t de la viande moins san jus; les pom- mes de terre et Icrs haricots sont ol>ésigènes; je ne me sentais pas des dents d acier pour déchirer réclanche : ce menu était fait exprès pour me dcfMiler, et tous mes maux retombèrent sur moi. L'hotc me regardait d'un air sournois, et avait Fair de deviner la crause de mon désappointement... « Et pour qui » résfîrvez-vous donc tout ce joli gibier? lui dis-je d'un air » tfiut à fait contrarié. — Hélas! monsieur, répondit-il d'un » t^in sympathique, je ne puis en disposer; tout cela appar- » tient à des messieurs de justice qui sont ici depuis dix jours, n pour une expertise qui intéresse une dame fort riche; ils ont » fini hier, et se régalent pour célébrer cet événement heu- » reux; c'est ce que nous ap])elons ici faire la révolte. — « Monsieur, répUquai-je après avoir musé quelques instants, i> faites-moi le plaisir de dire à ces messieurs qu'un homme » de bonne compagnie demande, comme une faveur, d'être » admis a diner avec eux, qu'il prendra sa part de la dépense, » et qu'il leur en aura surtout une extrême obligation. » Je dis : il partit, et ne revint plus. Mais, peu après, je vis entrer un petit homme gras, frais, joufflu, trapu, guilleret, qui vint rôder dans la cuisine, dé- plaça quelques meubles, leva le couvercle d'une casserole et di9[)arut. « Bon , dis-je en moi-même , voilà le frère tuileur qui vient » me reconnaître! » Et je recommençai à espérer, car l'ex- périence m'avait déjà appris que mon extérieur n'est pas repoussant. Le camr ne m'en battit pas moins comme à un candidat sur la fin du dépouillement du scrutin , quand l'hôte reparut et vint m'annoncer que ces messieurs étaient très-flattés de BONHEUR EN VOYAGE. /*3l ma proposition , et n'attendaient que moi pour se mettre h table. Je partis en entrechats ; je reçus l'accueil le plus flatteur, et au bout de quelques minutes j'avais pris racine. Quel bon diner! ! ! Je n'en ferai pas le détail; mais je dois une mention honorable a une fricassée de poulets de haute facture, telle qu'on n'en trouve qu'en province, et si riche- ment dotée de truffes, qu'il y en avait assez pour retremper le vieux Tithon. On connaît déjà le rôt; son goût répondait à son extérieur : il était cuit à point, et la difficulté que j'avais éprouvée à m'en approcher en rehaussait encore la saveur. Le dessert était composé d'une crème à la vanille, de fro- mage de choix et de fruits excellents. Nous arrosions tout cela avec un vin léger et couleur de grenat ; plus tard avec du vin de l'Ermitage; plus tard encore, avec du vin de paille, égale- ment doux et généreux : le tout fiit couronné par de très-bon café, confectionné par le tuileur guilleret, qui eut aussi l'at- tention de ne nous laisser pas manquer de certaines liqueurs de Verdun, qu'il sortit d'une espèce de tabernacle dont il avait la clef. Non-seulement le dîner fut bon, mais il fut très-gai. Après avoir parlé avec circonspection des affaires du temps, ces messieurs s'attaquèrent de plaisanteries qui me mirent au fait d'une partie de leur biographie ; ils parlèrent peu de l'af- faire qui les avait réunis; on dit quelques bons contes, on chanta; je m'y joignis par quelques couplets inédits; j'en fis même un en impromptu, et qui fut fort applaudi suivant l'usage; le voici : Ain du Maréchal ferrant» Qu'il est doux pour les voyageuri* De trouver d'aimables buveurs» î C'est une vraie * béatitude. * Il y a Tci une faute que nous conservons par respect pour le texte de l'auteur; le pasj(a{;e qui suit le couplet fait voir d'ailleurs que nous ne faisons en cela que suivre son intention. 432 VARIÉTÉS. Entouré d\iii»*î l»r>n« enf.iiiU, M.1 foi, je pa«>ienii« cé^in^, Lîhre de toute inquiétude. Quatre jour» , Quinze jours. Trente jour*. Une année. Et bénirais ma destinée. Si je rapporte ce couplet, ce n'est pas que je le croie excel- lent, j'en ai fait, grâce au ciel! de merlleurs, et j'aurais relait celui-là si j'avais voulu ; mais j'ai préFéré de lui laisser sa tour- nure d'impromptu, afin que le lecteur convienne que celui qui, avec un comité révolutionnaire en croupe, pouvait s^ jouer ainsi 9 celui-là, dis-je, avait bien certainement la tête et le cœur d'un Français. Il y avait bien quatre heures que nous étions à table, et on commençait à s'occuper de la manière de finir la soirée; on allait faire une Ion(^e promenade pour aider la di^jestion , et en rentrant on ferait une partie de béte hombrée pour atten- dre le repas du soir, qui se composait d'un plat de truites en réser\'e, et des reliefs du dîner, encore très-désirables. A toutes ces propositions je fus obligé de répondre par un refus, le soleil penchant vers l'horizon m'avertissait de partir. Ces messieurs insistèrent autant que la politesse le permet, et s'arrêtèrent quand je leur assurai que je ne voyageais pas tout à fuit pour mon plaisir. On a déjà deviné qu'ils ne voulurent pas entendre parler de mon écot : ainsi, sans me faire de questions importunes, ils voulurent me voir monter à cheval , et nous nous séparâmes après avoir fait et reçu les adieux les plus affectueux. Si quelqu'un de ceux qui m'accueiUirent si bien existe enrore, et que ce livre tombe entre ses mains, je désire qu'il sache, qu'après plus de trente ans, ce chapitre a été écrit avec la plus vive gratitude. Un bonheur ne vient jamais seul, et mon voyage eut un succès que je n'aurais presque pas espéré. BONHEUR EN VOYAGE. tô3 Je trouvai , à la vérité , le représentant Prôt fortement pré- venu contre moi : il me regarda d'un air sinistre, et je crus qu'il allait me faire arrêter; mais j'en fiis quitte pour la peur, et après quelques éclaircissements, il me sembla que ses traits se détendaient un peu. Je ne suis point de ceux que la peur rend cruels, et je crois que cet homme n'était pas méchant; mais il avait peu de capacité , et ne savait que faire du pouvoir redoutable qui lui avait été confié : c'était un enfant armé de la massue d*Hercule. M. Amondru, dont je retrace ici le nom avec bien du plai- sir, eut véritablement quelque peine à lui faire accepter un souper où il était convenu que je me trouverais; cependant il y vint et me reçut d'une manière qui était bien loin de me satisfaire. Je fus un peu moins mal accueilli de madame Prôt, à qui j'allai présenter mon hommage. Les circonstances où je me présentais admettaient au moins un intérêt de curiosité. Dès les premières phrases, elle me demanda si j'aimais la musique. 0 bonheur inespéré! elle paraissait en faire ses dé- lices , et comme je suis moi-même très-bon musicien , dès ce moment nos cœurs vibrèrent à l'unisson. Nous causâmes avant souper, et nous fîmes ce qu'on appelle une main à fond. Elle me parla des traités de composition, je les connaissais tous; elle me parla des opéras les plus à lu mode, je les savais par cœur; elle me nomma les auteurs les plus connus, je les avais vus pour la plupart. Elle ne finissait pas, parce que depuis longtemps elle n'avait rencontré per- sonne avec qui traiter ce chapitre, dont elle parlait en ama^ teur, quoique j'aie su depuis qu'elle avait professé comme maîtresse de chant. Après souper elle envoya chercher ses cahiers ; elle chanta , je chantai, nous chantâmes; jamais je n'y mis plus de zèle, jamais je n'y eus plus de plaisir. M. Prôt avait déjà parlé plu- sieurs fois de se retirer qu^elle n'en avait pas tenu compte, et Of*) nuits sonnions comme deux lrom|ieUes le duo de In Fausse Magie .* Vous «ouvieiil-il du celle féle, quand il fit entendre l'ordre du départ. Il fallut bien finir; mais au moment où nous nous quit- tâmes, madame Pr6t me dit : « Citoyen, quand on cultive 0 comme vous les beaux-arts, on ne trahit pas son pays. Je V sais que vous demandez quelque chose à mon mari : vous B l'aurez; c'est moi qui vous le promets. > A ce discours consolant, je lui baisai la main du plus chuud de mon cœur; et effectivement dès te lendemain matin je reçus mon sauf-conduit bien signé et maf^ni&qiiement cacheté. Ainsi fut rempli le but de mon voyage. Je revins chez moi la tête haute; et, grùce ii l'harmonie, .cette aimable fille du ciel, mon ascension fiit retardée d'nn bon nombre d'années. POÉTIQUE. 433 XXIV. POÉTIQUE. Nulla placere diu, nec vivere carmina possunt, Quse scribuntiir aquae potoribus ! Ut maie sanos Adscripsit Liber Satyriii Fauniftque poetas, Vina fere dulces ohierunC mane Camœnœ. Laudibus arguitur vini vinosus Homerus, Ennius ipse pater nunquam, nisi potus ad arma, Prosiluit dicenda. ■ Forum putealque Libonis H Maudnbo siccis, adimam cantare severis. « Hoc simili edixit, non cessavcre poeUe Noctiimo certare mrro, piitere diurno. floR. Epist, I , XIX. Si j*ayoi$ eu assez de temps, j'aurais fait un choix raisonné de poésies gastronomiques depuis les Grecs et les Latins jus- qu'à nos jours, et je Faurais divisé par époques historiques, pour montrer l'alliance intime qui a toujours existé entre l'art de bien dire et l'art de bien manger. Ce que je n'ai pas fait, un autre le fera*. Nous verrons comment la table a toujours donné le ton à la lyre; et on aura une preuve additionnelle de l'influence du physique sur le moral. Jusqiie vers le milieu du dix-huitième siècle, les poésies de ce genre ont eu surtout pour objet de célébrer Bacchus et ses dons, parce qu'alors boire du vin et en boire beaucoup était le plus haut degré d'exaltation gustuelle auquel on eût pu parvenir. Cependant, pour rompre la monotonie et agrandir la carrière, on y associait l'Amour, association dont il n'est pas certain que l'amour se trouve bien. ' Voilà, si je ne me trompe, le troisième ouvrage que je délègue aux tra- vailleurs : 1® Monographie de TObésitc; 2" Traité théorique et pratique des Haltes de chasse; 3" Recueil chronologique de Poésies gastronomiques. W(î VAHiETIÏS. La découverte Ju nouveau inoniJe et les acquisitions qui en ont L'té la suite ont amené un nouvel ordre de choses. Le sucre, le café, le thé, le clincolut, les liqueurs alcooliques et tous les mélanges qui en résultent ont fait de la bonne chère un tout plus composé, dont le vin n'est jilus qu'un accessoire plus ou moins obli{;é; car le thé peut très-bien remplacer le vin à déjeuner '. Ainsi une carrière plus vaste s'est ouverte aux poëtes de nos jours; ils ont pu chanter les plaisirs de la table sans être nécessairement obligés de se noyer dans ta tonne, et déjà des pièces charmantes ont célébré les nouveaux trésors dont la gastronomie s'est enrichie. Comme un autre j'ai ouvert les recueils, et j'ai joui du partîim de ces offrandes éthérées. Mais, tout en admirant les ressources du talent et goûtant l'harmonie des vers, j'avais une satisfaction de plus qu'un autre en voyant tous ces auteurs se coordonner a mon système favori; car la plupart de ces jolies choses ont été faites pour dîner, en dinant ou après diner. ■ Les AnglaU et les HollaniLiia maiteent à déjeuner du pain, iln beurre, du polMnn, du jiimlion, îles o-iifii, et ne Ixiivenl prfttque Jam.tis que du tbé. POÉTIOLE. «7 J'espère bien que les ouvriers habiles exploiteront tu partie de mon domaine que je leur abandonne, et je me contente en ce moment d'offrir a mes lecteurs un petit nombre de pièces choisies au gré de mon caprice, accompagnées de notes très- courtes, pour qu'on ne se creuse pas lu télé pour cbercber ta raison de mon choix. CHANSON DE DËMOCHARtS KV FESTIN DE I>T;NIAS. Cette chanson est tirée du Voyage du jeune Anacharsis : cette raison sufBt.. BuToni, cIianton« fiaccbus. Il «e plail à noi dannei, il ae plaît il nos clianUjil élouRe l'egvie. In haine el le» fhagrinH. AuxGracPï «éilnisanies, aux Amoun enchanleun, il donna laDaiuancr. Aimons, buvons, chantons Bacchns. 1,'avenir n'eit point encore^ le préiient n'es) LientAt plus; le seul initant de h vie eut l'inilanl de la jouiuanrc. Aimons, liiivona, ohantona Bacvhus. Sages de noa foliet, riches de nos plaisirs, foulons aui pieds la tenc et sei vaines grandeura; el dans la douce ivreaae que dm mnmenis si lieani font couler dans nos âmes, BuTon», chantons Baccbus. ( Voyage dujtune Anacharait rn Crête, l. II, chap. S5.) 4:i8 VARIÉTÉS. Celle-ci est de Motin , qui , dit-on , fit le premier en France des chansons à boire. Elle est du vrai bon temps de Tivroj^nerie, et ne manque pas de verve. Air : Qne j*aime en tout temps la taverne ! Que librement je m'y gouverne ! Elle n*a rien d*égal à soi; J*y vois tout ce que je demande : Et les torchons y sont pour moi De fine toile de Hollande. Pendant que le cliaiid nous outrage. On ne trouve point de bocajje Agréable et frais, comme elle est; Et quand la froidure m y mène, Un malheureux fagot m'y plaît Plus que tout le bois de Vincenne. J'y trouve à souhait toutes choses; Les chardons m'y semblent des ro»es, Et les tripes des ortolans; L'on n'y combat jamais qu'au verre. Les cabarets et les brelans Sont les paradis de la terre. C'est Barchus que nous devons suivre ; Le nectar dont il nous enivre A quelque chose de divin, Et quiconque a cette louange D'être homme sans boire du vin , S'il en buvait, serait un ange. Le vin me rit, je le caresse; C'est lui qui bannit ma tristesse Et réveille tous mes esprits : Nous nous aimons de même force. Je le prends , après j'en suis pris ; Je le porte, et puis il m'emporte. Quand j'ai min quarte dessus pinte , Je suis gai, l'orrille me tinte, POÉTIQUE. 439 Je recule au lieu d'avancer : Avec ]e premier je me frotte , Et je fais , sans savoir danser, De beaux entrechats dans la crotte. Pour moi , jusqu'à ce que je meurt? , Je veux que le vin blanc demeure Avec le clairet dans mon corps. Pourvu que la paix les assemble : Car je les jetterai dehors , S'ils ne s'accordent bien ensemble. La suivante est de Racan , un de nos plus anciens poètes ; elle est pleine de grâce et de philosophie, a servi de modèle à beaucoup d'autres , et parait phis jeune que son extrait de naissance. A MAYNARD. Pourquoi se donner tant de peine? Buvons plutôt , à |>erdre haleine , De ce nectar délicieux, Qui, [)our rexcellencc, préi:ède Celui même que Gaiiymède Verse dans la coupe des dieux. C'est lui qui fait que les années Nous diu*ent moins que les journées. C'est lui qui nous fait rajeunir, Et qui bannit de nos pensées Le regret des choses passées Et la crainte de l'avenir. Buvons, Maynard, à pleine tasse. L'àçe insensiblement se |>asse. Et nous mène à nos derniers jours ; L'on a beau faire des prières. Les ans, non plus que les rivières. Jamais ne rebroussent leur cours. Le printemps, vêtu de verdure. Chassera bientôt la froidure. 440 VARIÉTÉS. La mer a son flux et reflux ; Mais , depuis que notre jeunesse Quitte la place à la vieillesse, Le temps ne la ramène plus. Les lois de la mort sont fatales Aussi bien aux maisons royales Qu*aux taudis couverts de roseaux; Tous nos jours sont sujets aux Parque.^ ; Ceux des bergers et des monarques Sont coupés des mêmes ciseaux. Leurs rigueurs, par qui tout s'efFace, Ravissent, en bien peu d^espace, Ce qu'on a de mieux établi, Et bientôt nous mèneront boire , Au delà de la rive noire, Dans les enux du fleuve d'oubli. Celle-ci est du professeur, qui Ta aussi mise en musique. Il a recule devant les embarras de la gravure , maigre le plaisir qu'il aurait eu de se savoir sur tous les pianos; mais, par un bonheur inouï, elle peut se chanter et on la chantera sur Tair du vaudeville de Figaro. • LE CHOIX DES SCIENCES. Ne poursuivons plus la gloire ; Elle vend cher ses faveurs; Tâchons d'oublier l'histoire } C'est un tissu de malheurs. Mais appliquons-nous à boire Ce vin qu'aimaient nos aïeux. Qu'il est bon, quand il est vieux! (bis,) J'ai quitté l'astronomie. Je m'égarais dans les cieux; Je renonce à la chimie, Ce goût devient trop coûteux. Mais pour la gastronomie Je veux suivre mon penchant. Qu'il est doux d'être gourmand ! (bis.) POÉTIQUE. 441 Jeune , je lisais sang cesse ; Mes cheveux en sont tout gri» : Les sept sages de la Grèce Ne m'ont pourtant rien appriii. Je travaille la paresse : C'est un aimable péché, Ah ! comme on est bien couché ! [bis,) J'étais fort en médecine, Je m'en tirais à plaisir : Mais tout ce qu'elle imagine Ne fait qu'aider à mourir. Je préfère la cuisine : C'est un art réparateur. Quel grand homme qu'un traitenr! (^<^*} Ces travaux sont un peu rude.s, Mais sur le déclin du jour, Pour égayer mes études, Je laisse aj)procher l'amour. Malgré les caquets des prudes. L'amour est un joli jeu : Jouons-le toujours un peu ! (Au.) J'ai vu naître le couplet suivant, et voilà pourquoi je Vai planté. Les truffes sont la divinité du jour, et peut-être cette idolâtrie ne nous fait-elle pas honneur. IMPROMPTU. Buvons à la truffe noire. Et ne soyons point ingrats ; ^ Elle assure la victoire Dans les plus charmants combats. Au secours < Des amours, ... ' Du plaisir, la Providence Envoya cette substance : Qu'on en ser\'e tons les jours. Par M. BoscARY de Villbplainb , Amateur dittingmf, et élève chëri du professeur. 56 442 VARIÉTÉS. Je finis pur une pièce de vers qui appartenait à la Médita- tion XXVI'. J'ai voulu la metti-e en musique, et n'ai pas réussi à mon QTé; un autre fera mieux, surtout s'il se monte un peu la tête. L'harmonie doit en être forte, et marquer au deuxième couplet que le malade expire. 1/ A GO. ME. Dans toiu mes wm, hclas ! faiblit la viv; Mon œit fil UTiie, et innii corpd sans chalru Louise pleure, ut celte tendre amie Des viaitejrs la iroupe fugitive A pris congé jiour ne plui revenir; Le docteur part et )e paiteur arrive ; Je veui prier, ma IJte s'y n^fu^i-. Je veux parler, et ne puis m'exprinier, Un tintement m'inquiète et m'akuie. Je ne sain quoi me parait voltigpr. Je ne vois plus. Ma poitrine opprc^Hee Va s'ëpuiser puur former un soupir : ]) errera sur ma bouche glarée P.ir le PnociiiSKL-i -devaul, p. 285<-t=, dont In gourmandise est historique , qui vous per- dîtes pour une pomme, que n'auriez-vous pas fait pour une dinde aux truffes? Mais il n'était dans le paradis terrestre ni cuisi- ni(TS ni confiseurs. Que je vous plains ! Bois puissants qui minâtes la superbe Troie, votre valeur passera d'âge en âge; mais votre table était mauvaise. Réduits à la cuisse de boeuf et au dos de cochon , vous ignorâtes tou- jours les charmes de la matelote et les déhces de la fricassée de poulet. fjue je vcms plains ! Aspasie, Chloé, et vous toutes dont le ciseau des Grecs éternisa les formes |)our le désespoir des belles d'aujourd'hui. LES PRIVATIONS. 447 jamais votre bouche charmante n'aspira la suavité d'une meringue à la vanille ou à la rose; à peine vous élevâtes-vous jusqu'au pain d'épice. Que je vous plains ! Douces prêtresses de Vesta, comblées à la fois de tant d'honneurs et menacées de si horrible» supplices, si du moins vous aviez goûté ces sirops aimables qui rafraîchissent l'àme, ces fruits confits qui bravent les saisons, ces crèmes parfu- mées, merveilles de nos jours ! Que je vous plains ! Financiers romains , qui pressurâtes tout l'univers connu , jamais vos salons si renommés ne virent paraître ni ces gelées succulentes, délices des paresseux; ni ces glaces variées, dont le froid braverait la zone torride. Que je vous plains ! Paladins invincibles, célébrés par des chantres gabeurs, quand vous aviez pourfendu des géants, délivré des dames, exterminé des armées , jamais , hélas ! jamais une captive aux yeux noirs ne vous présentîi le Champagne mousseux , la mal- voisie de Madère, les liqueurs, création du grand siècle; vous en étiez réduits à la cervoise ou au suréne herbe. Que je vous plains ! Abbés crosses, mitres, dispensateurs des faveurs du ciel; et vous, TempUers terribles, qui armâtes vos bras pour l'exter- mination des Sarrasins, vous ne connûtes pas les douceurs du chocolat qui restaure, ou de la fève arabique qui fiiit penser. Que je vous plains ! .Superbes châtelaines, qui, pendant le vide des croisades, éleviez au rang suprême vos aumôniers et vos pages , vous ne partageâtes point avec eux les charmes du biscuit et les délices du macaron. Que je vous plains ! W8 VARIÉTÉS. Et vous en6n, gastronomes de 1825, qui trouvez déjà la satiété au sein de l'abondance, et rêvez des préparations nou- velles , vous ne jouirez pas des découvertes que les sciences préparent pour l'an 1900, telles que les esculences minérales, les liqueurs, résultat de la pression de cent atmosphères; vous ne verrez pas les importations que des voyageurs qui ne sont pas encore nés feront arriver de cette moitié du glolie qui reste encore à découvrir ou à explorer. Que je vous plains! ENVOI AUX GASTRONOMES DES DEUX MONDES. Excellences! Le truvuil dont je vous fois lioinma{;[e a pour but de déve- lo])per à tous les yeux le§ principes de la science dont vous êtes rornement et le soutien. J*ofFrc aussi un premier encens a la Gastronomie, cette jeune ininiortelic, qui, à peine parée de sa couronne d'étoiles, s*élève déjà au-dessus de ses sœurs , semblable à Calypso , qui dépassait de toute la tête le groupe charmant des nymphes dont elle était entourée. Le temple de la Gastronomie, ornement de la métropole du monde, élèvera bientôt vers le ciel ses portiques immenses; vous les ferez retentir de vos voix , vous les enrichirez de vos dons ; et quand l'Académie, promise par les oracles, s'établira sur les bases immuables du [)laisir et de la nécessité, gour- mands éclairés, convives aimables, vous en serez les membres ou les correspondants. En attendant, levez vers le ciel vos Faces radieuses ; avancez dans votre force et votre majesté; l'univers esculent est ouvert devant vous. 57 450 tNVOI AUX GASTIlONO.Mi:S. Traviiiller., ICxcellences, prcrcssez peur le bien de lu scîenrc; HifTërez dans votre intérêt particulier; et si, dans le cours de vos travaux, il vous nrrive de faire c|uelque découverte impor- tante, veuillez en faire part au plus humble de vos serviteurs. TABLE DES MATIÈRES. PHYSIOLOGIE DU GOUT. • Introduction, par Alphonse Karr 1 Aphorismes du professeur 9 Dialogue entre l'auteur et son ami 11 Biographie 16 Préface .21 PREMIÈRE] PARTIE. MÉDITATION I. • Des Sens 27 1 Nombre des sens 27 2 Mise en action des sens 28 3 Perfectionnement des sens 31 4 Puissance du £^oût 33 5 But de l'action des sens 34 MÉDITATION IL Du Goût. . .' 37 6 Défmition du £fOiit 37 7 Mécanique du g[OÛt 30 8 Sensation du £foût 41 • Des saveurs • '. . 42 10 Influence de l'odorat sur le goût 43 11 Analyse de la sensation sur le goût 45 12 Ordre des diverses impressions du goût 47 1 3 Jouissances dont le goût est l'occasion 48 14 Suprématie de l'homme 49 15 Méthode adoptée par l'auteur 52 ^^)2 TABLE DES MATIÈRES. MÉDITATION III. De la Gastronomie «55 16 Origine des sciences 55 17 Origine de la gastronomie 5fi 18 Définition de la gastronomie 57 19 Objets divers dont s'occupe la gastronomie 59 20 Utilité des connaissances gastronomiques 60 21 Influence de la gastronomie dans les affidres Gâ 22 Académie des gastronomes 63 MÉDITATION IV. De l'Appétit 64 23 Définition de l'appétit 64 2A Anecdote 65 25 Grands appétits 68 MÉDITATION V. Section I. Des Auments en général 72 26 Définition 72 27 Travaux analytiques 72 28 Osmazôme 73 Principe des aliments 75 2» Règne végétal 76 Différence du gras au maigre \ . . 78 30 Observation [particulière 78 MÉDITATION VI. Section II. SI Spégiautés 81 32 § I•^ Pot-au-feu, potage, etc 82 33 § II. Du bouilli 83 34 § III. Volailles 84 35 § IV. Du coq d'Inde 86 36 Des dindoniphiles 87 37 Influence fmancière du dindon 88 38 Exploit du professeur 89 TABLE DES MATIÈRES. 453 39 § V. Du gibier 94 40 § VI. Du poisson. 98 Anecdote 100 41 • Muria, — Garum 101 42 Réflexion philosophique lOi 43 § VII. Des truffes 105 44 De la vertu erotique des trufles 106 Les truffes sont-elles indig[estes? 110 45 § VIII. Du sucre 113 Du sucre indigène 114 Divers usages du sucre 116 46 § IX. Du café. — Son origine 119 Diverses manières de faire le café 121 Effets du café 122 47 § X. Du chocolat. — Son origine 125 Propriétés du chocolat 128 Difficultés, pour faire de bon chocolat 130 Manière officielle de préparer le chocolat 1 32 MÉDITATION VIL 48 Théorie de la Friture 134 Allocution 135 §1". Chimie 136 § IL Application 137 MÉDITATION VIII. 4» De la Soip 140 Diverses espèces de soif 141 50 Causes de la soif 144 51 Exemple 145 MÉDITATION IX. 58 Des Boissons 148 Eau. 148 Prompt effet des boissons 149 53 Boissons fortes 150 454 TABLE DES iMATIÈRES. MÉDITATION X 54 Et épisodique sur la fin du monde 153 MÉDITATION XL 55 De la Gourmandise 15G Définitions L57 Avantagées de la (jourmandise 157 56 Suite L58 57 Pouvoir de la gourmandise 159 58 Portrait d'une jolie gourmande 161 Anecdote 162 Les femmes sont gourmandes 163 59 Effets de la gourmandise sur la sociabilité 163 60 Influence de la gourmandise sur le bonheur conjugal . . . 164 Note d'un gastronome patriote 166 MÉDITATION XIU Des Gourmands .' 167 61 N'est pas gourmand qui veut 167 Napoléon 167 Gourmands par prédestination 168 62 Prédestination sensuelle 169 63 Gourmands par état 172 Les financiers 172 64 Les médecins 173 65 Objurgation 175 66 Les gens de lettres 177 67 Les dévots 178 68 Les chevaliers et les abbés 180 m 69 Longévité annoncée aux gourmands 181 M. de Belloy, archevêque de Paris 183 MÉDITATION XIII. 70 Éprouvettes gastronomiques 184 I l'« série, 5,000 fr. (Médiocrité.). . 187 ReveiTU présumé : | 2"' série, 15,000 fr. (Aisance.). . . 187 ( 3"« série, 30,000 fr- (Richesse). . . 187 Observation générale 189 TABLE DES MATIÈRES. 455 MÉDITATION XIV. 71 Du Plaisir de la table 191 72 Orig;ine du plaisir de la table 192 73 Différence entre le plaisir de manger et le plaisir de la table. 193 74 Effets 194 75 Accessoires industriels 195 76 Dix-buitièine et dix-neuvième siècle 196 Esquisse 197 MÉDITATION XV. 77 Des Haltes de chasse 205 78 Les dames 207 MÉDITATION XVI. 79 De la Digestion 210 80 ln{]^estion 210 81 OfBce de l'estomac 212 82 Influence de la digfestion 215 MÉDITATION XVII. 83 Du Repos 219 SA Temps du re{>os 222 MÉDITATION XVIIl. 85 Du Sommeil 224 86 Définition 22i MÉDITATION XIX. Des Rêves 227 »7 Recherche à fiire 228 88 Nature des song;es 229 8» Système du docteur Gall . . . , 230 Première observation 230 Deuxième observation 231 Résultat 234 90 Influence de l'âge '. 234 46S TABLE DES MATIÈRES. 91 Phénomènes des song;es 23i Première observation 235 92 Deuxième observation 235 93 Troisième observation 236 MÉDITATION XX. 94 De l'influence de la Diète sur le Repos, le Sommeil et LES Songes 239 95 Effets de la diète sur le travail 239 96 Effets de la diète sur les rêves 24 i 97 Suite 241 98 Résultat. . 242 MÉDITATION XXI. 99 De l'Obésité 244 100 Causes de l'obésité 249 101 Suite 250 102 Suite 251 103 Anecdote 252 104 Inconvénients de Tobésité % . . 253 105 Exemples d'obésité 254 MÉDITATION XXII. 106 Traitement préservatif ou guratif de l'Obésité 257 107 Généralités 258 108 Suite du régime 262 109 Danger des acides 2G2 110 Ceinture antiobésiquc 205 111 Du quinquina 26G MÉDITATION XXIII. De la Maigreur 2G8 112 Définition 208 Espèces 268 113 Effets de la maigreur 269 114 Prédestination naturelle 270 115 Régime incrassant 270 TABLK DES MATIÈRKS. 457 MÉDITATION XXIV. Du Jeune 274 115 Définition -. . 274 Origine du jeûne 274 117 Gomment on jeûnait 276 118 Origine du relâchement 278 MÉDITATION XXV. 11» De l'Épuisement 281 Traitement 281 120 Cure opérée par le professeur 282 MÉDITATION XXVI. 121 De la Mort 285 MÉDITATION XXVII. 122 Histoire philosophique de la Cuisine 289 123 Ordre d'alimentation 290 124 Découverte du feu 292 125 Cuisson 292 126 Festins des Orientaux. — Des Grecs 295 127 Festins des Romains 298 128 Résurrection de Lucullus 301 129 Lecti'Sternkim et Incubiiatium 303 130 Poésie 305 131 Irruption des barbares 306 132 Siècles de Louis XIV et de Louis XV 310 133 Louis XVI 314 134 Amélioration sous le rapport de Fart 314 135 Derniers perfectionnements • 316 MÉDITATION XXVIII. 136 Des Restaurateurs 318 137 Établissement 319 138 Avantages des restaurants 320 139 Examen du salon 322 58 4")« TAULE Di:S MATIÈRES. liO Inconvénients 32i Ul Émulation ; . . . . 32i U2 Restaurateurs à prix fixe 325 U3 Beauvilliers 327 144 Le gastronome cliez le restaurateur 328 MÉDITATION XXIX. La Gourmandise classique mise en action 330 U5 Histoire de M. de Borose 330 14C Coité(;e d'une liérititre 342 MÉDITATION XXX. ROL'Ql'ET 3ii 147 Myfliologie fjastronomique 344 SECONDE PARTIE I Transition 353 VARIÉTÉS. I. L'omelette du cure, . . . • 357 I Préparation de l'omelette au thon 360 i Notes théoriques pour les préparations 361 ' II. Les œufs nu jus 362 ' m. Victoire nationale 363 * IV. Les ablutions 369 I V. Mystification du professeur et défaite d'un général. . 371 I VI. Le plat d'anguille 375 VII. L'asperge 378 VIII. Le piège 379 IX. Le turbot 383 X. Divers magistères restaurants , par le professeur, im- provisés pour le cas de la Méditation XXV 388 XI. La poularde de Bresse 392 XII. IjC faisan 394- TABLE DES MATIÈRES. 459 XIII. Industrie gastronomique fies l'untjres 398 XIV. Autres souvenirs (Fémiijration 402 Le tisserand 402 L'aflFamé 404 Le Lion d'arg;ent 4(^5 Séjour en Amérique 405 Bataille 406 XV. La botte if asperges 410 XVI. De la fondue 411 Recelte de la fondue 413 XVII. Désappointement ' 413 XVIII. Hffets merveilleux (f un (liner classupte 415 XIX. Effets et dangers des liqueurs fortes 416 XX. Les chevaliers et les abbés ^ 417 XXI. Miscellanea 421 XXII. Une journée chez les Bernardins 423 XXIII. Bonheur en voyage 429 XXIV. Poétique 435 Chanson de Déinocharcs au f.'stin de Dénias 437 Chanson de Motin \ . . . 438 Chanson de Racan à ^Liynard 439 Le Choix des sciences, chanson par le professeur. . . 440 Impromptu y p.ir M. Boscary de Villepîaine 441 V Agonie y romance physiologique, par le professeur. . 442 XXV. M, Henrion de Pansey 443 XXVI. Indications 444 XXVII. Les privations, — Elégie historique 446 Envoi aux GASTnoNO.MES des deux mondes 449 FIN DE LA TABLE. Paiis. — Typo{irnpln(> de Henri Pion, imprimeui* cir l'Empereur, 8, rue Garnncière. •\.